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Port-au-Prince le 30 juin 1991

 

 

Chers amis,

Me voici après plus de dix ans d'absence de retour dans mon cher Haïti, pour une visite qui déjà s'achève! Souvent des amis m'avaient appelés. En vain. Puis subitement, comme si le tambour s'était mis à battre - ah ,1e tambour des nuits haïtiennes -,je ressentis comme une nécessité intérieure de traverser la mer. C'était l'époque encore toute proche, où le mouvement Lava-las, le torrent impétueux, porta à la présidence de la République Titid , 1'espoir des pauvres, dont le symbole, le coq-qualité , fleuri sur les murs de la capitale et partout d’ailleurs, jusque dans les mornes les plus reculés . Avais-je des comptes à rendre avec le pays ? Des questions à poser? Peut-être. Mais il s'agissait plutôt, me semble-t-il , d'une longue histoire d'amour.

Ma première sortie fut pour sœur G., une amie haïtienne à qui je dois tant, depuis le jour de notre rencontre au carnaval de Port-au-Prince en 1977.

Rapidement la discussion pris un tour politique et je sentis la tension

monter. "Tu as eu le temps d'apprendre la situation du pays, mais il faut que tu saches que les étrangers sont intoxiqués par la propagande de Titid". Ses paroles frappaient comme des projectiles d'acier et je sentis un mur se dresser entre nous. "On n'entend plus que lui, poursuivit-elle, alors qu'il n'y a rien à attendre d'un homme qui n'a qu'un mot à la bouche: peuple. Le peuple qui a brûlé l'ancienne cathédrale, le peuple qui s'en est pris honteusement au nonce et qui aurait massacré notre archevêque s'il n'avait pas réussi à se cacher, le peuple qui détruit, qui déchouque sans égard pour rien, qui se croit tout permis..." Je tombai des nues. D'où lui venait tant de violence et pourquoi son regard négatif et accusateur? J'avais cru comprendre dès mon arrivée, à travers quelques mots aigre-doux échangés entre eux et des remarques complices à table, que les prêtres blancs pensent la même chose. Avec moins de haine peut-être.

L’après-midi, dans la montée de delmas, je cherche Marylène mon ancienne gouvernante de Laborde. ‘’Vous la trouverai au numéro 73, près de l’église du pasteur Néré’’, m'avait-on dit. Je vais et viens et me renseigne de mon mieux.

En vain . A défaut de Marylène - je la verrai plus tard - ,je découvre

la misère de cet immense quartier ou les abris de fortune s’entassent les un sur les autres comme ont le vie dans tous les bidonvilles des cités géantes du tiers-monde.

Comment tant de gens peuvent-ils vivre dans des abris aussi insalubres , entassés les uns sur les autres, dans la poussière et le soleil de cette après-midi de juin? Au retour, près du port, l'odeur du marché m'étouffe.

Fond des blancs , le 7 juin. Nous traversons le village jusqu' à l'école et l'hôpital en construction . Pourquoi un tel hôpital ici? Est-ce bien utile dans les circonstances actuelles? Il faudra trouver des médecins qui acceptent de travailler dans cette zone reculée du pays. Des infirmières aussi. Et qui payera? Hier soir Pascal, un jeune coopérant ,mettait en cause une telle pratique de développement. Ernest se sentit agressé.

Vers midi Minerve se présente avec ses deux filles: Myriam, 9 ans et Sophonie,7 ans. Je la reconnais à peine tant elle a vieilli prématurément. "J’ai passé par toutes sortes de misères, raconte-t-elle. Sonel, est mort ". Sonel , c'est son mari. Plus tard elle me montra sa tombe, tout près de l'église. Une belle tombe. "Je l'ai louée ", avoue-t-elle avec honte. Pauvre Minerve! Elle était si belle autre fois. "Monsieur Jean dit qu'il est mort du sida" , poursuit-elle.

"Et toi, demandai-je, qu'en penses-tu?"- "Je ne crois pas: il n'avait pas la diarrhée ni des boutons dans la bouche". Et elle, de quoi souffre-t-elle? Si Sonel avait le sida, elle est certainement séropositive, ses filles aussi.

Nous évoquons des souvenirs de Baradères...

Pascal est ici chez lui. Il nous montre les puits qu'il a creusé un peu partout. Autant de points vitaux où les gens se retrouvent, joyeux. Jusqu'à Chacha la végétation est luxuriante. Comme une oasis. Plus loin vers la mer les mornes se couvre de bayahondes. Je redécouvre les fleurs, les arbres, les oiseaux.

Le 9 juin, c'est la fête à Frangipane avec les baptêmes et la Première Communion. La chapelle est trop petite pour contenir tout le monde. Il fait chaud, très chaud . J'observe les gens appuyés aux fenêtres carrées: comme on les voit sur les peintures. Le plain-chant créole s'épanouit, guttural et criard, au rythme des tambours et d'une contre-basse. J'admire 1'accordéoniste. Leur musique me va droit au cœur.

Le soir, je lis La montagne ensorcelée de Jacques Roumain. L'histoire se passe au temps de l'occupation américaine, dans un village accroché au flanc d'une montagne, un village pauvre, battu par la sécheresse, mais riche de tous les mystères de la vie. "Est-ce que le Blancs travaillent aussi? se demande Désilus, l'un des personnages du roman. Déjà en Guinée le nègre haïtien peinait et le blanc le menait. Il y a cent ans on les avait f. à la mer à coup de fusil dans le c. Mais les voici revenus, ces fils de chiens de blancs américains". Je remarque aujourd'hui le même sentiment anti-américain. Même sur les murs de la capitale.

Enfin, je retrouve L. avec sa fille adoptive. Il nous faut un long temps pour reprendre le dialogue interrompu pendant plus de dix ans. Certes, il y avait les lettres, mais des malentendus s'étaient dressés entre nous, comme des murs. Peu à peu la confiance renaît. "Te souviens-tu de nos voyages à Marc Eric et sur la Côte, de la boue de Pliché et du mombin de Cavaillon? Elle était alors responsable des centres de nutrition dans la région des Cayes. Aujourd'hui elle est infirmière, seule ou presque seule sur son lieu de travail à soutenir Titid. Tous continuent les pratiques d'avant et cherchent à tirer profit de la situation. Le ministre de la santé a changé, mais le personnel ancien reste en place, à la base et dans les structures intermédiaires. Il est impossible de remplacer tout le monde. Comme il est difficile de gouverner après trente ans de dictature! -"Trente ans? Demande L.. Ne serait-il pas plus juste de dire que 1’oppression existe depuis toujours? Quel gouvernement a jamais eu à cœur, comme celui de Titid, de respecter le peuple?"

Beauté étincelante de l'île. Ce matin la mer de Miragoane s'étale douce et lumineuse, presque irréelle, à peine éclairée par le soleil qui se lève parmi la brume et quelques nuages. Beauté tragique cependant, car de partout s’élève la clameur des hommes.

Plusieurs fois nous nous sommes retrouvés chez L. au cours de notre jour périple. Un jour elle me raconta l'incendie du marché Hippolyte à Port-au-Prince. ‘‘ Titid se trouvait alors dans sa famille à Port-Salut. Dès que la nouvelle lui parvient, il se rendit sur les lieux. On le vit prendre un peu de cendres dans ses doigts, puis les porter à la bouche. Il voulait goûter toute l'amertume de la situation. L' eau coula dans ses yeux. Et ses ennemis osent prétendre que c'est lui-même qui a provoqué l'incendie!"

 

Laborde du 12 au 17 juin. La route du sud est infiniment chargée de souvenirs: la forêt de Fond des nègres, la descente sur Aquin, la baie de Saint-Louis, le morne Saint-Georges, Cavaillon, puis 1' approche de la plaine du Sud. Mon cœur se resserre au carrefour des Quatre-Chemins, quand l'odeur de la guildive, toujours la même, me prend. Il n'y a plus. Il n'y a plus sur la longue "avenue" qui descend en ville les montagnes de nuage que soulevait autrefois chaque voiture. Tout est asphalté à présent. Je reconnais la Grande rue et le Sacré-cœur, la cathédrale, le marché aux poissons et plus loi le warf et l'appel de la mer... L’évêché a fait peau neuve, mais il est devenu inhospitalier et vide, dit-on. Pire qu'au temps de monseigneur Angénor.

La route de Laborde est pénible. Je salue au passage l'endroit où habitait Cénie Fanfan, ma filleule de mariage. Elle est morte, m'avait appris L. Que sont devenus ses enfants et son mari? Nous passons devant l'usine électrique. Plus loin, la sucrerie. Elle est en arrêt. "A cause de la mauvaise gestion, m'explique-t-on; tous les travailleurs sont en chômage". Je pense à Belzor, l’animateur de l'église à Laborde, à bosse Calixte et à tant d'autres qui y trouvaient ne fut-ce qu'un maigre salaire. ‘‘Et les plantations

de canne, que deviennent-elles, s'il n'y a plus de fabrication de sucre?’’ – ‘ ‘ ‘‘Elles ont diminué’’. Le petit reste sert à distiller le clairin. Je n'ai pas osé m'arrêter au marché de Kans ni embrasser la terre à l'approche de mon ancienne paroisse... Encore quelques virages à angle droit - un tracé géométrique qui remonte au temps de la colonie - et nous abordons la longue ligne droite qui mène à l'église. Qui fut mienne pendant trois ans! Les vieux tamarins sont toujours là à l'entrée de la cour. Les manguiers aussi et l'allée majestueuse des palmistes: comme ils ont poussé depuis mon départ! Le prêtre haïtien qui dirige le projet de développement est absent.

Marie-Claude, la cuisinière, et Souze, 1'agronome, nous accueillent. Je ne connais personne et pourtant je me sens chez moi. Demain, quand les gens auront appris ma présence ils viendront me voir. Ce sera le défilé des pauvres: Jessé, de Picot, le légendaire Lamartine, un nègre de petite taille , toujours pieds nus et mal rasé que connaissent tous ceux qui ont passé par ici - "Ah, mon Père, il fallait que je vienne vous saluer, même si je n'ai plus rien à faire dans la cour", dit-il avec beaucoup de peine - ,Jean Bart, l'aveugle de Gallay dont l'âge semble s'être arrêté autour de quatre-vingt ans, Sylvio Cadet, Elmondo, Fanfan qui donna la terre où fut creusé le premier puits et où coula la première eau le jour de 1' Annonciation 1976, Delins , Jean-Robert et tant d'autres

dont je revois les visages un à un.

Sur le chemin de Taïllevan les anciens nous regardent, nous observent.

Quels sont ces blancs qui se promènent par là? Des Américains? Quand ils me reconnaissent, c'est l'explosion de joie. Leurs noms se sont effacés de ma mémoire. Les jeunes étaient alors trop jeunes; ils ont grandi. D'autres ont vieilli. Moi aussi, j'ai viei1li. Madame Martino accourt et m'étreint avec ses bras tout noirs. Nous échangeons quelques mots. Peu à peu les souvenirs reviennent. Oui, c'est vrai, je l'avais autrefois engagée dans la catéchèse, mais c'était à la fin de mon séjour. Nous n'avions pas eu le temps de bien nous connaître. Elle nous invite à la maison. Des enfants nous entourent, les siens et ceux du voisinage. Son mari est en train de vanner le mais, "Ah, mon Père, la récolte n'est pas bonne", fit-i1. Nous nous présentons: Pascal, Irène et moi. Elle nous montre dans l'unique pièce de la maison son enfant, le tout dernier, qu'elle eut du mal à mettre au monde. On le voit, sa tête est mal formée et le corps, malingre. Il dort tout nu sur la natte. "J'ai failli mourir dans 1'accouchement, explique-t-elle. Et depuis, il m'a fallu passer plusieurs fois à l'hôpital. Ça m'a coûté plus que nous n'avions. Nous avons vendu une terre. Maintenant nous n'avons plus rien". Après un moment passé chez elle - "vous

m'excuserez de ne rien pouvoir vous offrir, fit-elle, toute gênée -

elle nous emmène à travers l’habitation. Presque toute sa famille habite la.

'’Te souviens-tu de Grapillaye? me demande-t-elle. Oui, tu le connais, c'était ton ami... A mesure qu'elle évoque le passé, ses traits émergent de 1'ombre. Pendant que nous creusions le puits, c'est lui qui un jour avait demandé: "là, au fond, où coule l'eau, y a-t-il des habitants?"

Au carrefour, près du mappou, c'était le rassemblement du village, a la fin du jour. Des groupes discutaient à l'ombre des arbres. D'autres s'affairaient autour d'une table de borlette. La passion du jeu! Quelques uns avaient visiblement trop bu. C'est là qu'habitait Madame Martino avant son mariage, je m'en souviens. Un peu plus loin, c'est la fontaine et la pompe à godets que Pascal avait installée: tout le monde le connaît. L'endroit est plein de vie, comme toujours, autour des points d'eau. Le soir descend lentement, à mille lieu de toute agitation. Je rêve. Comme je rêverais demain sur la route des chapelles où j'allais régulièrement, dans la boue ou le soleil, pour le rassemblement des communautés.

Ce samedi matin se réunissent les ti-légliz - c'est ainsi qu'on appelle en créole les communautés de bas. Ils sont nombreux, une vingtaine, les représentants des divers groupes de la paroisse. "Chaque mois nous nous retrouvons ainsi pour faire le point", m'expliquent-ils . Ils terminaient le commentaire d'un passage de saint Paul quand je suis arrivé. Je remarque un visage connu. Ils sont tous jeunes. La jeunesse de l'Eglise! Seuls Yolaine et Nerva se souviennent de moi. Ils prennent la relève, me semble-t-i1, de ce que j'avais connu à Baradères et qui s'était levé comme un feu au temps du Père Gouello, avec des accents nouveaux qui leur viennent de la théologie de la libération. Adrien, le responsable, m'explique qu'ils sont des malheureux, la plupart analphabètes. "Nous n'avons rien à attendre des autres. Il nous faut nous-mêmes prendre notre destin en main, réfléchir sur les abus et la corruption, faire reconnaître nos droits, ceux de l'homme, et lutter pour plus de justice et de fraternité". C'est le même combat que celui auquel appelle Titid. Je pensais au discours inaugural du 7 février 1991: "La démocratie en Haïti veut dire justice", avait-il dit.

La discussion rapidement tourna autour de l'esclavage que les conquérants blancs ont apporté avec eux. "L'année prochaine, en 1992, vous allez fêter Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde. Or que s'était-il passé? A peine les Espagnols eurent-ils débarqué et planté le drapeau que le notaire déclara que les nouvelles terres appartenaient au roi Ferdinand et à la reine Isabelle: tout cela sous l’œil ébahi des Indiens qui n'y comprenaient rien. Alors commença l'exploitation la plus honteuse que l'histoire ait jamais connu. Ils allaient jusqu'à prier Dieu de leur faire trouver le plus d'or possible. Pour sa plus grande gloire, il va de soi". J'étais étonné de leur réflexion. Et Adrien de poursuivre : Si vous êtes prêts a reconnaître les faits et a

demander pardon, alors peut-être pourrons-nous danser ensemble". Pour la première fois j'étais confronté à une telle analyse. Je savais les crimes des conquistadores, mais à mes yeux, Christophe Colomb dont j'avais lu les récits de voyage demeurait au-dessus de tout soupçon. Il me fallut leur répondre. En un instant je pris la mesure des événements." Vous avez raison, leur dis-je, et je vous remercie de m'avoir permis de relire cette partie de l'histoire la vôtre, avec la lumière de votre regard... " Alors me revint en mémoire que je n'avais pas vu la statue de Christophe Colomb près du port, lors de mon premier passage, le soir même de mon arrivée. "Elle a été déboulonnée et jetée à la mer", m'expliqua Yolaine plus tard. Je tombai de haut, moi aussi. Alors se brisa en moi l'image du rassembleur de terres, de l'aventurier de la mer océane que chantait Paul Claudel et qui m'avait enchanté à certaines heures.

Je commence à fredonner Samba, sa fè -m mal ô, l'un des succès du carnaval 199O qui raconte à sa façon la détresse du peuple et se moque du pouvoir des dictateurs. Peu à peu des lueurs d'espoir s'allumèrent dans mon cœur. "Avec Titid nous vaincrons", disait la cuisinière de Laborde. je n'ai jusqu'à présent entendu aucun paysan dire autre chose.

Le soir orangé descend sur la mer des Nippes , tandis que nous approchons de Paillant où demeure L. Le peuple de Laborde et les ti-légliz continuent de m'interpeller pendant le voyage dans le Nord. Depuis des mois Maurice m'avait offert un livre sur la théologie de la libération. II est temps maintenant de l'ouvrir. Je découvre que l'Eglise d'Amérique Latine compte sur nos Eglises d'Europe et qu'il est important à leurs yeux que nous nous rendions compte de la dimension internationale et politique du sous-développement. La libération ne pourra pas se faire sans nous. Le problème du déséquilibre Nord-Sud, explique Leonardo Boff, ne se pose pas en termes d'aide, mais de justice, car les relations actuelles violent les droits fondamentaux des nations et les maintiennent par la violence dans des modèles qui impliquent le sous-développement , bien qu'ils occultent tout cet injuste mécanisme sous le manteau du progrès et du resserrement des relations amicales. Ils sont capables de tromper les Eglises chrétiennes et de désarmer l'intelligence des théologien.

Titid a bien compris cela. Il sait que l'argent corrompt les cœurs et les structures. Il sait aussi que la solution ne viendra pas du dehors, mais du dedans. "You sèl nou fèb, ansan –m nou fo, ansan -m nou se lavalas", ce qui veut dire : Si chacun tire de son côté, nous sommes faibles ; ensemble nous sommes forts, ensemble nous formons un torrent". Tel est le slogan qui entend mobiliser les ressources humaines. Et déjà partout sur les murs fleurit l'emblème du nouveau pouvoir: le coq. "Oui, il chantera, le coq", répètent tous ceux que j'interroge à ce sujet, pour annoncer la victoire du peuple. Il est vrai, ce qui compte pour Titid, ce n'est pas sa vie, mais celle de son peuple en danger.

 

La base de la prédication des premiers dominicains est le sermon que prononça Antonio de Montesinos vingt ans après la conquête et que rapporte Barthélemy de las Casas: "Vous êtes en état de péché mortel ; vous y vivez et vous y mourrez, en raison de la cruauté et de la tyrannie que vous exercez contre ces innocents. Dites au nom de quel droit et de quelle justice tenez-vous ces Indiens dans tant de cruelles et horribles servitudes?.. Vous les maintenez opprimés et épuises ... Vous les tuez, pour en tirer chaque jour plus d'or .. N'êtes-vous pas tenus de les aimer comme vous-mêmes? N'entendez-vous pas cela? Comment soutenez-vous un tel sommei1, endormis, léthargiques?". Et Guttierrez de remarquer à propos de ce sermon que "la dénonciation prophétique met en question un ordre social qui est fait pour servir les intérêts des grands de ce monde et qui rend légaux le dépouillement et la mort du pauvre".

"Nous sommes des malheureux", disait Adrien. Tel est le fait brutal que personne ne peut ignorer, même s'il ne fait que traverser une seule fois le marché de Port-au-Prince. Comme elle est inhumaine la capitale avec les conditions de vie inacceptables, la vie chère, le manque absolu d'hygiène, le chômage, l’analphabétisme.

Or devant cette situation que proposons-nous? La construction de routes, d'hôpitaux, de puits...tout cela qui est utile et souvent nécessaire, mais qui laisse les paysans - nous nous en rendons compte aujourd'hui, après plus de vingt-cinq ans de projets de développement - dans une situation de misère qui, loin de s’améliorer, s'aggrave d'année en année. Au fond, les projets de développement sont le plus souvent nos projets d'occidentaux, avec notre logique du progrès qui vise à faire du peuple pauvre un peuple semblable au nôtre, alors que nous en voyons toujours mieux les limites et les méfaits chez nous.. Plus grave: avec cette mentalité qui ne mène à rien se désagrège en même temps ce que Haïti et bon nombre d'autres peuples possèdent en propre: la danse, le rire, le goût de la fête, 1'hospitalité, la chaleur humaine, un certain sens de la solidarité.

"On ne devient pas révolutionnaire par la science, mais par 1'indignation", a écrit Merleau-Ponty ou, ajouterai-je, pour avoir reçu le choc du tiers monde. Beaucoup cependant ont reçu, ce choc, et continuent d'agir comme avant, en conservateurs de l'ordre ancien. Il leur manque une analyse de la réalité qui mette en lumière les mécanismes générateurs de la misère. Car il ne s'agit pas en dernière analyse d'améliorer tel ou tel aspect de la vie économique ou culturelle, mais de changer le type des rapports humains ou, ce qui revient au même, de promouvoir la libération totale de 1'homme. Malheureusement la plupart des Pères étrangers semblent incapables de réagir. Alors le fossé se creuse, et l'incompréhension avec le jeune clergé indigène.

Flânerie dans les rues du Cap-Haïtien où les Pères de Saint-Jacques nous accueillent chaleureusement. Découverte aussi de la baie de Labadie. La mer incomparablement bleue, comme le bleu de Chartres. Au fond, le village, un village de pêcheurs , propre , aux belles maisons. Il faut y aller en chaloupe. Les gens paraissent y vivre à l'aise grâce à la pêche.

Las Casas a ce mot étonnant: "… Dans les Indes j'ai laissé Jésus-Christ notre Dieu qu'on flagellait, affligeait, souffletait et crucifiait, pas une fois, mais mille fois, du fait des Espagnol qui ravagent et détruisent ces gens, leur volent l'espace de leur conversion et de leur pénitence , leur ôtant la vie avant l'heure'’ Seuls peuvent comprendre ceux qui découvrant dans l'Haïtien d' aujourd'hui le pauvre de l'Evangile.

Je ne peux oublier Don Fragoso , évêque de Cratéus dans le Nordeste , au brési1, disant lors d'une conférence à Metz que "ce que nous attendons de vous ce n'est pas de 1'argent, mais le respect et l'estime que l'on doit à 1'autre". L'autre, je ne peux que le découvrir humblement, dans sa fragilité qui résiste à toute tentative de mainmise et de saisie, car il est différent des forces de la nature. Son regard, comme dit si bien Lévinas, qui m’interdit la conquête renvoie au Tout-Autre, à l'Infini, sur qui je n'ai pas de prise parce qu'il s'offre dans "la totale nudité de ses yeux sans défense, dans la droiture et la franchise absolue de son regard".

Le samedi 22 juin nous sommes montés à la citadelle de Millot.

L'une des merveilles du monde, dit-on. Avec raison. Tel un puissant faucon, elle avance dans la mer du ciel et nous emporte d’un coup d'aile à l'époque héroïque de la fondation de la République. Mais déjà elle signait la division du pays: Christophe contre Pétion.

J'étais heureux de m'asseoir sur le rocher au milieu de la cour intérieure - il scelle, paraît-i1, la tombe mystérieuse du roi – et de regarder alentour : "...Pas un palais. Pas un château fort pour protéger mon bien-tenant, proclame le héros de la tragédie du roi Christophe. Je dis la citadelle, la liberté de tout un peuple… Voyez, sa tête est dans les nuages, ses pieds creusent l'abîme, ses bouches crachent la mitraille jusqu'au large des mers, jusqu'au fond des vallées, c'est une ville, une forteresse, un lourd cuirassé de pierre..."

Il fallait le souffle épique d’Aimé Césaire pour chanter ainsi. Visite ce lieu inspiré dans le silence et le respect : qu’une longue file ininterrompue de Haïtiens.

IlS rêvent de grandeur et de liberté, comme avaient rêvé leurs ancêtres.

En traversant les rues du Cap, j'eus une fois de plus l'impression que deux civilisations se chevauchent ici sans pouvoir se rejoindre. En fait il ne s'agit que d'une seule, celle de Haïti que harcèle non pas une autre - celle de l'Occident -, mais les retombées toxiques de celle-ci que nous appelons le progrès, la voiture, 1'électricité, un certain ses de la réussite individuelle, la course à 1'argent ... Alors que reste-t-il de l'âme haïtienne?

De retour à Port-au-Prince, je repense à Charles Wunderlich, missionnaire en retraite originaire de mon pays et qui vit au Cap avec sa famille d'adoption, dans une maison proche de l'Ermitage des Pères de Saint-Jacques: il passe ainsi ses vieux jours en pleine réalité haïtienne, avec les joies et les mille misères de la vie. Au repos de midi le Père B. me raconte les trente années qu'il a passées à Côtes de Fer: honneur à lui et aux autres "héros" anonymes qui ont passé leur sans tambour ni trompette loin du confort et des routes, à des heures et des heures de toute ville, et qui ont témoigné du mieux qu'ils pouvaient que l'invisible s'est fait proche de nous, qu'il est à prêtée de main, qu'il est au-dedans de nous alors que nous le cherchons si souvent au-dehors.

 

"Si nous étions Indiens, nous verrions les choses autrement", répondait Las Casas aux théologiens qui justifiaient les exaction, commises par les conquistadores. "Voilà une reconnaissance ferme de 1'altérité, commente Guttierez, et un refus de l'intégration par assujettissement et absorption".

La dernière semaine je l'ai passée avec Pascal et sa maman à Baradères, pour retrouver le peuple auquel je fus mêlé deux ans durant et celui qui gisait assassiné près de l'autel, dans la chapelle de Têt Dlo le jour de Noël 1979, Louisjeune, sur qui les vieux parents continuent de veiller fidèlement.

Mais Baradères est en deuil. Le curé, Bertoni, s'est tué dans un accident de voiture, alors qu'il venait défaire à Port-au-Prince 1 achats pour la fête des saints Pierre et Paul, les patrons de la ville. C'était l'un des jeunes prêtres-il avait trente-cinq ans -passionnés par la mission auprès des plus démunis, les "malheureux", comme on dit là-bas. Vraiment le sort s'acharne contre Baradères. Nous pensions vivre la fête; c'est la mort qui vint à notre rencontre. Partout ce sera la consternation.

Sur les hauteurs du morne, peu après la dernière chapelle de Cavaillon, je retrouve le désert de pierre qui m'avait tant frappé autrefois quand je passais à moto. Puis à mesure que le chemin descend, la plaine s'ouvre, vaste et plantureuse, semblable dans mon imaginaire à ce que devait être la Terre Promise pour la horde juive que traînait Moise à travers le désert du Sinaï. On se croirait dans un paysage du douanier Rousseau.

Le jeudi 27 juin, nous marchons vers Têt Dlo, Pascal, Pénal, un associé de Pascal dans le projet d'eau, et moi. La rivière qu'il nous faudra sans cesse traverser à gué chante par endroit. Tout le long des cocoyers, des bananiers et des véritables en abondance. Une grande paix paraît régner partout et les enfants s'amusent dans l'eau. "Un vrai paradis", dis-je. Oui, remarqua Pénal, un paradis que tous veulent fuir". Evidemment tant de raisons font que les gens souvent sans terre préfèrent les bidonvilles de la capitale, comme partout dans le tiers-monde, à la vie simple de la campagne. La condition de paysan leur semble dérisoire, sans avenir par rapport aux illusions de la vi1le. "Comment comprends-tu la mort de ton oncle"? demandai-je à Pénal – Louis jeune était le frère de la maman de Pénal - alors que je venais d'expliquer qu'à mon avis elle se situait dans le contexte d'alors où l'état s'en prenait aux communautés chrétiennes. Il fallait détruire les groupements éviter les prises de conscience politiques et permettre aux tontons de quitter leurs repères. L'un des premiers actes de l'autorité fut l'arrestation de Sauveur, le soir même de mon arrivée à Baradères. Louis jeune qui était à la tête du groupement de Têt dlo eut à son tour à subir les attaques des forces réactionnaires. Les vagabonds - un mot qu'on utilise facilement en créole - se sentirent forts. Ce sont eux qui organisèrent par manière de provocation un bal à côté de la chapelle, la nuit de Noël, et cherchèrent à semer le désordre. "C'est bien cela, répondit Pénal ; on peut penser qu'il s'agissait d'une affaire politique qui visait à écraser toutes les formes de conscientisation. Et le député qui se sentait attaqué fit tout ce qu'il fallait pour que les assassins soient arrêtés. Afin de se disculper et de pouvoir dire: voyez, j'y suis pour rien, les assassins sont en prison. Ils furent en effet arrêtés. Mais où sont les vrais coupables?

 

Voici la chapelle. Je me recueille là où gisait le corps de Louis jeune. N'est-i1 pas un martyre poignardé sur le lieu même de sa mission? Je dis à ceux que nous saluons sur notre route: "Maintenant vous avez deux protecteurs au ciel: Louis jeune et le Père Bertoni".

Bertoni! Son nom provoque partout la même consternation. C'était un Père pour nous", "Nous comptions pour lui". "Il nous aimait" ."Tant de paroles se pressent en nous, mais la bouche ne peut les dire ", remarqua un paysan. Quant à Louis jeune, tous semblent étonnés que je m'en souvienne. Sauf ses vieux parents.

Nous nous rendons chez eux. Gran-n Tus, le grand-père est assis sur le lit il exprime la joie de notre visite. Quatre-vingt-onze ans! Il voit à peine, mais il est là. La grand mère, bien vieille elle aussi prépare le café. Ça prend du temps, c'est normal il faut chauffer 1'eau, nettoyer le grègue, passer le café et prendre part à la conversation : elle a tant de souvenirs à raconter. De temps en temps elle vient auprès de moi et me touche la tête ou me prend par le bras: elle est heureuse de 1’honneur de notre visite. Elle devine, me semble-t-i1, toute l'estime que je porte à son fi1s. Longtemps je m'arrête sur la tombe de Louis jeune dans cour de la maison.

Les Pères étrangers qui à chaque pas critiquent Titid ne voient pas ce qui pourtant crève les yeux et que Laënnec Hurbon exprime de la manière suivante :" L'extension du macoutisme depuis trente ans, à travers toutes les institutions et la vie quotidienne, aboutit à défaire peu à peu le lien social jusqu'à induire un désespoir vis-à-vis d'une sortie possible hors du duvaliérisme’’.

Parfois je leur disais : ‘’ Vous préférez donc la dictature au gouvernement actuel!" - "Non, bien sûr que non ...". OÙ est la logique? Il est vrai, les choix politiques le plus souvent ne se raisonnent pas. Alors je me taisais et pensais à l'unique image que j'ai pu voir de Titid à la télévision ; i1 disait aux officiers à qui il rendait visite ce jour-la: "Ce n'est pas la haine ni la force qui doivent régner entre l'armée et les citoyens, mais l'amour".

 

Adieu Dal et ma commère, adieu Pénal et tes parents, monsieur et madame Nathan, adieu Louisèlhomme - tu nous à fait rire et tu as semé la bonne humeur dans la barque qui nous a mené jusqu'à l'embouchure -, adieu madame Stephen, adieu les religieuses, adieu Baradères …

 

Jean-Paul II s'adressant à Monseigneur Gaillot, évêque du Cap, écrivait le 15 novembre 1986: "Depuis ma dernière visite quelque chose a changé. Le peuple haïtien a pris un chemin nouveau, mais il demande que l'Eglise continue de l'accompagner en vue d'un plus grand progrès matériel et moral". Ce chemin nouveau, n'est-ce pas avec Titid que le peuple a voulu le prendre? Alors pourquoi tant d'opposition de la part des évêques ? Que racontent-

ils au Saint-Père qui les reçoit à l'heure même où je vous écris ?

 

 

 

 

 

Père Ernest Guello, mon ami

1927 - 1994

 

 

•Homélie du Père Jean-Baptiste Le Gal, aux obsèques du P. Guello, le. 27 août 1994, à Rochefort-en-Terre

 

"Si quelqu'un quitte, pour moi et pour la Bonne Nouvelle sa maison, ou ses frères, ses sœurs, sa mère, son père, ses enfants, ses champs, il recevra cent fois plus dans le temps où nous vivons..., et dans le temps qui viendra ensuite, il recevra la vie éternelle" (Marc 10,29-30).

Ces paroles de Jésus, c'est comme si c'était le Père Ernest lui-même qui en avait fait le choix pour cette cérémonie qui nous rassemble, ce matin, autour de ses restes.

Il est rare d'entendre quelqu'un évoquer sa mort, son départ tout proche, devant ses parents, ses amis, ses visiteurs.

Ernest, lui, sur son lit d'hôpital, évoquait devant nous son prochain départ, avec une sérénité, une tranquillité qui nous surprenait et nous touchait.

La dernière image qui me reste de lui vivant, c'est précisément de l'entendre dire, il y ajuste deux semaines: "Je suis le plus heureux des hommes. Je ne sais pas s'il me reste encore à vivre, ici sur terre, quelques mois, ou quelques semaines, ou simplement quelques jours. Peu importe: déjà j'expérimente en moi la promesse du Christ de rendre au centuple, dès le temps présent, ce qu'on aurait abandonné pour lui et pour l'Evangile".

Parmi les bonheurs et les joies qui ont compté dans ce centuple, il y a sûrement les témoignages d'affection et d'attachement qui l'ont entouré: il a vu se relayer autour de lui, pour le réconforter, ses proches, ses confrères, ses amis, dont certains même venus des Etats-Unis, tout spécialement à cette intention.

Et cela lui est allé droit au cœur, lui dont le cœur rayonnait dans le regard: un regard qui était un délicieux mélange de bienveillance, de ferveur, de convivialité, mais aussi de réserve et de modestie.

S'il a reçu au centuple, dès cette vie, c'est bien parce que lui même s'était donné avec tout son cœur, simple et joyeux, au peuple d'Haïti, ce peuple simple et joyeux jusque dans sa misère et ses épreuves.

Ernest a vécu avec intensité sa vie de missionnaire. Même une fois confiné dans sa chambre de malade (à Saint-Jacques, puis à Brest, enfin à Vannes), il revivait encore en esprit ses 40 années de vie missionnaire. Et il écrivait, écrivait, au fil de la plume, ses souvenirs.

Cela ne lui était pas dicté par une vaine gloriole. Mais, "par le désir, me confiait-il, de faire partager à d'autres les merveilles de Dieu dont il avait été témoin", (témoin et acteur, ajoutais-je en moi-même).

Peut-être la mort est-elle venue trop tôt interrompre sa plume. Mais j'espère que nous pourrons tous accueillir ses souvenirs comme un message qu'il nous aura légué, un message de son coeur d'apôtre.

Ces pages de sa propre main, mieux que mes quelques paroles, nous diront le missionnaire qu'il a été. Mais elles seront aussi pour nous le témoignage que nul n'est missionnaire à lui tout seul: il ne peut l'être qu'avec le réseau de tous ses compagnons et de tous ses amis.

Aussi me contenterai-je ici d'évoquer simplement trois souvenirs partagés avec lui.

Pendant 14 ans, il a eu en charge la paroisse de Baradères: un territoire immense, 41.000 habitants, 24 chapelles alors, disséminées dans les montagnes, sans routes (en dehors de la piste vertigineuse d'accès au centre).

Ernest y vit les 10 premières années dans un désert spirituel: une petite poignée de fidèles dans chacune de ces chapelles. Pourtant, sans se lasser, et régulièrement, Ernest les visite.

Puis, un vent de Pentecôte se met à souffler sur ce désert spirituel. L'animatrice d'une de ces chapelles, une mère de famille, a suivi une session de formation au Centre déformation récemment mis en place sur la région. Elle en revient captivée par la mystique de cette catéchèse "Foi et Développement", c'est-à-dire: foi chrétienne moteur de tout le développement humain.

Sous son influence, tout son quartier de Fond-Gandol se met debout pour un renouveau spirituel et social. De proche en proche, le mouvement gagne tous les quartiers et chapelles.

Pour la Saint-Pierre 1976, - la fête patronale de la paroisse - c'est un déferlement de toutes les 24 chapelles de montagne, descendant en procession au centre, avec uniformes, pancartes, slogans, cantiques et prières, avec aussi des offrandes pour les plus démunis de la paroisse.

L'église du centre est trop petite pour la circonstance. Même la grande place déborde d'une foule enthousiaste.

Au soir de ce jour, Ernest me disait: "J'ai vécu là une Pentecôte, après des années désespérantes de désert".

C'était le résultat de son enfouissement au milieu du peuple, de sa patience souriante et persévérante.

Mais, le résultat aussi d'une pastorale mise en œuvre communautairement avec ses confrères, étrangers et haïtiens: pastorale présentant la foi chrétienne comme le moteur du développement. D'où son nom: "Foi et Développement".

Désormais, le mot "développement" est devenu un mot magique en Haïti.

Après Baradères, Ernest accepte de prendre en charge une paroisse voisine, plus réduite, moins isolée, mais de fondation toute récente: la paroisse de Pliché.

Là, son ministère va être marqué par une autre facette de sa personnalité: son sens de l'accueil, son hospitalité.

C'est l'époque où Saint-Jacques organise des voyages permettant aux parents et amis des missionnaires de découvrir Haïti.

C'est l'époque où des groupes de catholiques des Etats-Unis viennent en Haïti dans un programme unissant retraite spirituelle et découverte du Tiers-Monde.

Ernest ouvre son presbytère, son église, sa paroisse à ces visiteurs-pèlerins. Parfois il est envahi; mais toujours à sa grande joie.

Lors d'une visite, il me dit: "Tous ces jours derniers, mon presbytère était un camping. Et le groupe était une mosaïque: il y avait un évêque, plusieurs prêtres, une religieuse, une douzaine de laïcs; et, avec eux, un pasteur protestant et son épouse; un groupe à l'esprit œcuménique"

Tous ces passages et séjours d'étrangers ont été un ferment pour la vie paroissiale et une aide précieuse pour les réalisations matérielles.

Le Point d'orgue de la vie missionnaire d'Ernest a été Fonds-des-Blancs. Il arrive en 1983 dans cette zone isolée, enclavée, marquée par une extrême pénurie en eau, en écoles, en soins de santé. Trois points d'eau seulement pour un territoire comme un gros canton de chez nous. La plupart des enfants passent tout leur temps à faire les corvées d'eau.

Ernest va faire face à ce nouveau défi en ajoutant à sa panoplie l'accueil de jeunes coopérants étrangers. Ceux-ci trouvent en lui un grand frère, bon, ouvert, compréhensif. Ils lui sont restés profondément attachés. Et ceux qui ont pu venir sont ici parmi nous.

C'est en permanence que la paroisse de Fonds-des-Blancs accueille alors des coopérants pour la recherche de points d'eau, pour leur forage, pour leur aménagement, tout comme pour l'extension et l'amélioration du dispensaire..., un dispensaire qui vient de devenir un hôpital grâce au concours de ses amis de Boston.

Et aujourd'hui, grâce au concours de ses coopérants et de ses amis de France, ce sont plus de 40 points d'eau qui désaltèrent bêtes et gens à travers le territoire de la paroisse de Fonds-des-Blancs.

Il faut avoir été témoin de l'explosion de joie populaire, lors de l'apparition ou du premier jaillissement de l'eau sur ces chantiers de forages ou de creusement de puits, pour deviner le sentiment de libération ressenti par ces Haïtiens de l'arrière-pays, pour deviner aussi leur tristesse aujourd'hui d'avoir perdu leur "Pé Gouello"... un vrai père.

Là-bas aujourd'hui, les Haïtiens de Fonds-des-Blancs, comme nous ici, pleurent leur Père Gouello... parce qu'il les a aimés, et qu’eux, l'ont aimé. Je pense qu'ils chantent là-bas ensemble le cantique qu'il aimait lui-même chanter au milieu d'eux, et dont il redisait, ces jours derniers, les paroles: «M-a pral bâti kay mouen, anro (Je m'en vais bâtir ma maison là-haut) ; Anro, koté m-a jouenn tout frè mouen-yo (Là-haut, où je vais retrouver tous les miens). Nan pie Papa-m mouen vie rété (Là, aux pieds de mon Père, je veux demeurer). M-a pral bâti sou te Papa-m, anro (Je vais bâtir sur le terrain de mon Père, là-haut).

Père Ernest, près du Seigneur notre prière t'accompagne. Ici, ton message nous reste, l'émouvant message de ta vie.

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Published by bernardmolter.over-blog.com - dans Lettres d'Haïti