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1er dimanche de carême (C) 2001-2007

 

 

Après le baptême, poussé par l’Esprit, Jésus entre dan la solitude du désert. Pendant quarante jours. Ce chiffre renvoie aux quarante années de traversée du désert par le peuple hébreux, après la sortie d’Egypte, et laisse entendre, pour qui est familiarisé avec le Bible que Jésus est le nouveau Moïse et qu’il est appelé à connaître les épreuves du désert. Le désert en effet décape, les hommes de désert, Le Père de Foucault ou Saint-Exupéry pourraient le dire, il amène celui qui s’y livre à se regarder en face, à percevoir qui il est et ce qu’il désire vraiment. Opération-vérité où l’on se heurte à la finitude, à ses limites.

   1ère tentation : On est tenté alors de céder aux mirages et à leur séduction plutôt que d’assumer le réel. C’est là qu’intervient le malin. Il donne à penser, comme autrefois Adam et Eve l’ont éprouvé au jardin d’Eden, que, s’il est le Fils de Dieu, il peut faire l’économie des limites humaines. Il l’invite à utiliser magiquement sa parole pour transformer les pierres en pain, c’est-à-dire à se servir de la puissance divine pour son propre usage, pour s’enfermer sur lui-même, au lieu d’ouvrir sa vie, en Dieu, à celle des autres, au champ de la communication sociale. Cette tentation de recourir au miracle, en faisant fi des moyens humains nous guette tous. Elle est présente dans certains propos qui se veulent spirituels, du genre : “Tu es angoissé. Tu n’as qu’à prier et cela s’arrangera”. Une telle attitude en réalité se moque de la consistance propre de l’angoisse qui relève d’un problème de l’ordre relationnel ou biochimique et demande que celui est angoissé ne soit pas abandonné à sa solitude, qu’il puisse parler de son problème ou consulter si nécessaire un médecin ou un psychologue. Un juste conseil pourrait être : “Prie Dieu qu’il t’aide à faire ce qu’il faut pour t’en sortir”, et aussi que celui qui donne un tel conseil soit prêt à s’engager lui-même à être le thérapeute dont l’autre a besoin. Car nos avons tous besoin les uns des autres.

   2ème tentation : le propre du diabolique est de promettre de nous arracher à notre condition humaine qui veut que nous ayons les pieds sur terre, pour nous faire voler dans les hauteurs fallacieuses. Le moi idéal, avec ses fantasmes de gagner le gros lot - n’est-ce pas la tentation de tout joueur ? - d’être au-dessus du temps : il faut que mes envies se réalisent tout de suite, à l’instant. La tendance aussi en nous de savoir mieux que l’autre, d’être tout-puissants, ce rêve est particulièrement choyé par le diable. Et cela se passe dans le mensonge, ce qui permet au tentateur de donner à croire qu’il a reçu, il ne dit pas de qui, la puissance et la gloire; et aussi qu’il peut les transmettre à qui il veut. Qui ne se laisserait pas ébranler par une telle sollicitation qui touche à une autre zone de notre structure d’homme, les yeux ? Le diable, comme le serpent d’Eden, sollicite le regard de Jésus. Il l’emmène plus haut, dit le texte, et lui fait voir d’un seul regard tous les royaumes de la terre. “Tout cela t’appartient, si tu te prosternes devant moi”, dit-il. Le diable ou l’idole demande toujours que l’on se couche à ses pieds. La liberté d’agir devient nulle et atteint l’immobilisme. Dieu au contraire qui se révèle dans l’Ecriture invite à marcher humblement avec lui et du même coup à ouvrir une histoire toujours nouvelle. Le Christ marche avec les disciples, avec ceux d’Emmaüs et d’ailleurs. Marcher vers, et non point posséder immédiatement.

   La 3ème tentation se passe à l’intérieur de la ville, sur le faîte du temple. Intéressant !  Aucun lieu ni aucun privilège religieux ne protège de la tentation. Bien plus, les lieux les plus sacrés peuvent devenir l’occasion d’une épreuve spirituelle grave. “Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, les anges te porteront sur leurs mains pour que ton pied ne heurte les pierres”. Le diable propose ici de faire l’économie de ce qui est le signe de plus net de la finitude humaine, la mort. Car se jeter dans le vide depuis le haut du temple, c’est la mort assurée. Eh bien, non ! dit le diable, tu ne mourras pas, et il use de l’Ecriture pour le provoquer à une conduite contraire à ce que l’Ecriture propose : aimer et respecter sa condition de créature humaine.

   Mais les tentations ne sont peut-être pas l’essentiel de ce que le Christ a vécu au désert. Il est dit dans le texte que c’est tout à la fin, quand il eut jeûné pendant quarante jours, qu’il a été soumis aux tentations. Qu’a-t-il donc vécu dans le long temps et que Luc ne rapporte pas dans son Evangile ? C’est, j’ose le croire, la rencontre, la douce rencontre, de son Père. N’est-ce pas aussi ce que l’Eglise nous propose en ce carême et ce pour quoi vous êtes venus ici ce matin : rencontrer le Seigneur. J’en étais là dans mes réflexions quand je suis tombé sur une page d’Etty Hillesum, une jeune fille juive, hollandaise, qui a été, comme Edith Stein et comme des certaines de milliers d’autres juifs, déportée par trains entiers vers l’est, vers les camps de la mort. Des temps terribles, effroyables. Cette fille de 28 ans écrit dans son cahier que l’on a retrouvé seulement il y a une quinzaine d’années ces mots étonnants, le samedi 11 juillet 1942 : “Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi...” (Ed. du Seuil, coll. Points, p.175-6).

   Vous avez bien entendu : je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi. Est-ce bien là ce qu’elle avait de plus important à formuler ? Nous, nous aurions, à tous les coups, dans des circonstances aussi dramatiques, appelé au secours : viens vite, Seigneur, tire-moi de là. Elle, au contraire, court au secours de Dieu. Il fallait y penser, il fallait que ce fût cette jeune fille juive, toute proche des chrétiens, qui nous apprenne à prier. Elle avait compris que si elle ne vient pas à son secours, qui sera sa lumière dans la nuit et le brouillard qui s’étendait alors sur le monde. Et elle répond : présent. Elle ne fanfaronne pas, elle a conscience de sa faiblesse et avec beaucoup de lucidité elle reconnaît qu’elle n’est pas sûre  de pouvoir tenir l’engagement. Mais elle sait que Dieu n’arrêtera pas les nazis de commettre les crimes abominables, que la machine de guerre et de haine avance inexorablement, comme je sais aujourd’hui que Dieu ne va pas arrêter comme par un coup de bâton magique toutes les misères du monde. Aussi s’offre-t-elle à l’aider. Peut-être son acte d’offrande permettra-t-il à quelques autres de tenir dans l’intenable, de ne pas défaillir au milieu de la honte et de l’abomination. “Oui, Seigneur, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas du milieu de mon jardin secret”. Et si sa prière devenait la nôtre aujourd’hui ? Amen.

 

2e dimanche de carême (C) 1995-2001-2007

 

                                               La transfiguration

 

Un soir, sortant d’un appartement, l’ami qui venait de m’accueillir  m’accompagna sur le pas de la porte. Nous fûmes tous deux saisis par la clarté rose du ciel. Le soleil avait déjà disparu, mais il illuminait encore tout l’horizon. La surprise était d’autant plus grande que pendant la journée, il avait beaucoup plu, que les nuages avaient écrasé la terre, sans le moindre coin de ciel bleu. “J’ai bien fait de t’accompagner, dit l’ami, ma vie est toute éclairée”. Ce cri du coeur m’a touché. Et c’est vrai, il suffit de regarder autour de soi, en soi, pour se rendre compte combien parfois la vie pesante, lourde à porter, grise, peut être subitement illuminée par un simple rayon de soleil.

 

Vous l’aurez peut-être reconnu, c’est l’évangile de ce dimanche ! Une dernière clarté du jour, avant que la nuit ne descende et couvre la terre. Jésus le sait, ou plutôt il le pressent, il va devoir affronter son exode, le grand départ; la trahison n’est pas loin et le procès, la condamnation à mort et l’exécution de la sentence. Pierre, Jacques et Jean et tous les proches de Jésus vont eux aussi être passés au crible. Avec la mort du maître leurs pauvres certitudes et leurs désirs fous de grandeur et de gloire s’effondrent, ils  s’enfoncent dans leur lâcheté et le renient. Alors ce moment de clarté, de ciel illuminé, de visage ruisselant de soleil leur est donné à voir pour qu’ils aient le courage de se mettre en route, d’avancer malgré tout et qu’au plus fort de la nuit ils se souviennent que jamais rien n’est totalement perdu, qu’au coeur même des plus épaisses ténèbres Dieu est encore là, avec eux.

 

Cela est vrai pour nous aussi.

Je voudrais vous laisser deux signes par où le Christ manifeste la présence de Dieu; je les tire de cet épisode de l’Evangile.

Celui du visage d’abord. Avez-vous remarqué qu’il est dit du visage du Christ sur la montagne de la Transfiguration qu’il apparut tout autre ? L’importance du visage. Tout de notre corps est couvert, sauf le visage et les mains. Voir le visage, c’est voir l’autre; il est comme le miroir de la vie : visage de joie, de souffrance, visage perdu, visage recueilli. Mystère de chaque visage.

Je pense au visage de Sonia Marmeladova dans Crime et châtiment de Dostoïevski.

L’histoire est simple : à Saint-Petersbourg, au XIXe siècle, un étudiant pauvre et orgueilleux, Raskolnikov, cherche une issue à sa misère. Il connaît une vieille dame, une usurière pleine d’argent. A quoi lui sert tout cet argent ? se demande Raskonikov. A rien. Alors que lui en aurait tant besoin. Il pourrait poursuivre les études, devenir quelqu’un et se rendre utile à la société et à l’humanité. Entre cette vieille dame et lui le choix est vite fait. Le voici entraîné au pire sans qu’il puisse réagir. Il commet le meurtre. Mais l’angoisse le saisit et un immense malaise s’empare de tout son être; il ne supporte pas les conséquences de son acte ni l’épreuve de la liberté. Après bien des péripéties il se rend à la police et dénonce son crime. Il est perdu. Là intervient Sonia. Grâce à cette fille pauvre mais lumineuse, il va trouver la force d’assumer son passé, d’aller vivre au bagne de Sibérie et de racheter sa lourde faute. Plus que cela, il va ressusciter, retrouver la vie avec Sonia. Sonia, le visage de la divine pitié.

Ne nous arrive-t-il pas à nous aussi de recevoir à certains moments inattendus la grâce d’un visage, qu’il soit d’un enfant, d’un vieillard ou d’une fille, et d’entrevoir comme disait si joliment, il y a de nombreuses années déjà, le Pape Paul VI, “le merveilleux champ de lumière qui s’étend dans le mystère de chaque vie” ?

Deuxième signe par où Dieu se manifeste à nous, tiré de l’Evangile de ce jour : la prière. Il est dit que Jésus fut transfiguré pendant qu’il priait. La prière est un autre signe du soleil qui brille même quand il est caché par les nuages. Elle consiste pour Jésus à être avec Dieu, son Père. Non point à faire quelque chose, à être avec, comme vous êtes avec lui en ce moment. Etre simplement là, sans rien dire, sans rien demander. Comme avec un ami, un vrai ami. Ah, quel bonheur d’être avec Dieu, savoir qu’il est là !  J’aime à ce propos évoquer une anecdote du curé d’Ars, le saint Curé d’Ars, Jean-Marie Vianney. Cela se passait vers 1850, à quelque neuf ans de sa mort; dans une de ses instructions de onze heures; il disait : “Nous sommes tous terrestres et la foi ne nous montre les objets qu’à trois cents lieues, comme si le bon Dieu était de l’autre côté des mers. Si nous avions une foi vive nous le  verrions, bien sûr, là dans le Saint-Sacrement. Il y a des prêtres qui le voient tous les jours au saint sacrifice de la messe”. Mais le voient-ils réellement ? Réellement, oui mais pas sous la forme d’une quelconque apparition extérieure, c’est dans le coeur qu’ils perçoivent l’ineffable et l’invisible. Un jour il s’en est expliqué avec un confrère, son cher ami, l’abbé Tailhades. Il revivait devant lui ses premières années de curé, “le temps, disait-il des grâces extraordinaires. Au saint autel, je jouissais de consolations insignes : je voyais le bon Dieu. - Vous le voyiez ?... demanda l’abbé Tailhades. - Oh, dit le saint Curé, je ne vous dirais pas que c’était de manière sensible... Mais quelle grâce !... Quelle grâce !” (Le Curé d’Ars par Monseigneur Trochu, éd. Vitte 1926 p.620-1).

 

 

3e dimanche de carême (C) 1998 - 2004 - 2007

 

   Je me souviens avoir proposé cet Evangile en rencontre “Foi et Lumière” -  un groupe de parents ayant des enfants handicapés mentaux que j’ai accompagné pendant des années, mois après mois, à Sarreguemines. A propos du figuier qui n’a rien produit trois années de suite et que le propriétaire veut faire couper, l’un du groupe, jardinier en retraite, a raconté que près de sa maison se trouvait un arbre qui pendant trente ans n’avait rien produit. On était prêt à le couper. Quelqu’un de l’immeuble voulut lui laisser une dernière chance. “Eh bien, dit-il, la trente-et-unième année il a porté du fruit”. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer de personne. Tel est bien le sens de cette parabole et les gens du groupe l’avaient bien compris.  N’y aurait-il pas une chance pour que le drogué le plus perdu dans la drogue ne puisse s’en sortir ? Un prisonnier serait-il à jamais emmuré dans son passé? Voyez Karla Tucker - quelqu’un du groupe a évoqué ce même soir cette femme. Pourquoi douter qu’elle se soit complètement transformée au cours des années d’emprisonnement, avant son exécution, il y a une dizaine d’années ? Voyez Jacques Fesch; il a été exécuté il y a quelques années pour avoir tué un policier lors d’un braquage de banque. Il a fait un tel chemin de conversion que Monseigneur Lustiger avait demandé à l’époque qu’il fût béatifié. Les cas que je viens d’évoquer sont extrêmes. Mais ne sommes-nous pas tous un peu comme le figuier ? Toujours, jusqu’au dernier souffle, il nous est possible de nous reprendre. Pourquoi serions-nous avec les autres moins patients que Dieu l’est avec nous ?

   Quant aux dix-huit personnes tuées dans la chute de la tour de Siloé, étaient-elles plus coupables que les autres habitants de Jérusalem qui n’ont pas été tués ? - Non, répond Jésus, et plutôt que de les condamner, changez vous-mêmes de conduite, convertissez-vous, de peur qu’un plus grand malheur s’abatte sur vous. Mais pourquoi ont-ils été tués ?

  Le soir même de cette rencontre “Foi et Lumière”, à peine rentré à la maison, le téléphone sonne, un de mes neveux m’appelle de Chambéry. L’un des jumeaux, nés il y a quelques semaines, Romain, venait de mourir d’apnée - cette maladie inexpliquée jusqu’à aujourd’hui de respiration. Pourquoi ce petit innocent meurt-il ? Ses jeunes parents s’interrogeaient ? Qu’est-ce que nous avons fait au bon Dieu pour qu’un tel malheur nous frappe ? Comme s’interrogeaient, il y a  vint siècles, les familles des Galiléens victimes de la fureur sanguinaire d’un potentat qui se croyait au-dessus de toutes les lois. Etaient-ils plus coupables que les autres habitants du pays ? Pourquoi eux ? Il fallait trouver un fautif et ce sont eux qui ont payé. L’histoire est pleine de soubresauts et d’erreurs. Il existe des responsables irascibles et peureux qu’un coup de colère transforme en assassins, comme Pilate. Il existe des chefs qui sèment la zizanie dans les équipes de travailleurs. C’est comme si la vie sécrétait en elle-même les venins et les brutalités dont des innocents seront les victimes. Il faut donc faire très attention, l’histoire écrase aveuglément.

  Le même Evangile de Luc nous avertit que nous nous assoupissons facilement dans nos activités ordinaires et nécessaires de la vie de tous les jours, comme manger, boire, acheter, vendre, planter, bâtir (7, 28), que la vie risque à chaque instant avec ses soucis, ses bonheurs, ses mille détails à régler, de nous endormir dans nos habitudes, de nous scléroser et de nous faire oublier l’essentiel qui est de vivre. Il voudrait nous réveiller, nous inciter à prendre notre vie en main, à ne pas se laisser perdre le trésor que chacun de nous porte en soi, et que nous risquons de ne pas même apercevoir., faute d’attention et de travail sur nous-mêmes. Peut-être le carême pourrait-il nous aider à déblayer le chemin de tout ce qui l’encombre et à nous rendre attentifs à l’essentiel, à ne pas laisser la petite lumière intérieure s’éteindre et à prêter attention au murmure secret de notre coeur.

   Jésus va comparaître devant le même Pilate qui a fait massacrer les Galiléens pour avoir offert un sacrifice et Jésus reste silencieux, alors que Pilate veut des mots, des arguments, des gestes spectaculaires ou au contraire la soumission absolue, sans faille. Or Jésus se tait; il est en communion avec son Père. Pilate ne voit en lui qu’un sujet parmi d’autres qu’il peut à loisir couper, comme on coupe un arbre. Et il le coupe. En vérité, il coupe le corps, mais la vie de Jésus, la vraie vie, celle qui brûle en lui, il ne peut pas la couper, elle appartient à une zone inaccessible au glaive de l’homme, elle est d’un autre ordre, elle appartient à l’ailleurs de ce monde. N’est-ce pas  cette vraie vie qu’il d’agit pour nous de laisser couler de la source profonde en nous, qui n’est autre que Dieu lui-même plus intérieur à nous que nous ne le sommes à nous-mêmes. (Cette dernière partie est inspirée d’un sermon d’A.  Rouet, évêque de Poitiers)

4e dimanche de carême (C) 1989 - 98 -2007

 

                                               L’enfant prodigue

Voilà un évangile connu, trop connu peut-être pour que nous l’apprécions à sa juste valeur, celui de l’enfant prodigue qui réclame à son père sa part d’héritage, puis s’en va, dépense l’argent ou plutôt le gaspille dans les plaisirs et la vie facile, puis tombe très vite dans la misère; là il prend conscience de sa situation et fait retour sur lui-même. Que va-t-il faire ? Retourner à la maison ? Mais son père l’accueillera-t-il ? Il va essayer et se fait d’avance le scénario : “Je me jetterai aux pieds de mon père, se dit-il, je lui demanderai pardon”. C’est ce qu’il fait réellement. Et voici que le miracle s’accomplit, l’inattendu : son père l’attend contre toute espérance; il lui ouvre les bras et la fête commence en son honneur. Seulement il y a un problème : comment va réagir le frère aîné ? On s’y attend un peu, il ne comprend pas. Lui qui est toujours resté à la maison, qui a toujours travaillé, fidèle, on ne lui a pas fait de fête, alors qu’il est tout le contraire de l’autre qui n’a  fait que gaspiller le bien. Ce n’est pas juste. L’aîné n’a-t-il pas raison de protester, de se révolter ? C’est ainsi que l’on a longtemps reçu cette histoire, jusqu’à ce que l’on remarque qu’il faut la lire tout autrement -  j’ai mis du temps à comprendre. La question qui se pose est : lequel des deux est vraiment selon le cœur de Dieu ? Le premier, le prodigue qui se repent, ou l’aîné qui s’obstine dans le refus de recevoir celui qu’il ne daigne même plus appeler son frère. “Ton fils”, dit-il au père, comme s’il n’avait plus rien à faire avec lui.

En fait, cet évangile oppose deux attitudes fondamentales que l’on trouve tout au long des évangiles : celle des pécheurs qui se repentent, qui prennent conscience de leur misère et qui s’ouvrent avec joie à la découverte de l’amour gratuit et miséricordieux de Dieu et celle des soi-disant justes, qui se croient tels, qui font tout bien, en apparence, qui se réclament de leurs bonnes œuvres, en réalité, des gens suffisants qui se condamnent à ignorer le vrai visage de Dieu et ne peuvent pas connaître la joie de la fête, ceux que les évangiles appellent les Pharisiens.

Au fond, et pour le dire autrement, le fils prodigue, c’est nous tous dans la mesure où nous prenons conscience que nous sommes tous pécheurs devant Dieu. Non pas que nous aurions commis des actes graves, volé ou tué ou je ne sais quoi d’autre - encore ne faut-il rien exclure, l’homme est capable de tout, du meilleur et du pire - mais en ce sens que nous sommes loin en-dessous de la barre que nous pourrions atteindre, que nous nous contentons de demi-mesures, que le feu de Dieu, l’amour que nous avons peut-être perçu et entrevu un jour, nous le laissons s’éteindre lentement - il n’en reste plus qu’un peu de braise et beaucoup de cendres. Et puis ne sommes-nous pas complices plus ou moins du  (Agnus Dei qui tollis peccata mundi), de l’immense péché qui couvre et défigure la terre et brise les hommes ? Nous en sommes tous là, à la même enseigne, incapables de reconnaître en quoi nous sommes réellement pécheurs. Il m’arrive en confession de proposer ceci : dites simplement : je suis un pauvre pécheur. Et souvent j’entends dire : oh oui, père, c’est vrai, je suis un pauvre pécheur. Alors tout devient possible. C’est  à cette attitude que l’Eglise nous invite en ce temps de carême. Autrefois on venait se confesser en rangs serrées; ce temps est révolu. Aujourd’hui les chrétiens découvrent peut-être une démarche plus personnelle. Il y a les temps forts des célébrations pénitentielles. Mais en dehors d’elles le prêtre est toujours là pour vous accueillir; il suffit de s’adresser à lui, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Autrefois, à l’hôpital où j’étais aumônier, il m’arrivait de confesser dans un coin de salle ou dans un couloir, dehors, sur un chemin, ou chez moi à la maison, bref, là où je me trouvais, et j’avoue que ce sont toujours de grands moments -  il n’y a rien de plus beau que de voir un homme ou une femme s’ouvrir ainsi au Seigneur, tout simplement, sans fard, avec la douce certitude que Dieu, chaque fois que nous faisons cette démarche, nous ouvre ses bras, comme il le fait dans l’évangile, pour nous embrasser et nous inviter à la fête. Le pardon nous remet dans notre état initial, tels que Dieu nous voyait au matin de la création, qui nous permet de repartir d’un bon pied. Quoiqu’ait pu faire le fils perdu, il s’entend dire : “Il est bon que tu existes”. Le père ne peut pas, sans se renier, rompre ce lien qui l’attache à son fils perdu. On ne se défait pas de l’alliance.

Telle n’est pas l’attitude du fils aîné qui se fâche quand il apprend ce qui se passe. “Il y a tant d’années que je suis à ton service, dit-il au père, sans avoir jamais désobéi à tes ordres”. Ce reproche plein d’amertume laisse échapper la blessure au fond du cœur, tout ce que nos comportements ont du mal à dissimuler, tout ce qui pervertit nos relations aux autres : la jalousie, la rivalité, l’envie, la concurrence. Par son chantage à l’ancienneté et à la fidélité, le fils aîné voudrait obliger son père à choisir. Il refuse la fête, parce qu’il n’a jamais perçu l’intime proximité de l’amour paternel. Son père, il le prend pour un employeur dont il attend qu’il rétribue chacun selon son travail et ses mérites, comme un juge chargé de distribué les bons points. Au fond, il n’a jamais su ce qu’est un père !

Voyez-vous, chers amis, la ruse de l’évangile d’aujourd’hui - mais cela vaut de chaque page de la Bible - c’est de nous mettre à nu, non point pour nous surprendre dans nos travers, pour nos accuser, mais pour nous réveiller de nos fausses certitudes, pour nous libérer, car nous sommes tous pareils, nous avons du mal à admettre que Dieu puisse agir avec démesure, comme nous le voyons faire, compter de travers et rémunérer l’ouvrier de la dernière heure autant que celui de la première, abandonner tout un troupeau pour courir après l’unique rebelle qui ne veut faire qu’à sa tête, se réjouir d’un seul pécheur qui se repent et laisser quatre-vingt dix-neuf justes ?

  Que nous dit l’histoire d’aujourd’hui ?  Elle nous dit un Dieu d’impuissance et d’inquiétude qui use ses yeux à guetter l’improbable retour du prodigue, un Dieu en quête de son fils, un père qui supplie l’aîné de partager sa joie. Voilà la révolution chrétienne, la bonne nouvelle de Jésus, un Dieu tourmenté par le désir de nous voir répondre à son amour, un Dieu dont les rêves sont brisés par notre absence, un Dieu dont la joie dépend de nous et qui ne cesse de vouloir nous engendrer à la vraie vie, à nous réconcilier, à faire de nous une communauté de frères.

 

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(On pourrait aussi partir du fait que le plus jeune demande sa part d’héritage. Cette demande est la preuve qu’il considère son père comme mort. Il y a là une violence inouïe. Ce n’est pas tant la vie dissolue qui est scandaleuse que la négation de la paternité... Son chemin de retour n’est pas encore une conversion, mais un simple calcul : il sera plus tranquille à la maison que dans la misère. La conversion se fait à la salutation du père. A travers cette parabole, c’est le visage de Dieu qui nous est révélé : il a un tel désir de notre salut qu’il nous aime même lorsque nous nous conduisons comme ses ennemis. “Etant ennemis, nous fûmes réconciliés à Dieu”, dit saint Paul dans Rom. 5, 10.)

 

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            2010. Autre piste pour sermon : le fils prodigue dans le vitrail de Bourges. La scène ultime tout en haut de la fenêtre donne le sens de l’ensemble : on voit le père debout entre les deux fils dont il essaie, de joindre les mains droites. Le geste, plus fort qu’un simple réconciliation, ressemble à celui du mariage au moyen âge. Cette conclusion inattendue laisse entrevoir que cette scène peut avoir un sens mystique plus profond qu’il n’y paraît ; elle raconte l’histoire de l’humanité égarée dans le paganisme, éloignée volontairement de Dieu jusqu’à s’identifier aux bêtes. Du fond de sa misère le païen entend la voix de qui l’appelle à quitter la région de dissemblance, à rentrer chez lui pour recevoir la grâce inattendue du pardon et retrouver sa condition de fils. Le fils aîné, symbole du peuple juif resté fidèlement en présence du Père, refuse pour l’instant de participer au banquet. Le Père invite pourtant les deux peuples à se réconcilier et à s’unir pour ne plus faire qu’un. C’est toute la souffrance de Paul de voir les siens s’obstiner dans le refus. Je voudrais même être séparé du Christ pour que mes frères trouvent le bon chemin (Rom. 9-10-11)

 

 

 

 

 

 

5e dimanche de carême

 

 

                        “Je crois en la présence secrète de Dieu” (Jacques Ellul)

 

 

Même si l’home d’aujourd’hui s’est débarrassé de Dieu, du Dieu  des chrétiens et qu’il a quitté l’Eglise sur la pointe des pieds, il s’est créé d’autres dieux, pas nécessairement meilleurs. Celui, par exemple, de la  science et du progrès, de la technique, de l’argent ou du confort. N’est-ce pas ces dieux qu’on nous enseigne à longueur de jour à la télévision, dans les informations, dans les émissions culturelles, dans les jeux, les films, au point qu’ils ont aussi envahi notre vie quotidienne et qu’ils constituent le plus clair de nos préoccupations ? Où est-il le Dieu de nos pères, le Dieu de Jésus-Christ ? On pouvait peut-être penser au début du vingtième siècle quand la science a fait des pas de géant avec la découverte de l’atome et des nouvelles énergies et que des perspectives infinies s’ouvraient à l’homme qu’on n’avait plus besoin de notre Dieu. Depuis quelques dizaines d’années cependant les scientifiques eux-mêmes sont devenus plus humbles. Le hasard expliquerait-il toutes les choses ? Tout de même, disait le grand Einstein, Dieu ne joue pas aux dés ! Même les mathématiques pures n’existent pas, dit un de nos grands mathématiciens. Et le physicien Bernard d’Espagnat a proposé, il y a quelques années, l’idée que le réel n’existe que voilé, qu’il est inconnaissable en soi et donc qu’il est impossible à la science d’en venir à bout.

Où sont les glorieuses certitudes de la science ?

Mais peut-être fallait-il ce voile sur Dieu pour nous obliger à aller plus profond dans notre connaissance et à découvrir que notre Dieu, celui de la bible, de Jésus-Christ, est un Dieu caché et cependant présent. Oui, je crois à la présence secrète de Dieu dans le monde. Il nous laisse dans le silence, mais nous dit toujours : “Souviens-toi”, pour nous renvoyer à la Parole qu’il a dite et que l’on trouve consignée dans la Bible, celle que nous venons d’entendre dans les trois lectures qui nous sont offertes chaque dimanche et que nous n’aurons jamais fini de comprendre. Il est un Dieu incognito qui ne se manifeste pas dans les grandes orgues et les cérémonies sublimes, il se livre à nous maintenant, discrètement, pour que nous le surprenions tout à l’heure, demain, sur le visage du pauvre, dans le cri des souffrants, comme Jésus-Christ a su le faire, dans le prochain, dans la fragilité, dans l’épouse humblement présente aux côtés de l’époux, dans le coeur de l’enfant blessé, dans la solitude d’une vieille maman. Voilà ce que nous dit la Bible et tout particulièrement en ces jours où Jésus-Christ s’offre sans résistance à la violence meurtrière des ses frères. Dieu se révèle par le moyen fugace de la parole et dans l’apparence du dénuement.

J’ai retrouvé ces derniers jours un homme que j’avais découvert il y a près d’un demi siècle en arrière, Jacques Ellul, à travers un des ses livres intitulé Ce que je crois. Il était alors professeur de droit à Bordeaux, il est mort entre temps, en 1994, et son oeuvre, même si elle n’est pas très connue, continue cependant à faire son bonhomme de petit chemin.

Il raconte dans ce livre comment dans les années 1960, lors d’un débat autour de la non-violence, il a caractérisé l’action de Jésus non pas par la non-violence, puisque les évangiles rapportent son accès de colère contre les marchands du temple ou encore ses violentes diatribes contre les scribes et les pharisiens hypocrites qu’il traite de sépulcres blanchis, contre les riches et contre  les villes incrédules de Chorazin et Bethsaïda qu’il menace d’extermination. Ce que Jacques Ellul remarque dans la vie de Jésus, ce n’est pas tant la non-violence que la non-puissance. Non-puissance ne veut pas dire impuissance. L’impuissance est le fait que je ne peux pas. La non-puissance est un choix : je peux, mais je ne le ferai pas. C’est un renoncement. Dieu le Tout-Puissant, en venant vivre en Jésus-Christ notre condition d’homme prend le parti de la non-puissance. Il demande à être baptisé par Jean, alors qu’il détient le pouvoir du baptême de feu. Durant la retraite de quarante jours au désert de Juda, il lui est proposé à trois reprises de manifester sa puissance divine, il refuse. Il refuse de faire des miracles quand on le sollicite pour prouver qu’il est le Messie. Jamais de pression, on ne peut venir à lui que dans l’absolue liberté; les miracles pour lui ne peuvent être que des signes d’amour. Lors de son arrestation, il défend à Pierre de se servir de son épée : “Ne penses-tu pas, dit-il, que si je le voulais j’aurais douze légions d’anges qui viendraient me défendre ?” Il pourrait mobiliser les puissances divines, mais il ne le veut pas. Non-puissance encore sur la croix : “Si tu veux que nous croyions en toi, dit l’un des malfaiteurs crucifié avec lui, descends de la croix”. Jésus n’est pas descendu; il laisse faire. Non-puissance. C’est ce que les prophètes proclamaient déjà des siècles auparavant :”Ne comptez pas sur vos chars et vos chevaux pour vous protéger; ils ne serviraient à rien. C’est l’Eternel seul qui vous protège !”

Et c’est de ce Dieu-là que nous sommes les témoins, au milieu d’un monde pour qui ne compte que la puissance. La science malheureusement est devenue non plus recherche de la vérité mais recherche de la puissance, la technique pareillement est tout entière au service de la puissance - voyez les guerres actuelles, celle du Koweït ou de l’Irak. La politique, l’économie, toujours en vue de la puissance.

Est-il possible de refuser ce monde et de ne pas trahir Jésus, notre Maître?

Comment faire ?

Dimanche des Rameaux 2007 (C)

 

                                   Méditation sur la Passion selon saint Luc

 

Vous avez entendu comment les femmes qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée étaient présentes à sa mort, qu’elles regardèrent le tombeau pour voir comment le corps avait été placé, qu’elles s’en retournèrent ensuite et préparèrent les aromates et les parfums. Et durant le sabbat, elles observèrent le repos prescrit. Ensuite, cela nous ne l’avons pas lu, mais nous le savons, elles revinrent dès le lendemain du sabbat, de grand matin, le premier jour de la semaine, et à leur grande surprise, le tombeau était vide. Il leur fallut découvrir que leur Seigneur et cher Maître n’était pas resté prisonnier de la mort, qu’il avait fait éclater les verrous qui le tenaient ligoté à la terre, qu’une nouvelle aventure allait commencer pour elles qui les menera au-delà de ce qu’elles pouvaient imaginer, que le Christ avait définitivement traversé la lumière. Mais il ne voulait pas les laisser à leur sort, ni les abandonner à leur solitude; il avait prévu de leur laisser un signe de sa présence et qu’il continuerait de cheminer avec eux. Et c’est le sacrement de la pâque nouvelle, l’eucharistie qu’il a instituée le soir du Jeudi Saint pendant le repas pascal, par quoi commence la lecture de la passion. J’aime voir dans le pain et le vin de la messe, le signe de la présence du Christ : vous ferez cela en mémoire de moi. D’une présence nouvelle. Non plus physique, humaine, comme il l’avait été pendant les années de sa vie terrestre, et comme les disciples étaient habitués à le rencontrer durant les mois de sa prédication et de leur formation. “Je ne mangerai plus jamais la pâque avec vous, comme je le fais maintenant, leur dit-il, jusqu’à ce qu’elle soit pleinement réalisée dans le Royaume de Dieu. Mais si le ciel n’est pas encore pleinement là - et nous savons bien qu’il n’est pas encore pleinement là - il est déjà cependant là - dans la foi. La preuve ? Le petit morceau de pain et la coupe de vin. Ils sont comme un morceau de ciel arraché à la terre, prélevé sur les offrandes de la terre et totalement traversé par la lumière du ciel. Dieu est là, à notre portée. Oh, de manière discrète ! mais réelle. Pas physiquement, de façon spirituelle, mystique, invisible pour les yeux de chair, mais visible pour les yeux du coeur. Comme on peut comprendre le Curé d’Ars dans un épisode que j’aime évoquer, où il raconte, dans une heure de douce intimité, à son ami l’abbé Tailhades, le temps heureux de ses premières années de prêtre, “le temps où, disait-il, je voyais Dieu pendant le saint sacrifice de la messe. - Vous voyiez Dieu ? fit l’autre. - Oh, ce n’était pas de façon visible, mais quelle grâce... quelle grâce...” Ainsi, maintenant, chers amis, au cours de l’eucharistie, le Christ se fait vivant, visible, il se laisse voir dans le signe de l’eucharistie, pour nous dire : ne voyez-vous pas que je suis avec vous, que je marche à côté de vous, que je suis plus intérieur à vous que vous ne l’êtes vous-mêmes, que je vous tends la main aux heures joyeuses, comme aux heures difficiles quand vous vous croyez abandonnés de tous. Eh bien oui, quelle chance de savoir Dieu présent, avec nous. Et les hommes se détournent de lui. Quel bonheur plus grand pourrait-il exister que celui-là. Et ce pain et ce vin, en même temps qu’ils nous rappellent la présence du Christ, nous nourrissent, nous fortifient dans la foi en cette présence mystérieuse du Seigneur.

 

La deuxième remarque que je me suggère le récit de la Passion est celle-ci : cet homme, arrêté, condamné, exécuté n’est rien moins que Dieu, Fils de Dieu, en qui Dieu se manifeste. “Qui me voit, voit le Père”, dit-il à Philippe. L’apôtre Jean reconnaît avoir vu la gloire de Dieu en lui qui est, hors du temps et ee l’espapce lui, la Parole par qui toutes choses ont été dites, le Verbe sans qui rien ne serait de ce qui est, nous l’avons vu, lui, l’Eternel, la vie, la vraie vie. Cet homme, Dieu en personne, les hommes l’ont arrêté comme un malfaiteur. Dieu le Tout-puissant s’est fait en lui le Non-puissant, il se laisse faire, comme un pauvre, comme les fugitifs d’Ethiopie sur la barque que Thalassa a montrés hier soir, cherchant un refuge à leur misère au Yémen. Une misère telle, sans aucun espoir d’avenir, qu’ils tentent n’importe quoi plutôt que de rester chez eux. On les voit sur la mer, livrés totalement à la brutalité des passeurs, entassés les uns sur les autres, traités comme on ne traite pas les bêtes, et souvent jetés à la mer, noyés. Et quand ils crient leur détresse, leur faim et soif : donnez-nous à manger, à boire, vous êtes des musulmans comme nous, les passeurs répondent : nous n’avons pas de dieu ni de lois, c’est nous les maîtres. Ces fugitifs sont réduits à rien. Je ne peux pas m’empêcher de penser en ce moment à eux, car ils sont, me semble-t-il, l’image exacte du Christ lui aussi réduit à rien. Bien que de condition divine, dit saint Paul, il n’a pas retenu jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Il s’est anéanti lui-même jusqu’à n’être plus rien, défiguré dans la flagellation et le couronnement d’épines, cloué sur une croix, livré, totalement livré à l’arbitraire des hommes. Il a accepté et non seulement accepté : “Nul ne prend ma vie, je la donne”, dit-il en saint Jean. Ecce homo. Voici l’homme.

 

Je ne peux m’empêcher d’ajouter un troisième point à ma méditation sur le récit de la Passion; Luc note qu’il était presque midi, ce Vendredi là, la veille du sabbat, quand l’obscurité se fit dans tout le pays. Matthieu ajoute à ce propos que la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent. Tout cela pour laisser entendre qu’avec la mort du Christ c’en est fini de notre vieux monde, qu’un nouveau monde s’ouvre, dans lequel nous vivons à présent, mais que nous avons tant de mal à reconnaître, il est là pourtant, il crève nos yeux, mais nous ne savons pas voir ou plutôt nous voyons si mal ! Il y faut les yeux de la foi. J’en vois l’illustration étonnante  dans la réaction étonnante du centurion romain dont il est dit, qu’à la vue de ce qui s’était passé, il rendit gloire à Dieu. Qu’est-ce qu’il a vu pour ainsi rendre gloire à Dieu ? Rien de plus que les autres, que nous, mais il a tout compris. Amen

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