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La Toussaint 2007

Peut-être avez-vous vu le Grand silence, un film de l’année dernière qui a eu un succès étonnant et qui vient de passer sur Arte. Le Grand Silence. On y voit, sans commentaires, sans parole, la vie au quotidien des chartreux de la Grande Chartreuse, près de Grenoble. On voit les moines dans les couloirs se rendre aux offices pour la prière, aux diverses heures du jour et de la nuit, sous le diverses raisons, dans la neige d’hiver, avec les fleurs de printemps, les couleurs d’automne et le soleil d’été pénétrant à plein dans les cellules aux fenêtres grandes ouvertes. On les voit manger, seuls, travailler seuls, à scier le bois, à faire la cuisine, à réparer les chaussures, à tailler un habit neuf pour un nouveau venu dans la communauté, à cultiver le jardin, à se promener aussi aux rares jours prévus pour la détente. Quelqu’un à qui j’ai parlé de ce film m’a dit : je n’y ai rien compris, il n’y avait pas de parole, pas d’explication. « Mais, ma pauvre dame, répondis-je, il n’y avait rien à expliquer, il suffisait de se laisser porter par les images ». Des images fortes où l’on peut deviner des hommes pleinement de cette vie tout tendus vers l’autre vie, celle que la fête d’aujourd’hui précisément, nous donne à contempler. Et je n’ai pu m’empêcher de penser à un mot que rapporte Maurice Zundel, le prêtre suisse dont je vous ai déjà souvent parlé. Un mot qui lui est venu d’un ami moine. « J’ai autant de dévotion à manger ma soupe qu’à célébrer la messe, lui a dit un jour ce moine. Et Zundel a trouvé un mot admirable. Moi aussi je le trouve admirable. Il met exactement le doigt, me semble-t-il, sur ce que le film cherche à montrer : le côté sacré de la vie. Nous nous sommes trompés de façon radicale lorsque nous avons séparé le sacré de la vie. Voyez Jésus-Christ, il a pris le pain et le vin, c’est-à-dire les éléments les plus ordinaires du repas, ce qu’il y a de plus quotidien, de plus banal, de plus pauvre pour nous amener à découvrir le côté sacré de la vie la plus pauvre, la plus commune, la plus quotidienne, la plus banale. Nous avons pris ces signes, nous les avons mis à l’écart, derrière les grilles, enfermé dans les églises comme si on ne devait plus les toucher, comme si maintenant le monde sacré était séparé et ennemi du monde profane. Alors que pour les Chrétiens, il n’y a pas de profane. En réalité tout est sacré ! L’univers tout entier, je le reçois comme un cadeau de Dieu. Rien n’existait, ni notre petite planète terre, ni l’univers dans son immensité, si Dieu ne les tient dans l’existence d’instant en instant. Et moi, comment pourrais-je être si Dieu ne me donnait pas d’être, comme une source toujours active, qui me tient sans cesse sur le fil de la vie. C’est cela que j’ai senti dans le Grand Silence : ces moines qu’ils soient en prière dans leur cellule ou au travail, qu’ils mangent ou s’occupent du jardin et des bêtes, toutes leur vie extérieure semblait illuminée par une lumière intérieure. Soit que nous mangions, soit que nous buvions, dit précisément l’apôtre Saint Paul, nous sommes avec le Seigneur.

Ils nous disent au fond, ces moines, ce qu’est en vérité notre propre vie : une rencontre mystérieuse, mais réelle de plus grand que nous. Toute notre vie – et nous l’oublions, nous oublions le plus souvent l’essentiel – toute notre vie n’a de sens que si elle est la recherche de Celui qui est tout. « Nous n’avons de repos dit le grand Saint Augustin jusqu’à ce que nous reposions en toi, Seigneur ». Et c’est aussi le sens de la fête d’aujourd’hui : les saints nous rappellent que nous sommes en route, pèlerins de l’absolu, vous notre patrie définitive dont la vie ici-bas est comme un avant-goût.

Il y a des hommes qui ont bien compris cela. Parmi eux quelqu’un qui nous est proche, parce qu’il est de chez nous, Robert Schuman. Il a parfaitement compris que sa foi et son engagement ne faisaient qu’un, qu’il ne pouvait pas être chrétien sans l’être là où était sa mission c’est-à-dire en politique puisqu’il était député, mais aussi ministre et président du conseil. Un de ses amis, André Philippe, un socialiste de confession protestante qui fut ministre des finances et de l’économie au temps ou Schuman était aux affaires étrangères dit : « Ce qui m’a frappé en lui, c’était le rayonnement de sa vie intérieure ». Voyez, c’est ce qui se passe au-dedans qui donne du prix, de la saveur à l’extérieur. Jean-Paul II dans un discours de 2002 révoque Robert Schuman comme celui qui a su incarner les valeurs évangéliques dans sa vie politique et y puiser l’inspiration de son engagement public.

Pour nous c’est pareil, quelque soit le métier que nous exerçons, que nous soyons en usine, en entreprise, grosse ou petite, intellectuel ou manuel, à des postes de commandement ou humble travailleur, l’exemple de Schuman ou des moines peut nous inspirer : faire en sorte que toute notre vie soit transfigurée par la lumière d’en haut. Un mot revient sans cesse vers la fin du Grand Silence, comme un leitmotiv, tiré du prophète Jérémie : « Tu m’as séduit Seigneur, et je me suis laissé séduire par toi » (Jr 20,7). Comment mieux dire la relation entre Dieu et moi que par le mode de l’amour ? Dieu n’est-il pas notre Père et nous ses enfants !

François de Sales parle dans un de ses sermons de la Toussaint de la gloire et du bonheur des Saints ? Quelle est-elle cette gloire et quel est leur bonheur ? C’est, dit-il avec Saint Jean, de te connaître toi, le vrai Dieu (17.3). Connaître Dieu tel qu’il est, clairement, sans ombre ni figure, en son être même, lui, la source de toutes choses. Alors aussi toutes choses nous apparaîtront dans leur vérité. Il m’arrive de dire aux enterrements, l’étonnement que doit éprouver celui que nous entourons de notre prière, le frère ou la sœur défunte, de découvrir Dieu, qu’il était si proche de nous et que nous l’apercevions même pas, que nous courions après de veines gloires, alors que lui, le bien suprême, était là, à notre porte, qu’il s’offrait à nous et que nous n’y prenions garde

 

 

Toussaint 2009

 

Voici un morceau de musique : je doute que quelqu'un parmi vous puisse entendre dans sa tête ce qui est écrit là à la seule lecture des notes. Que faut-il pour que nous entendions cette musique ? Il faut un interprète : un organiste, un pianiste ou la voix de quelque un s’il s’agit d’un chant. Il en est ainsi de tous les chefs-d'œuvre, non seulement de la musique, mais aussi de la littérature, de la peinture, de la philosophie, de l’architecture. Tel tableau de Picasso, Guernica par exemple ou Les demoiselles d’Avignon, je ne peux l’apprécier que si quelqu’un qui en a pénétré le sens me l’explique. C’est ainsi qu’apprend dans les écoles les grands textes de la littérature, grâce à des maîtres qui comprennent mieux que nous, parce qu’avant nous ils les ont appris, lus, médités; ils les ont saisis dans leur source pour nous y introduire. De même quand on visite une ville ou une cathédrale, il est bon d’avoir un guide qui nous ouvre à ce qui nous est inconnu. Les plus belles œuvres, les plus beaux écrits restent inertes et sans effet sur nous, si on ne nous aide pas à les comprendre…

Ainsi en va-t-il des choses divines - et tous les chefs-d'œuvre touchent au divin; ils sont comme un rayonnement du cœur de Dieu. Or cette intimité divine n’est accessible qu’à travers une expérience vivante, à travers un visage. Tels sont les saints, ils nous restituent aujourd’hui telle Père Teresa ou le bon Pape Jean XXIII, ou hier François d’Assise ou le Curé d’Ars, ils nous restituent le visage de Dieu. Ou encore, celle que tous connaissent au moins un peu, Thérèse de Lisieux. A travers eux et tous les autres, ceux précisément que nous fêtons aujourd’hui, la multitude de ceux qu sont pour nous des éveilleurs d’aurore, à travers eux nous parvient comme un écho de la Source infinie, à travers leur visage humain, accessibles à notre expérience parce qu’ils sont nos frères, s’ouvrent à nous des horizons insoupçonnés. Je pense à Edith Stein : elle a su voir dans le visage de son amie Anna Reinach les traits du Christ vivant, la force de la puissance du Christ ressuscité.

Mais ce n’est pas seulement dans le cœur des saints que Dieu veut renaître. Il le veut aussi dans le nôtre. C’est facile à comprendre. Depuis que Notre Seigneur Jésus-Christ a quitté notre terre, il ne eut plus apparaître sur le plan de l’histoire avec un visage perceptible à nos yeux, sinon de façon tout à fait exceptionnelle et par miracle. Le Christ s’est montré à ses disciples après la résurrection, pour les confirmer dans leur foi, et c’est fondamental pour toute la suite des temps : tout a été dit de ce qui devait être dit, si bien qu’aucun chrétien n’est obligé de croire à une quelconques apparition, même la tradition chrétienne admet al passibilité de telles apparitions, comme le Christ se montrant à Marie-Marguerite à Paray le Monial, ou Marie, à Catherine de Labouré, rue du Bac à Paris, et à Bernadette à Lourdes ou encore aux deux jeunes de La Salette. L’essentiel de la foi nous est donné de la foi nous est donné dans ce que l’Église offre à travers la lecture et la méditation de l’Ecriture, à la table de la Parole et tout à l’heure à la table du pain quand le pain sera rompu.

Nous vivons dans l’ère de la foi.

Autrement le Christ a quitté la place visible de l’histoire, il continue d’être parmi nous, au-dedans de nous, il continue de marcher avec nous comme il marchait avec ses disciples d’Emmaüs, il est constamment sur tous les chemins de la terre pour nous recevoir dans les abîmes de son amour. Mais il ne peut plus être vu. Alors ? Alors il y a ceci de merveilleux : s’il doit recouvrer un visage visible, nécessaire à notre condition d’homme d’aujourd’hui comme à celle de l’homme d’hier pour être reconnu, cela ne peut se faire qu’à travers le nôtre, notre visage d’homme. Comment les enfants connaîtront-ils Dieu, sa paternité et sa tendresse, sinon à travers le visage de leurs parents d’abord, puis celui du voisinage, et peu à peu à travers des témoins d’ailleurs. Les parents sont les premiers prêtres de l’enfant et ils sont prêtres plus qu’aucun autre ne pourra jamais l’être. Pas nécessairement par de grand discours, mais par la lumière - si lumière il y a - et le rayonnement de leur personne. Ils éveilleront ou n’éveilleront pas dans l’enfant à des profondeurs infinies le sens de la Présence aimante de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Vous sentez votre vocation ? Être des révélateurs de Dieu vivant. Cela n’est pas réservé au Pape, aux évêques, aux prêtres. C’est la vocation de tout baptisé de révéler Dieu. Voyez tout n’est n’est pas négatif aujourd’hui, même si le nombre des chrétiens diminue fortement, même si c’est le petit nombre qui s’est présenté au sacrement de la réconciliation. Nous avons la chance de retrouver quelque chose de notre source, que là où nous vivons et quoi que nous fassions, même les malades ou les handicapés - peut-être eux plus que les autres - nous sommes tous chargés de Dieu. Oui, Dieu compte sur nous. Sans doute n’avez-vous pas à prêcher comme je le fais. Vous le savez bien, l’essentiel n’est pas de prêcher, mais d’être. Nous sommes appelés à prêter à Dieu notre visage, notre sourire, notre amitié, tout cela qui atteint le cœur de l’homme, qui transfigure la vie, qui lui donne toutes ses dimensions, sa largeur, sa hauteur, sa profondeur, qui l’appelle au large. Amen.

 

 

Toussaint 2001

 

Le monde est en flammes, disait Edith Stein le 14 septembre 1939. La Guerre venait d‘éclater. quand les troupes allemandes envahirent la Pologne et que la France se déclara solidaire de la Pologne. Edith Stein est en Hollande. Le monde est en flammes. L'incendie peut aussi atteindre notre maison. Mais la croix se tient haute par-dessus toutes les flammes. Elles ne peuvent pas la réduire en cendres. Elle est le chemin qui mène de la terre au ciel. Celui qui l'embrasse avec foi, amour et espérance, elle l'élève dans le sein de la Trinité.

Le monde est en flammes. Te sens-tu poussé à les éteindre ? Regarde la croix. Du cœur ouvert jaillit le sang du Sauveur. Il éteint les flammes de l'enfer. Libère ton cœur en vivant fidèlement selon tes vœux, alors le flot de l'amour divin se déverse dans ton cœur, il déborde et devient fertile '-jusqu'aux limites du monde. Entends-tu gémir les blessés sur les champs de bataille de l'Est et de l'Ouest ? Tu n'es ni médecin ni infirmière pour bander les blessures. Tu es enfermée dans ta cellule sans pouvoir les approcher. Entends-tu le cri des agonisants ? Tu voudrais être prêtre pour les assister. Es-tu touchée par les plaintes des veuves et des orphelins ? Tu voudrais être un ange de consolation et les aider. Regarde le Crucifié. Si tu lui es uni en observant fidèlement tes vœux sacrés, son précieux sang devient tien. Si tu lui es uni, tu es présent partout, comme lui. Tu peux aider non seulement ici et là comme le médecin, l'infirmière, le prêtre. Avec la puissance de la croix tu peux être sur tous les fronts, sur tous les lieux de désolation, ton amour miséricordieux qui vient du cœur divinité porte partout, il envoie son précieux sang partout pour soulager, guérir, sauver.

Les yeux du Crucifié te regardent, t'interrogent et d'éprouvent. Veux-tu renouveler tout de bon alliance avec le Crucifié ? Que lui répondras-tu ? « Seigneur, où irons-nous ? Seul tu as les paroles de la vie éternelle. » Ave Crux, spes unica.

Le monde est en flammes ! Il l’est aujourd’hui.

A cause de tout ce que nous voyons de la violence aux Etats-Unis, à cause des bombes qui écrasent l’Afghanistan. Et aussi - peut-être surtout - de ce qui ne se dit pas ou presque : les massacres en Angola depuis près de quarante ans. Pascal, un jeune de chez nous, y a travaillé il y a quelques années dans le cadre d’une ONG pour l’adduction d’eau potable, il en rapporté toute l’horreur : des milliers d’hommes et de femmes tués, pris entre les forces gouvernementales et les rebelles du Front de libération nationale le front de libération et ce n’est pas fini. Sans parler de tous ceux qui laissent leur vie au fond des mines de diamant.

La violence au Sri Lanka, entre les forces des Tigres noirs, les volontaires de la mort programmée par les indépendantistes tamouls et la résistance des autres : des tués par milliers des enfants soldats envoyés au feu pour protéger les autres, des villes rasées peuplées de fantômes.

Le feu au Sud Soudan, des millions de morts et de déportés, des squelettes vivants.

En Colombie, des paysans exécutés, on ne sait pour quoi, la terreur semée par les fascistes et les opposants de la guérilla marxiste.

Le feu en Burundi où se poursuivent les massacres entre Hutus et Tutsi, sans que personne ne bouge ou n'intervienne. Peuple désespéré, délaissé, jeté sur son tas de fumier, effacé des grands projets planétaires.

Que faire ?

Le monde est en feu, disait Edith Stein.

Déjà Thérèse d’Avila disait cela au XVIe siècle - le monde est en feu - quand elle apprit les malheurs entre l’Allemagne et la France ou les ravages que faisaient les Luthériens de son vivant.

Thérèse s’est vouée avec ses sœurs à s’offrir au Seigneur, à prier pour les défenseurs de l’Église, pour les prédicateurs et les théologiens qui la défendent et c’est pour les exhorter à plus de ferveur et d’amour qu’elle a composé pour elles les pages du Chemin de la perfection.

Et l’autre Thérèse, celle de Lisieux, n’est pas restée absente des bouleversements du monde. La charité lui donné la clé de sa vocation. Elle découvrit que l’Église avait un cœur et pour que ce cœur batte, il lui fallait de l’énergie. Et elle a fait le don de sa vie pour que l’amour ne vienne pas à manquer et que les apôtres aient la force d’annoncer l’Évangile et que les martyrs ne cessent pas de verser leur sang et l’on pourrait ajouter : pour que les prédicateurs d’aujourd’hui soient hardis dans leur travail et que les chrétiens ne manquent pas de témoigner de leur Dieu.

Fête des morts 2 novembre 2003

Le poète bosniaque Marco Vesovic raconte qu’en pleine guerre de Yougoslavie, en 1994, dans un hôpital de Sarajevo où l’on amenait chaque jour une cinquantaine de blessés, est accueilli ce matin-là un jeune homme atteint de multiples éclats d’obus. Il est opéré pendant que, derrière le rideau, une femme se prépare à donner la vie. Lorsque le blessé se réveille après l’intervention qui a duré très longtemps, on entend vagir le bébé qui vient de naître. Le jeune homme interpelle alors le chirurgien avec grand sérieux :”Dites, docteur, est-ce moi qui viens d’accoucher?”

On pourrait penser que c’est du délire. Mais est-ce seulement cela?

En réalité, semble-t-il, il se demande peut-être dans une demi-inconscience, s’il n’a pas expulsé de son corps ce qui était mort en lui pour vivre d’une nouvelle vie. Autrement dit, il aurait eu l’impression de vivre un accouchement. Il est comme surpris qu’il puisse encore y avoir de la vie après ce qu’il a enduré, après les blessures, les violences de la guerre et la mort. Or, qu’est-ce qu’il entend au moment où il se réveille? Il entend les cris du bébé qui lui rappellent inconsciemment les cris et les misères que provoque la guerre et dont il était témoin et victime à la fois. Mais en même temps les cris de l’enfant éveillent le sentiment de vie. Il n’y a donc pas que de la souffrance, que de la mort, il y la vie. De la vie au cœur de la mort.

Ça ne vous rappelle pas quelque chose, une réflexion de Jésus au moment où il apprend la mort de son ami Lazare? “Cette maladie ne mène pas à la mort, dit-il, elle est pour la gloire de Dieu.” Je le comprends ainsi: il y a des souffrances, des maladies qui ne mènent pas à la mort, il y a même des morts qui ne mènent pas à la mort, elle sont pour la gloire de Dieu.

Comme celle de Victor.

Suite à un appel téléphonique, je vais le voir, tard le soir, vers minuit; il est seul dans la chambre d’hôpital. Après quelques mots, je lui propose la communion. Il prie à haute voix, distinctement, sans précipitation, sans panique. Je devine la foi de cet homme qui m’est complètement inconnu. De prier ainsi le fatigue, je le sens; je l’invite à se reposer, à suivre en esprit mes prières. Ce qu’il fait. Puis il communie. Dans le silence et l’action de grâces. Une grande photo est devant lui sur la tablette. Il m’explique que c’est son épouse, ses six enfants, ses petits-enfants. Avant de le quitter je lui demande de quoi il souffre. “Le cancer, dit-il; je sais que je suis au bout de ma course, mais je n’ai pas peur, je m’en remets entre les mains du Seigneur.” Il hésite un peu avant de poursuivre :”Une de mes nièces a été frappée par le cancer; elle est trop jeune pour mourir à cinquante ans, alors j’ai dit : Seigneur, je prends son mal sur moi qui suis vieux. “ Etait-il vieux à soixante quinze ans? Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire que son attitude me paraissait admirable. C’est la première fois de ma vie que j’entends pareille confession. Le surlendemain j’ai appris par le journal que Victor était mort. Etait-il vraiment mort? Je ne crois pas, il était entré dans la vie et j’ai pensé au Christ disant : nul ne prend ma vie, je la donne. Victor aussi l’avait donné.

Il y a donc une réalité supérieure à la vie et c’est la sur-vie, la vraie vie, seulement elle est ailleurs. Maintenant je comprends le mot du poète Jean-Claude Renard :”Ne laisse pas ta mort te tuer.” C’est-à-dire ne la laisse pas faire, prends-la à bras-le-corps, tords lui le cou, “meurs ta mort”, disait Thérèse d’Avila, ça revient au même, elle veut dire : ne l’occulte pas, regarde-la en face, n’aie pas peur d’elle, alors elle deviendra ta compagne, ta douce amie.

Mais comment vivre cela ? Comment faire ainsi de la mort un chemin de vie? “Tenez-vous prêts, répond l’évangile. Restez en tenue de service. Gardez vos lampez allumées.”

Ces lampes qui se sont effectivement allumées en venant au monde et qu’au baptême on représente symboliquement par le cierge allumé au cierge pascal - il invite les parents et ceux qui participent au baptême à découvrir la flamme brûlant au coeur du nouveau-né.

Mais quand le Seigneur viendra au soir de notre vie, ce feu brûlera-t-il encore? Resplendirons-nous encore ? “Etincellerons-nous, comme il est dit au livre de la Sagesse, vifs comme le feu qui court dans la paille?”

Comme il est beau ce regard biblique sur les disparus : étincelants, enflammés, resplendissants, vifs comme un feu joyeux de sa légèreté.

Reste une question: est-il possible de préparer un tel incendie dès maintenant et de s’avancer, comme le souhaitait il y quelques années un romancier aujourd’hui disparu, Jean Sulivan, “dans le grand soleil de la mort” (Joie errante)? Je souhaiterais il va de soi que ma mort soit solaire, comme le fut celle de Victor. Vous aussi. Mais ce n’est pas ainsi qu’elle se présente habituellement. Le plus souvent elle vient en habits de tous les jours, péniblement, sous les dehors d’une lutte - agonie veut dire lutte - et elle est éprouvée par ceux qui y participent comme une perte, une absence, un non-sens, une injustice, un malheur. Sauf à m’y préparer, à prendre ce jour-là comme un jour ordinaire et à revêtir chaque matin l’humble tenue de service que je dépose le soir, sans autre question, avec confiance.

 

 

31ème dimanche ordinaire 1995

 

Chers amis,

Vous venez d’entendre les lectures que l’Eglise présente aujourd’hui à notre méditation. Elles sont aussi belles les unes que les autres. J’aurais voulu m’arrêter à celle de Saint Paul, mais c’est une fois de plus l’Evangile qui l’emporte et quel Evangile, celui de Zachée que vous avez déjà entendu tant de fois. Avez-vous remarqué le verbe « voir » : il revient trois fois dans le texte.

Il est dit d’abord de Zachée qu’il cherchait à voir qui était Jésus et que pour cela il grimpe sur un arbre au bord du chemin, d’où il aura plus de chance de bien voir, car, remarque l’Evangéliste, il était de petite taille. Ensuite Jésus lève les yeux – pour voir, il va de soi – et l’interpelle. La foule enfin récrimine en voyant – en voyant quoi ? En voyant que Jésus s’intéressait au pauvre Zachée. Je reprends ces trois moments :

Le regard de Zachée d’abord. On devine combien ce regard était chargé de curiosité, au bon sens du mot, de désir. Le regard ne révèle-t-il pas le cœur, la pensée, l’intention profonde qui l’habite ? Il y a des regards vides, comme si la personne était absente d’elle-même et des autres – trop de soucis l’assaillent ou de déceptions, elle ne sait plus où

donner de la tête. Tel n’était pas le cas de Zachée. Il attendait un mot, un geste, une présence qui vienne remplir sa solitude et donner sens à sa détresse, car il est mal vu, il n’a pas d’amis et pour cause ! Il ramasse les impôts – ça n’a jamais été une profession populaire-, il en verse une partie aux occupants romains. Un traître, voilà ce qu’il est, un traître à la patrie, un collaborateur ! Sans oublier qu’il ne manque certainement pas de se remplir ses propres poches ! Tout cela fait qu’il est malheureux et qu’il souhaite voir Jésus. Et parce-qu’il porte en lui ce désir, il va être libéré. Ah, chers amis, si nous portions le même souci en nous de voir Jésus, comme nous serions heureux ! Jésus accourrait, il remplirait nos vies de sa présence !

Deuxième regard : celui de Jésus. Jésus, en arrivant à la hauteur de Zachée, leva les yeux et l’appela. Ca, c’est un autre regard, un regard d’amour, un regard de bonté. Et dire que c’est Dieu qui à travers le regard de Jésus répond à notre regard d’homme, s’il est d’attende et de désir. On pourrait dire de celui qui prie, qu’il regarde Dieu et que Dieu le regarde. Il se trouve, je ne sais pas dans quel musée - à Jérusalem peut-être – une série de statuettes venant de Sumer, l’une des plus anciennes civilisations de la Mésopotamie, aux limites actuelles de l’Irak et de l’Iran, elles représentent, ces statuettes, des orants, c’est-à-dire des gens en prière, hommes et femmes - on peut facilement les voir reproduites dans les livres d’histoire ou d’art ancien avec des yeux immenses, grand ouverts, prêts à capter l’invisible : ils regardent Dieu et Dieu les regarde. Je pense aussi au Curé d’Ars, près de Lyon, et du paysan qu’il rencontra un jour en prière dans son église. – Que faisiez-vous là ? demanda le Curé – Je priais, répondit l’homme – Oui, mais que disiez-vous au Bon Dieu ?- Et l’homme de lui répondre : je l’avisais et il m’avisait, ce qui veut dire : je lui parlais et il me parlait. Il aurait aussi bien pu répondre : je le regardais et lui me regardait. Evidemment, les yeux représentent ici le cœur. On ne voit bien qu’avec les yeux du cœur, dit le Petit Prince.

Troisième regard : celui de la foule. Un regarde de haine. Ce n’est pas un bon regard, mais un regard négatif, de destruction. Un regard critique. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’ils sont jaloux, ils ne sont pas contents que Jésus aille chez Zachée, le percepteur des impôts, ils trouvent à redire, comme si la joie des autres le gênait ! Voilà pourquoi ils passent à côté de l’essentiel. Zachée découvre qui est Jésus. Pas eux. Et moi, quel est la qualité de mon regard ? Seigneur, ouvre mes yeux. Donne-moi un regard d’enfant simple et clair, généreux, qui se réjouisse du bonheur des autres et non pas de leur malheur. Un regard de bonté et d’amitié. Un regard de douceur. Un regard de reconnaissance. Remarquez l’importance du regard. Voir Dieu, pas seulement l’entendre. Je relis l’appel des premiers disciples dans saint Jean : « Où habites-tu ? demandent-ils – Venez et voyez ! répond le Christ. Il en est ainsi dès les débuts de l’histoire d’Israël. Voyez Abraham sous le chêne de Mambré : « Ayant levé les yeux, voilà qu’il vit le Seigneur. » ou Moïse dans le désert du Sinaï : il a vu l’Ange du Seigneur se manifester à lui sous la forme d’une flamme de feu jaillissant du milieu d’un buisson. Pareillement le prophète Isaïe : « L’année de la mort du roi Ozias, raconte-t-il, je vis le Seigneur assis sur le trône » (Is 6). Voir Dieu, le souhait premier de tous les mystiques. Edith Stein, avant qu’elle n’entre au Carmel de Cologne vivait comme jeune fille au couvent des Dominicaines adoratrices de Spire, au pied de la cathédrale : elle passait, malgré l’immense travail dont elle était chargée, de longs moments d’adoration chaque jour dans la chapelle; elle regardait le Christ rayonnant de l’hostie. Et comment ne pas évoquer Job. J’ai mis des années à comprendre ce long livre, les quarante-deux chapitres de discussions à n’en pas finir avec ses amis qui le harcèlent et l’accusent de ne pas reconnaître ses torts, quand à la fin, tout à la fin, il reconnaît : « Jusqu’ici, Seigneur, je te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu.» Alors moi aussi j’ai vu, j’ai compris.

 

 

32e dimanche ordinaire (C) le 11 novembre 1989

 

Le mur de Berlin s’ouvre au le vent de la liberté !

Je pense que vous avez conscience, comme moi, que nous sommes en train de vivre des événements d’une portée considérable pour notre histoire et l’avenir de la planète. J’ai eu la bonne idée hier vers la fin du repas de midi de proposer à mon invité de regarder les informations. Et qu’avons-nous vu ? Des hommes et des femmes cherchant à récupérer des morceaux du mur de Berlin, l’un avec une simple roche, l’autre avec un bout de ferraille, un troisième avec un burin et un marteau, chacun avec l'outil qu'il avait trouvé. Ailleurs des pelles mécaniques étaient à l’œuvre pour le démolir. Puis d’un coup d’un coup le journaliste qui parlait en direct de là-bas annonce que Ladislas Rostropovitch, le grand Rostropovitch approchait du mur et se préparait à jouer de son violoncelle et nous eûmes une minute de bonheur où sa musique monta toute nue vers le ciel, célébrant à sa façon ce que personne n’aurait pu annoncer deux jours plus tôt : que le mur de Berlin tombait, que la libre circulation serait rétablie entre les deux blocs d’un même peuple et que vingt-huit ans de honte s’effaçait dans le cœur de l'homme. La liberté réprimée depuis si longtemps allait pouvoir s'exprimer d’une nouvelle façon. Comment dire l’émotion qui serra notre gorge à ce moment précis ? Oh, je sais, tout n’est pas encore acquis! La liberté ne se donne pas, elle se conquiert, il va falloir des années pour que se remettent debout des hommes pliés et des économies délabrées après des années d’oppression et de misère. Cela ne se fera pas sans pleurs ni gémissements. Toute conquête humaine se fait à la force du poignet et requiert d’immenses efforts. Et pourtant nous saluons cette heure comme une heure historique dont nous nous souviendrons comme d’un des plus hauts faits de l’histoire en cette fin de vingtième siècle.

Comment dire notre émotion ?

Pour ma part j‘ai pensé à Maurice Clavel; le philosophe et critique littéraire mort trop jeune en 1980. Peut-être certains se souviennent-ils de lui; il s‘était fait connaître de la France entière il y a une vingtaine d‘années, ce devait être en 1969, tout au début de la présidence de Pompidou, lors d’un débat télévisé où, ayant remarqué que le film qu’il présentait avait été coupé en un endroit, s’était levé avant même que le débat commençât avec ces mots qui nous avaient coupé le souffle: « Messieurs les jurés, bonsoir ». Le mot eut vite fait le tour du pays - Maurice Clavel avait salué mai 68 comme un souffle de l’Esprit, comme un nouveau printemps de l’histoire. Et voici ce que je veux dire ; dans le film qu’il présentait à ce fameux débat on voyait une fontaine qui coulait en abondance, puis on voyait une main qui cherchait à en stopper le débit, à en fermer la bouche. Impossible de l’arrêter tout entière, l’eau giclait de toutes parts, tant la pression était forte. C’était à l’évidence un symbole. La fontaine, expliqua Clavel, c’est notre âme et la main qui cherche à la boucher, ce sont les contraintes que les hommes mettent non pas pour la tuer- on ne peut pas tuer l’âme - mais pour en arrêter le cours, pour la faire se taire, pour l’étouffer. Mais parvient-on jamais à l’étouffer ?

Voyez le symbole appliqué à ce qui se passe en moment même, dans les peuples de l’est qui se mettent à bouger les uns après les autres. Le régime communiste a répandu sur l’âme russe une chape de plomb en réprimant les aspirations les plus profondes du peuple, une chape qui a couvert les autres pays de l’est les uns après les autres. De temps en temps se produisirent des soubresauts inattendus qui furent vite réprimés dans le sang par les chars soviétiques. Aujourd’hui le bouchon saute de toutes parts et le vent de la liberté commence à souffler.

Tout reste encore à faire, à construire, car, ne l’oublions pas, c’est le grand chaos dans tous ces pays: Le chaos économique - plus rien ne fonctionne -, le chaos culturel - il faut réapprendre à être responsable -, le chaos politique - toutes les aspirations à la démocratie ont été écrasées pendant des dizaines d’années -, et que dire du chaos religieux - les retombées du sentiment religieux réprimé, bafoué, nié n’ont pas fini, était-il dit dans un article de La Croix, de se faire entendre à travers le monde. Car, souvenons-nous-en, c’est dans leurs églises que les Polonais retrouvaient d’abord leur identité et puisaient l’énergie de survie, c’est dans les élises et les temples de Dresde et de Leipzig que les Allemands de l’est se rassemblaient avant de partir à la conquête des rues et des places publiques. Et n’oublions pas enfin, et je dirais avant tout, que ce sont les hommes qui font l’histoire: que serait la Pologne sans Lech Walesa et sans Jaruzelski qui au lieu d’en appeler à la répression changea de gouvernement. Que serait la Tchécoslovaquie sans Dubcek et aussi sans Ian Palanche qui s’est immolé sur la place centrale de Prague 68. Que serait la RDA sans Egon Kreuz ? Et surtout, surtout, il faut le dire, que serait le monde sans celui qui rendit tout cela possible; Mikaël Gorbatchev qui ouvrit son pays et tous ses stellites au grand large. Il ne s’agit pas de canoniser qui que ce soit avant la mort mais notre grand pape Jean-Paul fut-il pour rien dan cette immense page d’histoire qui s’est écrite sous nos yeux ? Ne faut-il pas noter que tout cela que nous sommes en train de vivre et qui porte en soi des germes étonnants d’espérance nous rappelle au moins ceci : l’éminente dignité de l’homme. Dans sa réponse aux Sadducéens qui se posent des questions sur l’au-delà de la vie sur terre, ou plutôt qui l’on résolu par la négative, puisqu’il est dit qu’ils ne croient pas à la résurrection de la chair, Jésus nous dit que nous sommes réellement des fils de Dieu et les héritiers du royaume de vie éternelle. Et voyez la révolte du dernier carré des fidèles Juifs au livre des Martyrs d’Israël que nous avons entendu en première lecture, quand le ,successeur d’Alexandre le Grand profana le temple de Jérusalem et déchaîna la persécution contre le peuple élu; alors se leva Matthatias et son fils, ils prirent le maquis et sonnèrent la révolte du peuple. Rien ne les arrêta, pas même les menaces de mort. « Mieux vaut mourir par le main des hommes quand on croit à la résurrection promise par Dieu que de renier son âme. » Il faut le comprendre ; l’histoire que nous vivons et qui s’écrit sous nos yeux est vraiment une histoire sainte.

 

 

32ème dimanche (C) 2007

 

Vous avez bien compris l’Evangile, je suppose. Un groupe de Sadducéens, des juifs fervents qui ne croient pas à la résurrection, s’en prennent à Jésus et cherchent à ridiculiser Jésus sur ce point précis de la résurrection. Ils imaginent l’histoire qu’on vient d’entendre de la femme qui perd son mari. Or ce dernier avait six frères. Le deuxième frère l’épouse : il meurt. Puis le troisième et ainsi de suite jusqu’au dernier. Duquel de ces sept maris successifs sera-t-elle l’épouse à la résurrection des morts ? Du dernier ? Pourquoi pas du premier ? Ou choisira-t-elle ? Voyez le piège. Jésus ne se laisse pas conter, il fait éclater le cadre trop étroit de notre pensée et de notre foi : la vie au ciel sera totalement autre, totalement nouvelle : « Les enfants de ce monde se marient… »

J’en étais là dans ma réflexion quand j’ai pensé et écrit ceci : Je suis sûr qu’il vous arrive de douter de la foi, comme il arrivait à Mère Teresa de douter. Nous savons aujourd’hui par toute une série de lettres publiées en anglais qu’elle a vécu une longue nuit de la foi – elle n’avait pas perdu la foi, loin de là, elle a traversé une longue nuit intérieure avec une absence totale de sensation de la présence de Dieu. En réalité, il n’y a là rien d’étonnant. Tous les grands saints ont passé par là. Thérèse de Lisieux en parle dans ses Ecrits autobiographiques, en particulier dans les chapitres adressés à Mère Marie de Gonzague. A partir de Pâques 1896 jusqu’à sa mort le 30 septembre 97, le brouillard s’est épaissi en elle, elle ne ressentait plus rien des douces certitudes qui l’habitaient jusque là. Elle semblait entendre des voix au-dehors d’elle qui disaient : « Tu rêves, ma fille, de posséder la vie avec Dieu, tu crois sortir un jour des brouillards qui t’environnent. N’attends rien de la mort ; elle te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant. » Il lui semblait qu’un mur s’élevait jusqu’aux cieux qui lui cachait le ciel étoilé. Il ne lui restait rien du bonheur d’être avec Dieu qu’elle éprouvait jusque là. Tout ce qu’elle croyait ne serait-il que rêverie, imagination, comme un conte qu’on se raconte désespérément pour ne pas constater l’échec de la vie ? Alors que reste-t-il ? Il reste le vouloir croire. Thérèse l’écrit très clairement à sa Mère Supérieure : « Lorsque je chante le bonheur du Ciel, l’éternelle possession de Dieu, je n’en ressens aucune joie, car je chante simplement ce que je veux croire. » Et il reste quelque-chose de concret, de très concret, ce qu’annonce saint Jean en sa Première lettre : comment l’homme peut-il aimer Dieu, qu’il ne voit pas, s’il n’aime pas son frère, qu’il voit. Il reste l’amour entre nous, reconnaître qu’autrui est un frère, un ami, autrui, n’importe lequel, mon voisin, quel qu’il soit, aimable ou pas aimable, je lui ouvre mon cœur, cette haute et humble tendresse dont Jésus disait que c’est par elle qu’on reconnaît ses disciples. C’est le cœur de l’Evangile : Dieu parmi nous est cet amour entre nous, car Dieu est amour. C’est encore un mot de saint Jean : Dieu est amour.

Jeudi dernier, j’ai lu quelques pages que La Vie, l’une des revues catholiques de France, consacre à Sœur Emmanuelle - Sœur Emmanuelle, vous la connaissez, la chiffonnière du Caire – je me suis dit : ça y est, on ne peut pas mieux exprimer ce que j’ai à vous dire. Il s’agit de Sofia Strill, une femme qui a bien connu sœur Emmanuelle quand elle était petite. Aujourd’hui des années plus tard, elle poursuit son dialogue avec elle. Dans ma vie, dit-elle, j’ai eu deux cadeaux : Ssœur Emmanuelle et le dalaï-lama. Lui aussi, c’est bien plus qu’un moine bouddhiste, c’est un cœur donné au monde. C’est vrai que leurs deux messages se rejoignent. Cette capacité d’aimer, de ne pas être centré sur leur personne les rends universels. Avec eux, on se retrouve sur l’essentiel, dans l’espace du cœur. Sœur Emmanuelle m’a fait cadeau de sa présence, ce regard fascinant des grands priants, cette lumière sur son visage ! Ce n’est pas la religieuse catholique que j’admire, qui m’intéresse en elle, mais son expérience d’humanité et de spiritualité qui dépasse toute religion.

Là, nous sommes déjà dans une humanité nouvelle, qui est comme un avant-goût du ciel et qui permet de comprendre l’Evangile d’aujourd’hui. Les Sadducéens, s’opposent à Jésus sur la compréhension de l’au-delà, de l’après vie. Ils ridiculisent l’idée de résurrection en utilisant la situation absurde d’une femme mariée successivement à sept frères : de qui sera-t-elle le mari à la résurrection des morts ? Comme si la vie de ressuscité ne serait que la prolongation à l'infini des modes de vie terrestres. Non, la vie future n’est pas comparable à celle de la terre, notre existence sera radicalement nouvelle. Elle l’est déjà maintenant. L’apôtre Paul le dit à sa façon dans la lettre aux Galates : « Désormais il n’y a plus ni juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme ni femme car vous tous vous êtes un dans le Christ (3,28) »

Comme nous sommes loin de tout cela ! Ce que nous sommes appelés à être n’est rien moins que ceci : tous, nous sommes frères et sœurs. Pour moi, la famille s’arrête aux frères et sœurs issus des mêmes parents, peut-être vais-je jusqu’à inclure quelques cousins, quelques amis encore et ça s’arrête là. Comme si nous étions seulement des êtres naturels, biologiques. Il n’y a plus seulement mes frères ou sœurs de sang, mon mari ou mon épouse. A notre mort nous découvrirons qu’en réalité nous sommes des frères universels… notre cœur s’ouvrira à la totalité des humains. Il n’y a plus la seule proximité, le Christ nous invite dès maintenant à cette fraternité. La République aussi : liberté – égalité – fraternité. Nous découvrirons que nous sommes tous uns en Christ, qu’autrui, mon voisin, mes proches et lointains portent chacun un trésor en eux, que nous n’existons que reliés les uns aux autres…

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