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 1er dimanche de l’avent (A) 2004

 

La réalité et le réel

 

Merveilleux temps de l’avent où l’Eglise nous invite à regarder le Seigneur qui vient. Temps de l’attente et du désir. Il est venu autrefois, le Seigneur, il y a deux mille ans, vivre notre condition humaine, petitement, humblement   - voyez les débuts à Bethléem, la fin  sur le Golgotha, les ennuis tout au long de ses années de prédication; quelques uns l’ont suivi, ce n’était pas la foule; ils ont essayé à leur tour de rassembler ceux qui voulaient bien les suivre et ont fondé les premières communautés chrétiennes. Au fil des siècles, la Bonne Nouvelle a pénétré des cœurs, marqué les peuples, jusqu’à nous aujourd’hui ? Le Christ que nous cherchons à tâtons, nous le trouverons définitivement quand nous quitterons cette terre et que nous serons accueillis sur le seuil de l’autre vie par les mots que nos avons entendu dimanche dernier, adressés au brigand repentant : “Aujourd’hui, tu seras avec moi au paradis”. Entre les deux, entre le Christ terrestre et celui qui se manifestera à la fin des temps dans la gloire, il y a place pour l’aujourd’hui.

Mais où est-il le Messie que l’Eglise nous invite à attendre, que le prophète Isaïe entrevoyait, celui qui nous est rappelé dans la première lecture, qui sera le juge des nations et qui étendrait la paix parmi la multitude des peuples, en sorte qu’il n’y aurait plus de guerre, plus d’injustice ? Où est-il ? Où est le temps où les hommes forgeront des socs de charrue avec leurs épées, et avec leurs lances des faucilles.  Nous savons hélas ce qu’il en est. “Le monde est en feu”, disait Thérèse d’Avila devant les ravages qu’opéraient en son temps, le seizième siècle, la réforme protestante. Heureusement les guerres de religion de l’époque se sont transformées en prière pour l’unité des chrétiens ! Edith Stein a repris le même mot : “Le monde pressentait les malheurs à venir pour son peuple et pour le monde. Les peuples de la terre, loin de se mettre en route vers la montagne du  Seigneur, s’égarent sur les chemins de la terreur, de la haine, de la violence.

Mais en énumérant les misères qui traversent notre terre ai-je fini d’épuiser le réel ? Et si le réel était ailleurs ? Il y a la réalité et le réel. La réalité, c’est ce que je vois, entends, les infos, le journal télévisé. Le réel est derrière, caché, invisible. Je vois les images du terrorisme - c’est la réalité. Je contemple l’enfant de la crèche et j’entre ainsi dans le regard que Dieu pose sur le monde, regard qui espère et appelle, au-delà des terrorismes, la venue d’un monde nouveau : cela, je ne le vois pas et pourtant c’es le réel, plus réel que tout le reste. Monseigneur Julien, quand il était évêque de Rennes, priait ainsi :

Je ne crains pas Dieu qui s’est fait homme, Dieu fragile, vulnérable, enfant. 

Je crains bien plus l’homme qui se fait Dieu,

violent barbare, impitoyable,

Hitler, Staline, Amin Dada (on pourrait ajouter bien d’autres aujourd’hui)

et nous aussi un peu !

Le Dieu qui se fait homme est plein de tendresse et de miséricorde.

Il nous offre sa vie, la vie de son fils unique.

 

Ce n’est pas une fable, c’est le réel, le vrai réel, le cœur du réel. N’est-il pas vrai que Dieu a voulu partager notre condition d’homme et que tout subsiste en celui qui s’est fait proche de nous ? Seulement cela ne saute pas aux yeux. Il est toujours plus facile de s’arrêter aux apparences.

Il y a le visage de mon vis-à-vis, que je vois, et il y a  ce qui est derrière le visage, la ressemblance divine, qui ne se voit pas et pourtant cela est. Dieu n’a-t-il pas fait l’homme à son image ?

Il y a ce qui apparaît de la vie, ce qui peut se voir et se toucher, le corps, les attitudes, les actes, et il y a en vous vous, en moi, mais cachée, invisible, l’origine de tout, la source de vie, la Parole, le principe de tout. Ce sans quoi je ne serais pas, ce sans quoi rien ne serait de ce qui est, celui que Jean dans le prologue de son Evangile appelle le Verbe éternel. Cette origine divine en nous, je ne la vois pas et pourtant c’est elle le réel.

Je voudrais citer pour terminer une prière du patriarche Athénagoras que le pape Paul VI rencontra à Jérusalem en 1965 - les plus anciennes se souviennent de la photo historique et si belle où on les voit tous deux s’embrasser l’un l’autre - première rencontre depuis neuf siècles de rupture entre catholiques et orthodoxes, 1054, au temps où Léon IX était pape, le pape d’Eguisheim-Dabo !). Le vieil homme, Athénagoras, qui respire la paix et la bonté raconte dans cette prière comment, des années durant, il a mené la guerre la plus dure contre lui-même et comment il a réussi à se désarmer et à n’avoir plus peur de rien, à ne plus chercher à avoir raison contre tout, à vouloir se justifier en disqualifiant les autres, à n’être plus sur ses gardes, jalousement crispé sur ses richesses, mais à accueillir et à partager, à ne plus tenir particulièrement à ses idées, à ses projets. Et voici la conclusion de sa prière :

 

Ce qui est bon, vrai, réel, est toujours le meilleur,

C’est pourquoi je n’ai plus peur.

Quand on a tout donné, on n’a plus peur.

 

Et si ce temps de l’avent devenait un peu pur nous ceci : traverser es apparences et entrer dans le réel. Amen.

 

 

 

 

 

2e dimanche de l’avent (A) 2007

 

L’évangile de ce jour, nous venons de l’entendre, nous présente la figure de Jean-Baptiste : il apparaît comme un géant de l’Eglise, menant une vie d’ascète, dans le désert de Juda, près du Jourdain. Vêtu d’une peau de chameau, il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. c’est bien lui, Elie, qui devait précéder la venue du messie - Jésus lui-même le reconnaît comme tel. Il invitait ceux qui venaient vers lui et ils étaient nombreux de Jérusalem   et de toute la Judée à venir vers lui - à se convertir, à faire bon accueil au Christ, le messie, qu’il désignait comme l’agneau de Dieu qui allait se manifester.

J’en étais là dans ma réflexion et me demandais comment Jean-Baptiste pourrait se manifester aujourd’hui. A ce moment-là la chronique de Geneviève Jurgensen me frappe : une jeune fille, Anne-Lorraine, l’interpelle, une jeune fille de 23 ans, qui venait d’être assassinée dans le RER à Creil, la semaine dernière. Elle allait retrouver ses parents et partager avec eux la messe du dimanche. Geneviève est frappée par la foi de cette fille, dont on ne sait pas encore grand-chose, sinon qu’elle  avait résisté à son agresseur qui  voulait la violenter, comme autrefois, en 1902, Maria Goretti avait résisté et avait été poignardé à mort, qu’elle était scout et qu’elle accompagnait des malades à Lourdes. En feuilletant la Vie, je découvre que Véronique Margron est elle aussi frappée par la foi qui entoure la mort de cette jeune fille : une chaîne de prière pour elle et les siens lui est parvenue qui court à travers la France. J’apprends que la jeune fille se préparait à être journaliste, qu’elle était passionnée du monde et qu’elle se souciait de ceux qu’elle rencontrait. Voici que peu à peu se lève une lumière. Anne-Lorraine me parle, m’interpelle, comme Jean-Baptiste nous  interpelle. Ce qui aurait pu n’être reçu que comme un fait divers, dramatique, certes, mais quelconque, devient lumière ou peut le devenir pour nous. 

La deuxième figure qui pourrait, me semble-t-il, rappeler Jean-Baptiste est Ingrid Bétancourt dont une lettre émouvante vient d’être publiée dans La Croix, il y a quelques jours. Vous connaissez cette jeune femme franco-colombienne, née en 1961 à Bogota. Après de brillantes études à Sciences-Po à Paris, elle retourne dans son pays où très rapidement elle est élue député, puis sénateur. Elle mène une lutte ardente contre la corruption liée à la drogue. En février 2002, tandis qu’elle postule la présidence de la république, elle est prise en otage et depuis bientôt six ans, elle mène une vie de prisonnière. Il faut absolument lire cette lettre. “La vie ici n’est pas la vie”, dit-elle. Elle va mal, ça se voit sur la photo qui a été publiée en même temps que la lettre. Elle est victime, mais son esprit domine infiniment ceux qui la détiennent dans les fers et qui l’écrasent. Que lui reste-il, quand ses jours se passent à attendre et à fuir de jour en jour dans la jungle et la montagne, quand la liberté est éteinte ? Il lui reste l’essentiel, la vie. Ingrid vit, et non seulement elle vit, elle nous transmet  quelque chose de merveilleux, comme une lumière qu’elle diffuse partout dans le monde qui vient du fond de son cœur, de l’amour qu’elle porte en elle. “Chaque jour je suis en communion avec Dieu”, écrit-elle”. Au fond, sa lettre est une longue prière volée à la nuit. Quel contraste l’on remarque entre son corps réduit presque à rien et la profusion d’amour, la richesse de l’espoir  et la force qui l’habite. “C’est une lave brûlante, écrit un autre journaliste de la Croix, Bruno Frappat, à propos de cette lettre, qui coule de sa pauvre plume comme d’un volcan non éteint”. Sa parole nous bouscule, comme Jean Baptiste bouscule ceux qui viennent à lui.

La troisième figure qui rappelle Jean-Baptiste est la figure de celui qui vient lui aussi de nous écrire une lettre, Benoît XVI, notre bon pape Benoît XVI. L’avez-vous déjà lue, sa lettre ? Savez-vous seulement qu’il vous a écrit ? Eh oui, il nous a écrit une belle lettre sur l’espérance. Le ciel n’est pas vide, nous écrit-il, et si les belles promesses de Karl Marx du paradis des prolétaires sont oubliées depuis belle lurette, l’espérances, la petite fille espérance que Chantait notre poète continue d’enchanter nos vies, et notre vie, si pénibles en soient parfois certains passages, peut être vécue et acceptée, si nous savons qu’elle mène à la lumière, celle précisément que Jésus est venue nous apporter et pas seulement dire, il a vécu de cette espérance qui ne s’est pas achevée dans le néant de la croix, qui s’est au contraire ouverte à la gloire du ciel au matin de Pâques, qui est à l’œuvre en nous aujourd’hui : la vie, la vraie vie, que nous attendons, est en germe. C’est cela l’espérance. J’ai été créé pour une grande chose, pour Dieu lui-même, pour être rempli de Lui. Mais mon cœur est trop étroit, il doit être élargi. Voilà ce que nous dit Benoît XVI dans sa lettre et il vaut la peine de le lire et de l’entendre; il dit encore que par l’Evangile “la porte obscure du temps, de l’avenir, a été ouverte toute grande”. Une étoile s’est levée  qui nous guide vers une aurore nouvelle et un jour sans déclin.

 

 

3ème de l’avent (A)  2001

 

L’Eglise nous parle aujourd’hui d’un monde merveilleux, celui dont rêvaient les déportés d’Israël lorsque depuis Babylone ils pensaient à leur pays. Et c’est le prophète Isaïe qui, à ce moment sombre de l’histoire de son peuple, annonce la lumière: “Ne désespérez pas, le Seigneur va venir, il transformera le désert et la terre en un pays où la pluie tombera, où les champs produiront des fruits en abondance, où l’homme retrouvera le bonheur. Alors les yeux des aveugles s’ouvriront, comme aussi les oreilles des sourds; le boiteux bondira comme un cerf et la bouche du muet criera de joie. Partout sur terre le bonheur sans fin illuminera le visage des hommes.” 

Or, ce que le prophète Isaïe  annonce, l’Evangile nous dit que cela se réalise avec l’arrivée du Christ. Vous l’avez entendu : Jean-Baptiste prêche la venue du Christ et invite ses compatriotes à l’accueillir, “car il est là au milieu de vous, celui que nos Pères attendaient depuis si longtemps”. Mais les choses tournent mal; J.B. est jeté en prison ; on en connaît les motifs: il avait reproché au roi Hérode d’avoir pris Hérodiade, la femme de son frère. Les grands de ce monde n’aiment pas - nous non plus! - d’être critiqués. Bref, J.B. se trouve en prison et il commence à douter : le Christ qu’il annonçait est-il bien le Messie, attendu depuis si longtemps? Pour en avoir le cœur net, il envoie auprès de lui des disciples pour lui poser la question. Le Christ ne répond ni “oui” ni “non”, il cite le texte d’Isaïe, celui précisément que nous venons de proclamer, en laissant entendre qu’il est en train de s’accomplir, qu’effectivement les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés. J.B. semble bien comprendre à travers la réponse qui lui parvient que les temps nouveaux annoncés par les prophètes sont en train de s’accomplir, que toutes choses sont rétablies  dans leur intégrité première.

Il faudrait qu’à notre tour nous comprenions cela, qu’avec l’arrivée de Jésus tout est changé, tout est renouvelé. O pas de façon visible - il y a encore tant de misères! -, mais pour qui sait voir avec les yeux de la foi le monde dans sa totalité, est transfiguré de l’intérieur; en d’autres mots, le règne de Dieu est là, parmi nous.

Mais où est-il ce règne?

Saint Augustin se posait la même question : “Mais où demeures-tu, Seigneur? se demandait-il. Quel espace t’es-tu aménagé? Quel sanctuaire bâti”. Sa réponse vaut la peine d’être entendue : “Ah! je vois, je t’ai trouvé en toi, par-dessus moi. Tu n’as nulle place, nul lieu, ô vérité, tu es partout. Tu réponds clairement à toutes nos interrogations, mais tous n’entendent pas” (Confessions X, 15-16).

Tous n’entendent pas.

Il faut donc apprendre à entendre, à écouter, à voir, à accueillir les signes de la présence du Seigneur.

Voyez-vous, chers amis, Jésus a opéré des miracles: des boiteux ont marché, quelques aveugles ont vu, des sourds ont entendu..., mais Jésus n’a pas supprimé toute la misère du monde. Il ne le pouvait pas et tel n’était pas sa mission : tant que la terre est terre, elle n’est pas paradis; le paradis reste une promesse. Et pourtant les quelques miracles qu’il a opérés sont des signes. De quoi? que tout est miracle, à chaque instant : la clarté de ces jours derniers ne nous est-elle pas donnée comme un miracle et le concerto de Beethoven dont j’ai entendu quelques passages, je ne peux pas en rendre raison, c’était comme une grâce qui m’a surpris, une merveille. De même l’étranger qui est devenu  mon familier, mon ami, je l’accueille comme un miracle. Chaque matin qui se lève, la vie nous est donnée : n’est-ce pas merveilleux? Chaque jour des gens désespérés retrouvent un peu d’espoir et c’est beau. 

Non, chers amis, ce n’est pas seulement  tel fait qui surviendrait à Lourdes ou dans un autre lieu prestigieux de la chrétienté qui est miraculeux, la création toute entière est miracle, car elle nous renvoie au don absolument gratuit que Dieu nous fait. Regardez la moindre fleur, le moindre sourire d’enfant, l’immensité d’une nuit étoilée, comme hier  et avant-hier. Tout est miracle, tout ce qui nous fait signe que le Seigneur est là. Et ce n’est pas quelques uns seulement qui ont le pouvoir de guérir, il nous est donné à tous d’aider les boiteux à marcher, les aveugles à voir.., car ce qu’ils demandent les blessés de la vie, ce n’est pas tant la guérison physique, que le courage de vivre, un peu d’amitié, de fraternité. Ce qui manque aux hommes, c’est le goût de vivre, le goût du  bonheur. L’homme que j’assistais dernièrement dans sa mort ne demandait pas tant de vivre encore que la présence de quelqu’un qui soit là près de lui à ce moment crucial où il passait sur l’autre bord de la vie - et il n’y avait personne - si, il y avait quelqu’un, l’infirmière qui passait de temps en temps - comme elles sont précieuses les infirmières, les aides-soignantes ou les ASH qui savent s’arrêter un moment près d’un lit, une parole peut  suffire pour arracher quelqu’un à la solitude, à la tristesse. La dame qui est venue dernièrement m’annoncer la mort de son mari n’attendait pas de moi que je fasse revivre son mari, mais que j’écoute ce qu’elle avait à dire, sa douleur de perdre tout, la blessure qui  venait de s’ouvrir et qui ne se refermera que lentement. Je pense à Dominique, un prêtre : il a vécu récemment quelque chose d’important au chevet de sa mère mourante. Ils étaient tous réunis, les cinq enfants, dans la chambre d’hôpital. Pendant l’eucharistie qu’il a célébrée près d’elle, il la voyait attentive. A la lecture de l’Evangile du Pharisien et du Publicain, elle s’est mise spontanément à dire avec son fils; “Qui s’élève sera abaissé et qui s’abaisse sera élevé”, des mots qu’elle connaissait depuis longtemps par cœur. “A ce moment-là j’ai compris, dit le prêtre, ce que Jésus veut dire quand il parle des plus petits : ceux qui sont confrontés à leur faiblesse radicale, à l’extrême précarité de la condition humaine devant la mort, et  qui reconnaissent alors que Dieu est bien Celui à qui on peut  faire une confiance absolue”. Ceux qui sont capables de dire cela nous précèdent comme aussi ils précèdent J.B. dans le royaume des cieux.

 

 

 

4e dimanche de l’avent (A) 2007

 

Nicolas de Flue

 

  Bruder Klaus von der Flüe, Klaus, diminutif de Nicklaus, en français Nicolas de Flue, vivait au cœur de la Suisse, dans le canton d’Unterwald, une région de montagne, tranquille, sans route, à l’écart du passage des armées et du commerce. Pour y arriver, on prenait le bateau à Lucerne, on traversait le bras occidental du lac des Quatre-Cantons, le reste se faisait à pied ou à cheval, jusqu’au hameau  de Flue, sur  la commune de Sachseln. C’est là, sur une ferme de montagne qu’est né frère Klaus le 21 mars 1417. Jeanne d’Arc avait alors sept ans. Il meurt  tout près de là, âgé de soixante-dix ans, dans l’ermitage du Ranft  qu’on peut encore voir aujourd’hui, dans une gorge ou vallée sauvage, en 1487 - au temps où Martin Luther venait de naître et où Christophe Colomb allait     découvrir le Nouveau Monde.

Pourquoi j’évoque cet homme aujourd’hui ? Tout simplement parce qu’une paroissienne de Diebling m’offrit sa biographie lundi dernier et que ce petit livre que j’ai lu presque d’un trait m’a passionné - il est vrai, je le connaissais un peu, assez pour avoir envie d’en savoir un peu plus. Et puis il s’agit d’un authentique  mystique, époux et père de dix enfants, que nombre de ses concitoyens venaient consulter et qui sauva son pays de luttes fratricides qui auraient pu le mener à la ruine. Pie XII le déclara saint en 1947, plus de cinq siècles après sa mort, lui que la Suisse considère depuis toujours comme son saint patron.

Frère Nicolas de Flue n’avait pas fait d’études, mais se révéla intelligent et prêt en toute occasion à défendre le droit, même si cela devait lui attirer des ennuis. Il était en outre un homme chaleureux et bon auprès de qui les petites gens et les pauvres ont toujours trouvé refuge. Dans les anciens documents son nom paraît    en évidence. Aux durs moments  de conflits armés où le pays  devait se défendre des ennemis, les Autrichiens au nord, les Bourguignons à l’ouest, il était à la tête de sa troupe, et quand un seigneur des lieux se montrait injuste il le poursuivait jusqu’à ce que justice fût faite. Tous auraient souhaité qu’il fût à la tête de sa fédération, mais Nicolas ne voyait pas les affaires du même œil. Dans le registre paroissial on peut lire qu’il se retirait du monde autant qu’il le pouvait, laissant à d’autres les honneurs et les dignités qui lui revenaient. Pourquoi un tel refus de paraître en première ligne ? Le document ne le dit pas. Dieu seul le sait. Dieu qui lui a montré dans un moment de prière intense une tour qui montait de la terre au ciel. Dieu qui l’ouvrait dans le tréfonds de son âme à une autre vie, la vraie vie, celle précisément que lui montrait la tour  qu’il aurait à gravir marche après marche.

Voici un homme qui a réussi, au sens plein du mot, un homme dans la force de l’âge. Son entreprise, la ferme familiale est florissante, ses  concitoyens l’estiment, il a une belle et gentille femme, le dixième enfant est en route. Que demander de plus ? Or tout cela, toutes ces réussites, loin de le combler, lui paraissent de la balayure, des riens qui lui pèsent sur les épaules, l’écrasent; il voudrait tout liquider. Une force mystérieuse lui fait plier les genoux et adorer Dieu. Il jeûne, sa femme s’inquiète qui le voit manger seulement un morceau de pain et des fruits dont personne ne voudrait, lui un homme haut et fort. Où prend-il la force de travailler tout le jour et de prier encore la nuit ? Un jour, en prière, dans la solitude, il voit un lys qui pousse de sa bouche, les racines dans le cœur. La fleur monte, monte jusqu’au ciel, sa beauté l’enchante et son parfum le remplit d’une douceur indicible. Il sent qu’il est fait pour Dieu totalement.

Une autre fois tandis qu’il sort pour la fauchaison et que les premiers rayons du soleil paraissent sur les Alpes de Kerns, les gouttelettes de rosée scintillent, puis s’éteignent quand passent les nuages, puis reprennent à scintiller encore. Il lui semble voir la lumière divine. Mais ils sont rares ces moments de grâce. Comme pour nous, la plupart du temps c’est l’obscurité, l’absence de lumière, le doute, les ombres se font épaisses et menaçantes. Les nuages passent plus souvent que le ciel n’est bleu. On ne sait pas où mène le chemin de la vie. On a beau  chercher, vouloir, exercer ses facultés, rien, on ne sent rien, on ne voit rien, on est des aveugles. Alors Klaus continue de prier, de travailler, de jeûner  de veiller, sans trouver de repos où s’établir. Soudain il ressent quelque chose. Quoi ? Comme si quelqu’un était là, tout près, qu’il ne voit pas, mais qu’il ressent très fort. Il regarde devant lui, derrière, rien; il lève les yeux au ciel, sans rien voir qu’un épais nuage, les ténèbres. Et pourtant quelqu’un est là, présent, il le sait, quelqu’un de fort, de puissant qui le pousse jusqu’à terre. Il laisse tomber sa faux et se met à genoux. Une voix se fait entendre; elle vient du nuage, lui semble-t-il, elle lui dit : “Klaus, tu es fou de vouloir comprendre ton avenir par toi-même; cela te dépasse infiniment. Pourquoi ne jettes-tu pas par-dessus bord tous tes soucis, tout ce qui t’enferme, te tient prisonnier ici-bas ? Pourquoi ne te rends-tu pas à Dieu qui t’enveloppe de ses bras ?

Tout quitter ! Tout laisser !

Moi aussi je l’aime, comme au premier jour, mieux qu’au premier jour.

Et les enfants ? Le dernier des dix n’a qu’un an; il en est responsable, encore pour de longues années. Mais l’attrait vers le Seigneur se fait de plus en plus pressant. Il s’en ouvre à sa femme.  Elle le comprend, elle ne voudrait pas s’opposer au plan de Dieu. Mais Dieu peut-il vouloir pareille chose ? Et elle ne peut concevoir de rester seule ? Les grands enfants refusent. Il est vrai que plusieurs d’entre eux ont déjà vingt ans ou davantage. Ils peuvent se prendre en charge; ils savent aussi travailler et la maman les épaulera; elle est une femme forte et avisée.

C’est alors qu’il s’en va et dans la gorge du Ranft, le 16 octobre 1467, en accord avec sa femme, avec l’Eglise aussi; il avait cinquante ans. Pendant les vingt ans qu’il lui reste à vivre, !l se donne entièrement à Dieu, dans la prière, ne mangeant rien que le petit pain de la communion de temps en temps, quand un prêtre de passage célèbre l’eucharistie dans l’humble chapelle que ses amis ont construit pour lui et que l’on peut encore voir aujourd’hui, à l’ombre de laquelle se trouve la petite cellule qui lui servait l’abri et où tant de pèlerins, petits et grands,  humbles et illustres,  venaient le voir et repartaient le plus souvent le cœur apaisé et joyeux. La réalité rejoint la fiction avec frère Klaus von der Flüe

Quel plus beau conte pourrait-on inventer pour Noël aujourd’hui ?

 

 

 

 

 

4e dimanche de l’avent 2001 (A)

           Marie et Joseph dans l’attente du Seigneur.

Après le prophète Isaïe et Jean-Baptiste, les deux grandes figures bibliques que nous avons contemplées les dimanches précédents, vient la troisième figure, Marie, que l’Eglise nous invite à regarder aujourd’hui, alors que nous sommes déjà pris dans le grand mystère qu’il nous est donné de revivre une fois encore. Marie, ou plutôt Marie et Joseph ensemble, car ils ne font qu’un, ils ne sont tous deux qu’une seule chair (Mat. 19,6), étant accordés l’un à l’autre en mariage. Je les vois jeunes, tous les deux, mais d’une grande profondeur de foi - la valeur n’attend pas le nombre des années! Jésus dira plus tard d’elle que sa grandeur n’est pas de l’avoir mis au monde, toutes les femmes sont capables de cela, mais d’avoir été attentive à la parole de Dieu et de l’avoir mise en pratique.

1. Marie, nouvelle Eve.

Regardons un instant cette fille. A Bernadette de Lourdes, qui lui a demandé lors d’une apparition à la grotte de Massabielle quel était son nom, elle a répondu: “Je suis l’immaculée conception”. Cette petite fille est toute lumineuse au milieu des ténèbres de la terre, la créature telle que Dieu la rêvait au matin de la création, éclatante comme le soleil de midi, sans tache, blanche comme neige, celle d’aujourd’hui, sans ombre... Si, il y a une ombre, celle de l’Esprit-Saint qui la couvre d’après le récit de saint Luc et qui n’est pas sans rappeler l’autre ombre ou plutôt l’espèce de torpeur que Dieu fit tomber sur Adam tandis qu’il séparait de lui la première femme. Voyez Marie la nouvelle Eve, mère de l’humanité nouvelle, non pas comme Eve par la chair et le sang, mais par la puissance de l’Esprit-Saint. Ô, cela ne se voyait pas au dehors, tout se passait au-dedans. Certes, ses yeux devaient briller d’un éclat sans pareil et son regard rayonner d’un douceur et d’une bonté infinie, mais personne ne pouvait deviner le mystère qui l’habitait, pas même elle; elle état si simple, ne cherchant qu’une chose, ne pas mettre d’obstacle à ce qui la faisait vivre dans l’ouverture à Dieu, au Dieu de son peuple, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, tel qu’il s’était exprimé à travers la bouche de Moïse, de David et des prophètes - Je suis la servante du Seigneur.

2. Marie es l’Eglise. 

Elle attendait le sauveur, comme tous les saints d’Israël, car elle était consciente de l’abîme qui la séparait de Dieu, car l’homme est incapable de rejoindre Dieu par ses propres forces. Elle attendait, elle souhaitait que Dieu se manifeste. Mais pouvait-elle deviner qu’elle serait elle-même le lieu privilégié où il viendrait à notre rencontre et s’unirait à l’humanité en une sorte d’alliance mystique ou de noce spirituelle, comme saint Jean le laisse entrevoir dans la scène qui ouvre la vie publique de Jésus : les noces de Cana. Pourquoi ces noces sinon pour indiquer qu’avec la présence de Jésus d’autres noces sont en train de se célébrer? Jésus n’est-il pas l’époux venu s’unir à l’humanité et vivre les noces du ciel et de la terre?  Mais elle, Marie, n’est-elle pas d’abord la fiancée à qui le divin fiancé est venu s’unir dans le silence de Nazareth? Elle est à la fois fiancée, mère et fille de Dieu! Ô Marie, petite fille d’Israël, tu es la mère de l’humanité restaurée dans la beauté primitive, plus belle et plus éclatante qu’aucune femme ne l’a été avant toi. A toi toute seule, Marie, tu es l’Eglise, le lieu où la promesse se tient cachée, car en tes entrailles le Tout-Puissant s’est enfoui avant d’éclater au grand jour. Encore deux jours - ainsi aimait compter le Père de Foucauld les jours de l’avent -, encore deux jours et il sortira de l’enveloppe de ton corps, Marie, Celui que le monde ne peut contenir. Pour l’instant tu es seule, ou plutôt, vous êtes deux, toi et Joseph, ton époux bien-aimé, qui t’a prise sous sa protection, qui un moment voulait te renvoyer, car il était juste et ne comprenait pas ce qui se passait. Pauvre Joseph, comment pouvait-il comprendre ce qui dépasse la mesure humaine. Mais comme toi, il a fait confiance, il a compris que l’amour et la justice sont plus forts que les lois de l’univers, que le créateur tient le monde entier au creux de sa main. Vous veillez donc tous les deux sur l’Eternel qui a pris racine en toi et vous découvrez qu’il est présent partout sur terre, à la mesure de notre reconnaissance ou, comme aimait à dire le Père de Foucauld, que tout lieu sur terre vous est Nazareth.

3. En Marie le Verbe (ou la Parole) s’est fait chair

C’est pour entendre la parole de Dieu que nous sommes réunis, frères, mais Dieu nous a préparé mieux: il nous est donné non seulement d’entendre cette parole, mais de la voir, dans le mystère qui s»accomplit dans le sein de la Vierge Marie et qui va se révéler sous peu dans la crèche de Bethléem. “Dieu, dit Guerric d’Igny, un moine du moyen âge, disciple de saint Bernard, Dieu, dans sa volonté de s’accommoder à notre faiblesse, après nous avoir permis d’entendre sa parole, fait que nous puissions la voir et la toucher: la parole divine qui depuis la création du monde s’adresse aux hommes à travers Abraham, Moïse, à travers les prophètes, de multiples façons, cette parole, il nous est donné de la reconnaître prenant chair dans les entrailles de Marie, et de l’adorer dans la nuit du 24 au 25 décembre dans l’étable de Bethléem. Elle est descendue en une telle profondeur de silence, du haut des demeures du Père, cette parole si vaste, infiniment plus vaste que l’univers puisqu’elle tient toutes choses au creux de sa main et qu’elle est sans limites et sans mesure, jusqu’à pénétrer dans l’espace étroit du sein maternel, et jusqu’à se laisser contenir dans une crèche. “Parole abrégée”, dit le même moine de l’abbaye d’Igny - n’est-ce pas joliment dit ? -, parole très brève, audible jusque là aux oreilles seulement; elle va devenir chair grâce au “oui” de Marie. Toutes les paroles divines, toute l’Ecriture se concentrent en cet enfant, se rassemblent en ses mains, comme le pain eucharistique, “pour que, comme dit si bien le poète Paul Claudel, nous n’en fassions qu’une bouchée”.

 

4e dimanche de l’Avent 2004 (année A)

 

Depuis quelque temps il est beaucoup question de “sortie de la religion”. Le philosophe Marcel Gauchet pense même que le christianisme précisément est la religion de la sortie de la religion. Cela ne veut pas dire que les religions auraient disparu, mais de publiques qu’elles étaient elles deviennent personnelles. Il y a trente ou quarante ans, il n’y avait certainement pas de place vide à l’église. Regardez aujourd’hui! Autrefois tout le village “pratiquait”. Tous participaient à la procession de la Fête-Dieu et aux diverses manifestations religieuses de l’année. L’Eglise, pourrait-on dire, avait pignon sur rue. Aujourd’hui beaucoup la critiquent. Une dame d’un village des environs m’a raconté comment elle avait été agressée sous prétexte qu’elle s’occupe de l’église. “Vous n’avez pas honte de perdre ainsi votre temps?” lui a dit un voisin. Cet homme disait à haute voix ce que beaucoup pensent tout bas. Peut-être avez-vous entendu aux informations l’histoire qui vient d se passer dans un lycée quelque part en France : un petit groupe de lycéens a obtenu du directeur que le sapin de Noël décoré soit retiré de l’entrée principale; il les gênait, on n’avait plus aujourd’hui à exhiber de tels signes ostentatoires de la religion. Il y a quelques années il était question de retirer les croix des lieux publics - des écoles ou des tribunaux - en Alsace-Lorraine où les relations particulières avec l’état se conservaient, puisque le concordat n’y fut pas abrogé en 1905, comme dans le reste du pays. Tant que le catholicisme tait dominant il n’avait pas besoin de se manifester, il faisait partie du paysage. Aujourd’hui c est une option parmi d’autres. J’ai encore connu, à l’époque où j’étais jeune prêtre dans la Fensch, la fameuse vallée usinière, où les convertisseurs Thomas crachaient les gerbes de feu, où l’acier en fusion coulait des bouches des hauts-fourneaux sans interruption de Knutange à Thionville en passant par Hayange et Florange - les anciens racontaient comment les curés intervenaient auprès des patrons de l’industrie pour l’embauche des ouvriers. Plus dans l’histoire, il fallait être royaliste, si l’on était catholique, donc contre la République. Aujourd’hui, Dieu merci, on peut être socialiste, sans  renier sa foi; et voter UMP n’est pas nécessairement le signe qu’on est catholique. Pour la morale pareillement, les gens ont pris la distance avec les consignes du Pape et de l’Eglise concernant la morale sexuelle ou la vie familiale. Les valeurs de liberté et de sincérité personnelle sont devenues la règle fondamentale.

Quant au regard de la société française sur les chrétiens, on peut dire qu’il existe un réel antichristianisme, des “laïcards” agressifs, localisés il est vrai en des zones limitées, notamment dans le gauchisme, qui fait que les chrétiens restent  à beaucoup d’égards la seule minorité opprimée dans notre société. Mais de façon globale, la perception est tout autre : d’après un sondage récent 58% des Français pensent que les catholiques contribuent positivement à la vie de la République. On voit que le vieil antagonisme entre chrétiens et société moderne n’a ^plus de fondement. Aussi la majorité des citoyens reconnaît-elle aujourd’hui la valeur de ce que l’Eglise apporte à la société, dans le domaine de l’éducation et de la solidarité - les programmes pédagogiques des écoles catholiques, par exemple, ne posent plus de problème; on cite aussi l’efficacité de l’aide qu’apportent aux plus démunis des organismes comme le Secours catholique ou les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul.

Deux phénomènes de l’Eglise ont particulièrement frappé les observateurs même non-croyants. Les JMJ (Journées Mondiales de la Jeunesse): la masse des jeunes qui se sont déplacés contre toute attente autour de Jean-Paul II, leur enthousiasme, l’impact sur les médias. Et plus récemment Paris-Toussaint 2004 : les jeunes catholiques dans les rues de Paris ont surpris, voire choqué les gens pendant la première semaine vacances de la Toussaint avec le mot d’ordre : partir à la conquête de la culture européenne pour y réinsérer l’Evangile avec des moyens contemporains, comme le firent les premiers missionnaires, à l’aube du christianisme. Il s’agissait, comme disait le Cardinal Lustiger, d’évangéliser Paris, d’annoncer l’espérance chrétienne face à la mort. Et ça a été un grand moment pour Paris. Une nouvelle manière de présence des chrétiens dans l’espace social qui tient en deux mots, d’après le philosophe Gauchet : visibilité; il faut aller vers les gens, ceux-ci ayant cessé de venir d’eux-mêmes à l’Eglise. Et évangélisation; non plus reconquête (comme l’entendait au moins dans ses débuts l’Action Catholique), mais présence et dialogue auprès des non-catholiques, perçus non plus comme des âmes en mal de salut, mais à qui la foi peut être proposée. On a des choses à dire aux hommes de notre temps, même s’ils ne sont pas disposés à se convertir. N’est-ce pas cela en partie le message de Noël, de cet enfant-Dieu qui est venu chez nous... 

 

 

 

Temps de Noël - Homélie  à l’enterrement d’Astride Z. le 27 décembre 2010 

 

Quand nous aimons un être, nous aimons ce qu’il fait, mais plus encore le fait qu’il soit. A preuve, la petite Clara de deux ou trois mois que les parents ont porté hier à l’église de Hundling qui n’a encore rien fait, mais la maman était heureuse - ça se voyait, elle n’avait pas besoin de le dire - que sa petite fille existe. Le miracle de l’être. L’art aussi fait se rencontrer ces deux plans. Une peinture, par exemple, et Astride aimait peindre et vous étiez, joseph, son premier admirateur, me semble-t-il; vous savez qu’une peinture n’est pas la simple représentation d’une chose, un paysage ou un portrait, elle est surtout le miracle de la chose et de sa lumière. Une photo, j’entends une vraie photo pareillement. Je ne sais pas si vous avez vu hier matin après sept heures la traînée de lumière rose qui traversait le ciel de nuages vers l’orient. Une femme un peu plus tard, juste avant la messe, m’a montré quelques photos qu’elle venait précisément de prendre au lever du jour, sur fond de neige et de forêt. Ce n’était pas seulement un lever quelconque de jour, c’était comme le miracle du premier matin du monde.

Ainsi l’expérience de la vie en profondeur qui est au cœur de la vie religieuse et spirituelle fait aussi se rencontrer ces deux plans. On s’interroge au sujet de Dieu, de son existence, de son identité - n’est-ce pas un rêve de dire qu’il est, une illusion? Et qui est-il? Comment le toucher? Jusqu’à ce qu’un certain nombre d’expériences nos le fassent découvrir. Une vie pus vaste que la nôtre nous fait vivre de façon miraculeuse. On s’en rend compte en étant saisi par l’immensité de l’univers.

Une vie plus profonde que la nôtre nous pousse à vivre sans nous accolader de la banalité des jours ni nous résigner au tragique de la violence et même de la mort.

On le voit en plongeant dans on propre cœur. Une vie plus généreuse que nus pousse à aller au-delà de nos limites.

On s’en rend compte en laissant apparaître le meilleur de nous-mêmes qui est notre capacité de vivre avec force, noblesse et gratitude. Car tu es, Seigneur, la vie de ma vie, dit saint Augustin dans Les confessions. Dieu intérieur à moi, disait Pascal.

Mais je ne sais pas bien tout cela. Parfois, me semble-t-il, quelques lueurs se manifestent qui laissent percevoir un peu de cette vie intérieure. Mais Jean le savait, l’apôtre bien-aimé qui avait reposé sa tête sur le cœur de Jésus, il le savait, nous l’avons entendu de sa bouche en première lecture. Je relis : ce qui était depuis le commencement ce que nous avons entendu, ce que nous avons contemplé de nos yeux, ce que nous avons vu et que nos mains ont touché, c’est le Verbe, la Parole de la vie. Oui, la vie s’est manifestée, nous l’avons contemplé et nous en portons le témoignage, nous vous annonçons cette vie éternelle qui était auprès du Père et qui s’est manifesté à nous… Sentez-vous l’émotion de Jean transpirer à travers ce qu’il nous dit dans ces lignes? Et aussi l’émotion de notre sœur Astrid qui découvre maintenant qu’elle est libérée de son enveloppe charnelle Dieu dans un face à face étonnant? Et qui nous dit par delà les dernières semaines difficiles de sa trop courte existence, à nos yeux, son émerveillement devant le mystère de la vie: j’étais donc si près de toi, Seigneur, et je l’ignorais… parfois il est vrai, il me semblait percevoir quelques vagues lueurs. Maintenant tout est devenu clair, lumineux. Elle en est à sa troisième naissance, celle qui la fait naître au ciel. La première était cella qui l’avait fait naître à la terre à travers les parents; la seconde, celle par laquelle elle est née à elle-même en s’ouvrant ne fût-ce que par intermittence au Vivant qui vivait en elle, alors son existence s’éclairait, oh! pas d’une manière éclatante, mais réellement, du mystère de la vie créatrice, dont sa peinture laissait peut-être entrevoir quelques rayons. Maintenant qu’elle a quitté ce monde si attachant à bien des égards, elle naît au ciel. Du moins prions-nous poux qu’il en soit ainsi. Amen.

 

 

 

Noël 1996 (A) 2001

 

L’enfant qui nous rassemble cette nuit, c’est Dieu lui-même dans la crèche, Dieu qui se fait petit, faible, le contraire de la force, de la puissance, le contraire de ce qu’on a l’habitude de voir sur terre, pas seulement à la guerre ou dans la politique, mais partout, et même dans nos cœurs , c’est la loi du monde, la loi de la vie. Regardez les enfants - qu’on admire à tant d’égards - , ils occupent toujours tout l’espace disponible. Comme l’eau. Dieu, non: s’il s’imposait, il n’y aurait que lui et pas de monde, car il n’a pas besoin de nous, il se suffit à lui-même. Le monde ne peut être que dans le retrait de Dieu - je l’ai dit un jour ici même, comme les plages n’existent que dans le retrait de la mer. Si donc Dieu ne s’était pas retiré il n’y aurait rien d’autre que lui. Autrement dit, le monde ne serait pas, car il ne peut être que dans le vide laissé par Dieu.

 

 

Noël 2009

 

Méditation de dernière minute

Regardez l’enfant de la crèche. S’impose-t-il ? Certainement pas. Il s’offre, et c’est tout autre chose. Ainsi certains parents: pas toujours; parfois il arrive - peut-être plus souvent qu’il n’y paraît - qu’ils se retirent, qu’ils reculent, qu’ils n’occupent pas tout l’espace disponible, justement, qu’ils n’exercent pas tout le pouvoir dont ils disposent. Pourquoi? Par amour: pour laisser plus de place, plus de pouvoir, plus de liberté aux enfants, et d’autant plus que les enfants sont plus faibles, plus démunis, plus fragiles, pour ne pas les empêcher d’exister, pour ne pas les écraser de leur présence, de leur puissance, de leur amour... Ce n’est d’ailleurs pas réservé aux parents. Qui ne fait attention à un nouveau-né? Qui ne restreint devant lui sa force? Qui ne s’interdit la violence ou ne limite son pouvoir? La faiblesse commande et c’est précisément cela que signifie la charité! “Il arrive, dit Simone Weil, quoique ce soit extrêment rare, que par pure générosité un homme s’abstienne de commander là où il en a le pouvoir”. Tel est Dieu. Par pure générosité ? Disons par pur amour. Mais quel amour ? Pas n’importe lequel, il va de soi. Pas l’amour-passion qui ne cherche qu’à posséder l’autre, à le dévorer. Pas non plus l’amour-amitié qui ne peut se vivre qu’avec un nombre restreint de personnes: impossible d’être l’ami de tous; avoir dix amis, c’est beaucoup, vingt tout au plus. Mais alors de quel amour s’agit-il, si ce n’est ni la passion ni l’amitié? Vous l’aurez deviné, il s’agit de l’amour-charité qui se présente comme en creux, attesté par une force qui ne s’exerce pas - regardez l’enfant de la crèche - , par le retrait fantastique de Dieu, par sa discrétion, par la douceur, la délicatesse, la puissance qui semble se vider d’elle-même, qui préfère se nier plutôt que de s’affirmer, se limiter, se retirer plutôt que de s’étendre, donner plutôt que de garder. On dirait le contraire de l’eau qui se répand partout, le contraire des enfants qui cherchent à occuper toute la place, le contraire de la force qui se répand, le contraire de la pesanteur. Simone Weil l’appelle la grâce. Comment mieux l’appeler que par ce nom?

Les couples parfois s’en approchent. Pourtant à force de voir l’autre exister de plus en plus, à force de le voir tellement fort, tellement content, tellement satisfait, à force de le voir occuper si bien tout l’espace disponible, il arrive qu’on sente face à lui comme une immense fatigue, comme une lassitude, comme une faiblesse, il arrive qu’on se sente soudain envahi, écrasé, débordé, qu’on existe soi-même de moins en moins, qu’on étouffe, qu’on aurait envie de fuir ou de pleurer. Vous reculez d’un pas? Il prend aussitôt possession de l’espace libéré, comme l’eau, comme les enfants, comme les armées: il appelle cela “son amour”, “son couple”, et vous, vous préféreriez être seul. Vous comprenez qu’il ne s’agit en ce cas que d’une façade d’amour. “Tu seras aimé, dit Pavese, le jour où tu pourras montrer ta faiblesse sans que l’autre s’en serve pour affirmer sa force”. Cet amour-là est le plus rare, le plus précieux, le plus miraculeux. Vous reculez d’un pas ? Il recule de deux, pour ne pas vous bousculer, pour ne pas vous envahir, pour ne pas vous écraser, pour vous laisser un peu plus d’espace, de liberté, d’air, et d’autant plus qu’il vous sent faible. Ainsi nous aime Dieu - regardez l’enfant de la crèche - il s’est vidé de sa divinité, comme dit si bien saint Paul, il ne commande pas, alors qu’il aurait la possibilité de le faire: ça c’est l’amour vrai, ou plutôt, car les autres amours sont vrais aussi, ce qu’il y a de divin dans l’amour.

 

 

 

 

 

 

 

 

Noël 1990 - 1996 - complété et refait  en 2010

 

N’est-il pas vrai, chers amis, que nous n’avons pas la plupart du temps à nous glorifier de ce que nous sommes et de ce qui se passe sur la terre. Un seul exemple. De Port-au-Prince en Haïti. J’ai reçu hier les nouvelles suivantes d’une amie haïtienne datées du 22 décembre: « La semaine du 10 décembre était très dure pour moi…La ville des Cayes était en flammes, des jets de pierre, de gaz lacrymogène, des bandits, des pillards, des coups de feu… toutes ces manifestations se passaient sous mes yeux, sous ceux de la police et des casques bleus. Je ne peux plus résister à ces choses, mais le Seigneur est près de moi, il me donnera la force de survivre… » Et ces désordres innommables suite aux récentes élections présidentielles s’ajoutent à ceux du séisme de janvier dernier. Quel gâchis! Comme si le malheur engendrait le malheur.

Je pourrais aussi bien évoquer ce qui se passe ailleurs, en Côte d’Ivoire, suite aux élections également, où l’ancien président quoique perdant en nombre de voix refuse de céder sa place au vainqueur. En Afghanistan, en Palestine, en Iran et dans combien d’autres pays sur les divers continents de notre bonne vieille terre. Sans même parler de ce qui se passe chez nous qui sommes relativement à l’abri du pire : les drames de famille, les injustices sociales, les manifestations de violence. Qui douterait du péché et du mal qui court à travers l’humanité depuis les débuts et probablement  en sera-t-il ainsi aussi longtemps qu’il y aura des hommes sur la terre. Appelez cela le mal ou le péché, peu importe, il s’agit de cela qui nous sépare les uns des autres, le moi propriétaire qui crée des cloisons ou moi possessif, comme disait Maurice Zundel, le moi dont nous sommes prisonniers, qui élève des murs de séparation, qui nous enferme dans nos frontières, qui nous empêche de voir au-delà, qui nous dresse les uns contre les autres dans une rivalité folle et absurde.

Or, voici qu’au milieu de nous naît quelque un enfant, qui n’est pas lié par cette chaîne de malheur et d’égoïsme, qui se lève comme une lumière, toute libre sur notre monde de ténèbres - il me semble que c’est cela qui nous attire tant vers la crèche, que nous en soyons conscients ou pas, que nous sachions le dire ou non, peu importe. Cet enfant n’est pas pris dans l’immense filet du mal et de la haine. Jésus-Christ, ce petit enfant, jusque sur la mort sur le Mont Calvaire, apporte au monde quelque chose d’inouï… vous aurez deviné, il nous apporte la Présence de la Pauvreté, la divine Pauvreté, c’est encore un mot de l’Abbé Zundel. Pas seulement la pauvreté matérielle - il faudra bien l’éliminer, celle-là, un jour et faire tout ce qui est en nos moyens pour la réduire -, mais l’autre pauvreté, que Matthieu dans son Évangile exprime par la première béatitude : bienheureux ceux qui ont une âme de pauvre. C’est cette pauvreté-là qu’il nous apporte, car il n’a rien, et parce qu’il n’a rien, qu’il s’est totalement désapproprié, il peut nous recueillir tous ensemble en venant parmi nous et nous porter chacun dans sa main.

Si nous songeons à la peine que nous avons à seulement porter un seul membre de notre famille, à le porter jusqu’au bout, à l’accompagner dans la mort - on parle aujourd’hui de l’accompagnement des mourants -, à porter la solitude ou la douleur de quelqu’un que l’on choisit d’accompagner, je pense à tous les malades dont j’avais la charge à l’hôpital où j’ai travaillé pendant des années et à tous les autres hôpitaux, ceux d’ici et ceux d’ailleurs, et à toutes les personnes âgées qui attendent en vain qu’on vienne leur apporter un peu de douceur. Si déjà il est si difficile pour nous de soulager un ou deux être proches, comment est-il possible que Jésus-Christ puisse secourir les milliards d’hommes qui vivent depuis l’aube de l’humanité et jusqu’à la consommation des siècles. Comment cela est-il possible, sinon que le vide en lui est si total et infini qu’il est capable de recevoir tous en lui. Il s’est tellement dépouillé de tout, tellement vidé de lui-même qu’il peut tout embrasser. Comme l’œil n’est rien de ce qui est, pure transparence, il peut tout voir. De même l’intelligence, elle n’est rien de ce qui est, aussi peut-elle devenir et assimiler tout..

Quel prodige: dans la nuit de Noël « nous changeons de Dieu », dit encore Zundel, nous apprenons à connaître un autre visage de Dieu, il nous apprend, cet enfant, que Dieu n’est pas un pharaon ni un dominateur ni un maître. Il nous apprend le chemin d’une autre grandeur, non pas la grandeur de celui qui s’impose, qui veut faire des autres des esclaves, mais la vraie grandeur, la sienne, une grandeur d’amour où il n’est pas question de prendre, mais de donner.

Dieu vient dans le silence de cette nuit de Bethléem sans rien forcer, dans l’infini respect de l’autre. Il s’offre seulement à nous aujourd’hui dans la nudité de sa chair livrée dans la crèche, comme il s’offrira à ses disciples quelque trente ans plus tard au moment unique de l’histoire du monde où Dieu en Jésus-Christ se met à genoux devant eux, le soir du jeudi Saint, et leur lave les pieds. Dieu à genoux devant l’homme! « Dieu souffre à cause de nous », dit Nietzsche, le grand adversaire de Dieu, ou plutôt le grand adversaire de l’image que nous fabriquée de Dieu et que nous risquons toujours de fabriquer.

 

 

 

 

 

La Sainte Famille (A) 2001

 

Je poursuis avec vous en ce dimanche de la Sainte Famille ce que j’ai commencé avant Noël: nous laisser interroger par saint Paul et plus précisément par l’extrait de lettre que l’Eglise nous offre aujourd’hui, celle de Col. 3, 12 à 21. Je vous propose trois points de réflexion:

1. “Vous avez été choisis par Dieu”.

C’est le premier mot et il est de poids. Quand saint Paul dit cela il sait de quoi il parle, car il a été lui-même choisi, il en a fait l’expérience. Et cette expérience a été si forte qu’il ne l’oubliera jamais. Sans cesse il y revient. Par exemple dans la lettre aux Galates. Il vaut la peine d’écouter tout le passage:

“Quand celui qui dès le sein de ma mère m’a mis à part et appelé par sa grâce daigna révéler en moi son Fils (vous reconnaissez dès ces premiers mots ce que je veux souligner: le thème du choix, de la mise à part: dès le sein de sa mère il a été mis à part ou choisi. Choisi pourquoi?) pour que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, sans consulter la chair et le sang (c’est-à-dire sans réfléchir), sans monter à Jérusalem trouver les apôtres, mes prédécesseurs, je suis parti pour l’Arabie, puis je suis revenu à Damas...(Gal. 1, 15 à 24)

On reconnaît dans cette citation le ton passionné où Paul plaide la légitimité de son apostolat. Le tournant majeur de sa vie fut sans conteste l’événement de Damas que l’on situe vers l’an 35, environ cinq ans après la mort de Jésus. Sa vie fut totalement bousculée par l’appel de Dieu, nous disons facilement sa conversion, bien que le mot ne soit pas employé par les divers récits de l’événement du chemin de Damas où il aurait, d’après son propre témoignage vu le Seigneur, comme les autres témoins de la résurrection (1 Cor 9, 1), tout en se reconnaissant comme le dernier des apôtres. La revendication de Paul est nette: il se considère comme le témoin de la résurrection du Christ. Après lui, il n’y en aurait plus. C’est dire qu’il a une conscience aiguë d’avoir été appelé pour une mission très précise.

De là il se rend à Damas. Pour combien de temps? On ne le saura jamais, les anciens n’avaient pas comme nous le besoin de savoir le temps et les dates. On pense raisonnablement à quelques mois, le temps qu’il reçoive des instructions complémentaires sur ce christ dont il était devenu soudain le disciple et pour que tombe la méfiance attachée jusque là à sa personne parmi les autres disciples. Alors il commence son apostolat en Arabie (encore un terme vague), qui pourrait désigner le pays au-delà du Jourdain, quelque part aux limites de la Syrie et de la Jordanie actuelle. On le retrouve ensuite à Antioche de Syrie d’où il partira pour une série de voyages missionnaires.

Comment ne pas penser à notre pape Jean-Paul II, lui aussi poussé à parcourir la terre? Il est vrai que Paul VI et plus encore Jean XXIII avaient ouvert la voie - n’y a-t-il pas chez tous ces bergers de l’Eglise la même passion du Christ, le même souffle de l’Esprit? Mais ne sommes-nous pas nous aussi appelés ou choisis de la même manière par Dieu? Saint Paul nous le dis dans sa lettre. N’est-ce pas merveilleux d’être choisis par Dieu, d’en prendre conscience? Savoir que quoi qu’il m’arrive, quel que soit mon état de vie, je peux me reposer en celui qui m’a choisi de toute éternité. Et parce qu’il m’a choisi, je suis saint, dit encore saint Paul. Choisi par Dieu et saint, non pas à cause de mes mérites, mais tout simplement parce qu’il l’a voulu ainsi.

2. “Nous sommes les aimés de Dieu”.

Il vaut la peine de s’arrêter sur ces mots. Etre aimé de Dieu, aimé pas de n’importe quel amour, aimé d’amour de charité. Il y a l’amour-passion ou la passion amoureuse: je t’aime, je te veux. C’est l’amour jaloux, avide, possessif. Un vrai feu. Je n’en dirai pas plus. Il est souvent à l’origine des couples, il dure qu’il dure, un temps, puis s’en va. Il y a ensuite l’amour-amitié, le lien qui unit l’ami à l’ami, mais aussi le père au fils ou l’enfant aux parents et les couples entre eux quand le temps de la passion n’est plus et qu’il s’agit de gérer la vie au quotidien, quand il s’agit de durer quand viennent les épreuves et l’usure du temps. Mais des amis, combien en avons-nous? Cinq, dix au plus. Et les autres, l’immense foule des hommes me seraient-ils étrangers? N’aurais-je rien à faire avec eux? C’est là que vient l’amour-charité, la plus haute forme d’amour qui se puisse concevoir. Saint Jean nous en fournit la structure fondamentale, elle consiste en ceci: “Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés” (4, 10) et “qui n

ous aimés le premier” (4, 19). Il nous aime de façon absolue, d’un amour qui jaillit de sa propre spontanéité, de sa propre liberté. Mon amour à moi n’est jamais qu’une réponse au sien. Cela aussi saint Paul l’a compris quand il a été pris sur le chemin de Damas. Se découvrir aimé: quelle merveille! “Je suis” égale “je suis aimé”. Autrement dit, je n’existe que porté par l’amour. Voilà ce que nous révèle le mystère de Noël. Regardez la crèche: Dieu a voulu se faire l’un de nous; il n’a pas gardé jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, il s’est comme vidé de sa substance divine pour se mettre à notre à notre portée...

3. “Vivez dans l’action de grâce”.

Je serai bref et ne ferai que reprendre ce que dit Paul: “Vivez dans l’action de grâce... Par des psaumes, des hymnes et de libres louanges, chantez à Dieu dans vos cœurs votre reconnaissance. Et tout ce que vous dites, tout ce que vous faites, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus Christ, en offrant par lui votre action de grâce à Dieu le Père”.

Quel lien, me direz-vous, entre ce que dit saint Paul et la Sainte Famille que nous fêtons aujourd’hui? C’est pourtant simple. Marie et Joseph n’ont-ils pas découvert progressivement que Dieu les avait choisis l’un et l’autre pour une mission bien précise et que Dieu les aimait chacun à sa façon. Quel respect l’un pour l’autre et de tous deux pour l’enfant dont ils n’auront jamais eu fini de méditer le mystère qui l’habitait. Quelle richesse aussi pour nous et quelles bénédictions pour nos familles si nous savons accueillir tant de merveilles. Amen.

 

 

L’épiphanie (A) 1996, 2008

 

Il est de tradition de voir dans le triple cadeau des mages une clé d’interprétation importante pour la scène que relate l’Evangile d’aujourd’hui. L’or représenterait la dignité royale de l’enfant, l’encens, sa divinité et la myrrhe, le corps glorieux auquel il accède dans la résurrection. J’aimerais reprendre avec vous ce symbolisme. Peut-être y trouverons-nous d’autres aspects qui méritent d’être pris en considération et qui concernent moins celui à qui ils sont offerts; Jésus, que ceux qui les offrent, les hommes, c’est-à-dire vous, moi, tous, sans exception.

Et d’abord l’or. Vu sous un certain angle l’homme n’est pas grand-chose. Nous menons dans la plupart des cas une petite vie, vite oubliée, de la buée, de la vapeur, comme dit l’Ecclésiaste, des riens. Que sont nos quelques instants d’existence comparés aux milliards d’années de l’univers ? L’homme ? un souffle, dit le psalmiste, il s’en va, il s’en vient, comme l’herbe, fauchée au matin, vite séchée au soleil de midi. Un rêve, une image ! Mais vu avec les yeux du cœur, avec amour, celui qui n’est rien devient tout. Voyez le petit enfant qui vient de naître. Pour les parents, il est infiniment précieux, revêtu de dignité, l’égal d’un roi. N’est-ce pas le désir de Jésus que nous nous regardions de la sorte ? Il laisse entendre dans l’Evangile de Matthieu que rien ni personne ne peut nous terroriser ou faire peur, car Dieu est là qui nous porte et nous guide, et que nous valons infiniment mieux que le reste de la terre (Mat. 10, 2§). Il nous tient dans sa main, nous sommes ses enfants. C’est comme s’il nous disait que quelque chose en nous est né au feu des étoiles, a été semé comme une poussière du ciel, puis s’est cristallisé pour nous constituer homme, quelque chose qui demeure comme du métal pur, sans alliage, à travers les âges, infiniment précieux, unique au monde, un trésor inestimable, même si nous le portons, comme dit saint Paul, dans des vases d’argile. Voilà qui nous sommes. Cette grandeur et majesté, il nous laisse les trouver, c’est notre part cachée qui cherche à s’exprimer, à nous tourner vers l’autre face de nous, dans la prière et l’adoration. Pourquoi vouloir prier du creux de notre détresse plutôt qu’à partir de notre de nos richesses. Pourquoi ne pas nous laisser porter par nos ailes de colombe et l’or de nos vies ? Cet or qui constitue le fond de notre être et qui n’a de cesse ni de repos jusqu’à ce qu’il repose en Dieu. Voilà l’or de nos vies.

Et l’encens ?

Personne n’en parle mieux que l’ancienne Egypte des Pharaons. Pour eux l’encens veut dire mot à mot ce qui se transforme en dieu. Quand dans leurs sacrifices du soir ils allument les grains d’encens et que la fumée s’élève vers le ciel, quelque chose devient Dieu, l’âme humaine qu’ils représentaient sous la forme d’un encensoir et dont la prière allait au ciel. C’est elle, l’âme, qui en devenant Dieu rend le sacrifice du soir agréable à Dieu. N’est-ce pas le désir de tout homme de s’envoler ainsi vers Dieu, par-delà le cercle de la terre ? N’y a-t-il pas en chacun de nos la nostalgie de retourner vers les étoiles ? Il est vrai qu’on peut aussi vouloir réduire l’homme à rien, au néant, le comprendre comme un être qui vient on ne sait d’où, pour vivre un moment, puis disparaître sans laisser plus de trace de son passage sur terre qu’un météore, comme les espèces d’insectes phosphorescents quoi ne vivent qu’un soir, ou les roses, l’espace d’un instant. Qu’est-ce que la vie d’un homme, se demande le psalmiste : recherche de néant et course au mensonge, pas plus que l’herbe des champs qu’on fauche au matin et qui dessèche au soleil de midi ! Mais il y a un autre regard possible qui nous laisse entrevoir que jamais notre terre ne nous laissera de repos, que nous sommes des êtres jamais totalement rassasiés, que de nouvelles promesses se lèvent chaque matin avec le jour qui s’annonce, que jamais rien de passager ne comblera le vide en nous, que nous avons faim et soif d’éternité, que nous sommes à la recherche de vérité, d’une vérité qui toujours nous poussera en avant, car elle ne sera toujours partielle et fragmentaire, jamais totale sur terre, que notre séjour ici-bas n’est pas définitif, que rien n’est acquis une fois pour toutes, que nos questions n’ont pas nécessairement de réponse immédiate et définitive, que quelque chose brûle en nous qui tombe en poussière, mais qui délivre en même temps une bonne odeur qui nous entraîne vers un ailleurs. Ainsi sommes-nous faits, des être sur la brèche, toujours insatisfaits, en quête de vie et d’amour. N’est-ce pas cela l’encens que nous apportons avec les mages à Jésus de Nazareth ? Notre quête d’infini, notre rêve de ciel qui est plus qu’un rêve, le tissu même de notre vie, le cœur de notre être.

Reste la myrrhe, le troisième cadeau des mages.

Oui, nous sommes des humains, des faibles, jamais loin de tomber dans l’abîme, fragiles, un rien peut nous faire trébucher et transformer nos rêves divins en cauchemars; il suffit d’une mauvaise fièvre pour nous entraîner dans le délire et la désillusion, et briser le ciel étoilé. Toujours exposés, nous sommes à la recherche de médecins et de guérison, de lénifiants et d’adjuvants, d’aide pour un peu d’ivresse, de remèdes. En somme, nous avons besoin de myrrhe. L’image de la myrrhe comme moyen de s’en sortir est bonne pour nous apprendre à être miséricordieux de nous-mêmes et des autres et à ne pas demander plus que nous ne pouvons donner. N’est-il pas merveilleux que nous ayons le droit d’être avec Jésus de Nazareth des hommes, c’est-à-dire des êtres de chair et de sang, faibles et fragiles, qui ont besoin dans le désarroi où nous sommes d’entendre d’abord des paroles de compréhension, et non pas de jugement, de nous sentir entourés, accompagnés simplement. Alors tout peut devenir possible. Jésus a tellement insisté sur ce point que par deux fois il dit en Saint Matthieu qu’il ne veut pas de sacrifice, mais la miséricorde. Et comment ne pas évoquer la grande fresque dans la finale de son Evangile où l’on voit à la fin des temps venir les hommes, comme étaient venus les mages, des confins de la terre, et se présenter devant le roi de l’univers. Alors la question, l’unique question sera : quelles œuvres de miséricorde avez-vous exercées avec la myrrhe de la compassion. Chers amis, comme nous sommes proches de Dieu ! Oui, il habite dans l’or de notre château intérieur, dans le désir qui nous anime de voler vers lui comme la fumée de l’encens et dans la douceur de notre compassion. Amen.

 

 

Baptême de Jésus (A) 1987 2002

 

La scène du baptême de Jésus est connue. Qui n’a pas à l’esprit tel dessin où l’on voit Jésus debout dans les eaux du Jourdain, à côté de Jean-Baptiste qui vient de le plonger dans l’eau. Le ciel s’est ouvert et une colombe plane au-dessus de sa tête, tandis que la voix du Père proclame: “Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le”. Voilà une scène toute simple, accessible à tous. Et dans cette simplicité se manifestent en même temps les profondeurs de notre foi. Essayons d’y entrer autant qu’il nous est permis de le faire.

Il est d’abord étonnant que Jésus vienne demander le baptême. Jean en a conscience, il proteste, car il baptise en vue de la conversion et du pardon des péchés. Ceux qui viennent à lui, il les invite d’abord à se détourner du mal et à s’orienter vers Dieu; alors seulement, quand cela est fait, il les baptise; le geste extérieur signifiant le retournement intérieur. Or Jésus n’a tout de même pas péché, il n’a pas à se convertir, il est venu spécialement d’auprès de Dieu comme la source de toute pureté et lumière, l’Agneau de Dieu qui efface le péché du monde. Comment pourrait-il se retourner vers Dieu, puisqu’il est rempli de Dieu, qu’il est Dieu? Aussi Jean hésite-t-il à le baptiser. “C’est moi, dit-il, qui ai besoin d’être baptisé par toi et c’est toi qui viens à moi!” Et Jésus de répondre: “Laisse faire, même si tu ne comprends pas maintenant, un jour tu comprendras. Il est vrai je n’ai pas besoin de baptême...” A ces mots me vint en tête une histoire que je voudrais vous raconter:

Il y avait une fois un roi en Angleterre qui, à l’automne de sa vie et fatigué par des années de pouvoir, décida de donner son royaume en partage à ses filles, à proportion de leurs mots d’amour. Il avait trois filles. Les deux aînées, des traitresses, firent semblant d’être bonnes, alors qu’elles étaient en réalité très méchantes dans leur cœur. Le père se laissa prendre à leurs mots, car elles savaient bien parler, et leur donna tout l’héritage. La dernière n’eut rien, alors qu’elle était bonne, mais elle ne trouva pas les mots pour le dire. Très vite la vérité éclate au grand jour. Les deux aînées une fois en possession chacune de la moitié du royaume refusent de prendre soin de leur père qui aurait voulu garder auprès de lui cent hommes d’équipage. Pourquoi cent, dit l’aînée, quand cinquante suffiraient. La seconde refuse qu’il ait plus de vingt-cinq. Même cela est bien trop. “Qu’avez-vous besoin de vingt-cinq, de dix, de cinq et même d’un seul, pensent-elles. “Ah, mes filles, dit le roi avec une grande tristesse, ne ramenez pas tout au besoin. Nos plus humbles mendiants trouvent un peu de superflu dans la plus petite chose. Si vous n’accordez à l’homme que ce dont il a besoin, vous en faites très vite une bête”.

Alors j’ai compris pourquoi Jésus a demandé le baptême. Il n’en avait pas besoin, c’est vrai, mais il n’y a pas que des besoins dans la vie, il y a tout ce qui est gratuit, tout ce qui relève de la grâce, du charme, du beau. Enlevez cela et très vite, vous découvrirez que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. As-tu besoin de fleurs? As-tu besoin d’habits de dimanche ou de fête? As-tu absolument besoin d’aller voir un ami, sans aucune idée, simplement pour aller le voir et passer un moment avec lui? Et pourquoi, dit Dieu, ai-je semé à poignées les étoiles dans l’immensité du ciel? Et pourquoi parmi ce champ d’étoiles ai-je négligemment jeté la faucille d’or? Et pourquoi ai-je recouvert la terre d’un beau manteau blanc. Et pourquoi, demanda encore le Seigneur, est-ce que de temps en temps je vous offre un magnifique coucher de soleil? Tout simplement parce que c’est beau. Oui, il y a des choses apparemment inutiles qui sont parfois plus utiles que tout le reste, car elles aident à vivre.

Alors, dit Jésus à Jean-Baptiste, laisse-moi faire, même si je n’ai pas besoin de baptême. Et Jean s’exécuta. Il baptisa Jésus et son regard, ô merveille, s’illumina. Il vit des choses si belles qu’il est presque impossible à les faire comprendre, tant les mots d’homme sont pauvres pour les dire. Il vit - est-ce avec les yeux qu’il vit ou avec son cœur? - je crois bien que c’était avec son cœur, car, comme dit le Petit Prince, on ne voit bien qu’avec les yeux du cœur. Il vit des choses qui le transportèrent de joie. Il vit le ciel s’ouvrir. Oh, c’était à peine supportable. Il comprit qui était celui qui venait de se présenter au baptême, son cousin, le Fils de Marie et de Joseph, le charpentier de Nazareth. En un instant, en un éclair il comprit, il comprit tout, absolument tout. Quoi? Qu’est-ce qu’il comprit? Mais vous le devinez, aussi bien que moi - il comprit que cet homme, qu’il venait de plonger dans les eaux du Jourdain était le Fils de Dieu. Et le ciel s’ouvrit. Comme plus tard, les trois apôtres privilégiés Pierre, Jacques et Jean comprendront sur le mont Thabor, quand Jésus fut transfiguré devant eux, que son visage devint rayonnant comme le soleil et ses vêtements blancs comme neige. Ils voulurent alors rester sur place et construire des tentes tellement il faisait bon d’être là. J.B. aurait voulu lui aussi que le moment du baptême durât toujours où le ciel s’était déchiré, où le Père s’était adressé à son Fils et qu’il avait senti la présence de l’Esprit saint.

Mais il n’est pas possible sur terre que ces instants d’éternité durent. Ce sera pour plus tard, après la mort. Tant qu’on est sur terre il faut redescendre de la montagne et reprendre pied dans la vie de tous les jours, dans la monotonie quotidienne, se heurter à la dureté des cœurs et connaître la prison avant qu’Hérode ne lui fasse couper la tête. Peu importe, il sait maintenant, depuis ce fameux jour du baptême, que Jésus, en se laissant voir tel qu’il est, montra en même temps qui nous sommes, des fils et des filles de Dieu. Que nous sommes de nature divine. Voilà le secret que plus rien, pas même la mort ne pourra nous ravir? Il nous le confie aujourd’hui. N’est-ce pas merveilleux ?

 

 

2e dimanche ordinaire (A) 1990, 2008

 

“Je vais faire de toi la lumière des nations” (Isaïe 49, 6).

Je retiens de l’évangile qui vient d’être proclamé que, devant ses disciples, Jean-Baptiste désigne Jésus comme l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Et comment a-t-il pu deviner que Jésus était l’agneau de Dieu ? Vous me direz : il le connaissait, c’était son cousin. Je n’en suis pas sûr; il me semble au contraire qu’il ne le savait pas jusque là et que quelque chose s’est passé qui lui a révélé le mystère de son cousin. Quoi donc ? Eh bien, ce que l’évangile dans la suite du récit : “J’ai vu l’Esprit descendre du ciel, dit Jean, comme une colombe et demeurer sur lui. Je ne le connaissais pas. Vous voyez que bien qu’étant le cousin il ne le connaissait pas. On peut être proche de quelqu’un physiquement ou biologiquement et ne pas le connaître. Je peux vivre des années avec l’épouse ou l’époux et ne pas le connaître. Un père ou une mère peut vivre vingt ans avec les enfants et ne pas les connaître, j’entends : connaître vraiment, spirituellement. Ainsi Jean a vécu peut-être des années physiquement dans la proximité de Jésus et ignorait qui il était en réalité. Il a fallu qu’il le baptise dans les eaux du Jourdain et qu’il voie l’Esprit descendre et demeurer sur lui, pour qu’il voie clair, que ses yeux s’ouvrent. Mais c’est vrai, se dit-il alors, comme j’étais bête, c’est le Messie, mon cousin, celui que mon peuple attend avec impatience. Etais-je donc aveugle au point de ne pas voir cela ? Alors, il a pu devenir messager pour les autres et leur désigner l’Agneau, car Agneau et Messie, c’est tout un. Il a fallu qu’il voie en premier. “Oui, j’ai vu, dit-il à la fin de l’évangile, et je rends ce témoignage : c’est lui le Fils de Dieu”.

Comme le prophète Isaïe qu’on a entendu dans la première lecture. “C’est trop peu que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de Jacob et ramener les rescapés d’Israël, je vais faire de toi la lumière des nations pour que mon salut parvienne jusqu’aux extrémités de la terre”. Mais pour que Isaïe, qui était prêtre du temple de Jérusalem devienne lumière pour les nations, il a fallu qu’à un moment ou l’autre de sa vie, dans un événement que nous ignorons et qu’il ignore peut-être lui-même, il ait commencé à voir clair. C’est précisément ce qu’il dit au début de la lecture : “Dès le sein de ma mère Dieu m’a choisi pour que je devienne son serviteur... Oui, j’ai du prix aux yeux du Seigneur, c’est mon Dieu qui est ma force”.

Ainsi à des siècles de distance, Isaïe et Jean-Baptiste devinrent-ils des lumières pour les hommes de leur temps, des guides spirituels. J’en étais là dans ma recherche, quand d’un coup je me dis : n’est-ce pas cela qui se passe encore aujourd’hui. L’article que j’ai lu dans l’hebdomadaire La vie ne parle-t-il pas de lumière et de guide spirituel. Les mots n’y figurent peut-être pas, mais la réalité, oui : n’est-ce pas l’essentiel ? Ni cathos ni croyants, du moins jusqu’à maintenant. Voici Yann Moix, l’écrivain et cinéaste à succès provoc, Alina Reyes, la papesse du roman érotique, Julia Kristeva, la psychanalyste athée et Jeanne Champion,, l’artiste éclectique et surréaliste, qui visitent le premier Edith Stein, la seconde Bernadette Soubirous, la troisième Thérèse d’Avila et la quatrième, Judas Iscariote. Que se passe-t-il ? Le monde serait-il à l’envers ? Que vient faire Edith Stein chez le cinéaste Yann Moix, l’auteur de Podium et de Clo-Clo ? Personne ne vous attendait là ? lui demande-t-on. Je n’ai jamais été au catéchisme, il est vrai, mais je me suis intéressé à la religion sans à priori. Si on ne sait rien du christianisme, on ne comprend pas les romans de Balzac ou de Proust, ni les toiles du Louvre. J’en ai marre de me sentir handicapé, j’ai donc lu la Bible, comme on lit un roman. Mot à mot; j’ai tout annoté. Puis, j’ai lu tout ce que je trouvais sur la religion. - Qu’avez-vous découvert ? - Ce que j’adore dans le christianisme, c’est l’idée qu’on peut rencontrer Dieu sur un coup de foudre. Que la foi peut être révélée à Claudel et aux bergers de la Salette. - Et Edith Stein ? - Elle est quasiment la première, depuis le Christ, à être morte comme chrétienne et comme juive. Morte parce qu’elle était juive. Mais catholique aussi, elle est morte sur la croix. Sa croix, c’est Auschwitz. Elle est revenue mourir avec son peuple, au passage, elle a planté la croix, sa passion, à Auschwitz. Et encore ceci, de Yann Moix, qui me semble si juste : c’est important d’avoir une vie spirituelle qui ne soit pas la photocopie de celle des autres. Le jour où on se retrouve vieux, seul, que reste-t-il si l’on n’a pas emmagasiné de l’art, de l’amour ? Ce qui compte, c’est l’amour qu’on a donné. Il n’y a qu’une horreur sur terre, c’est de n’être pas aimé... Ce n’est pas fort tout cela ? Je ne peux pas vous parler ici des autres, ce serait trop long. Comme Edith Stein, Bernadette de Lourdes, Thérèse d’Avila ou de Lisieux sont de merveilleux guides. Ne les loupez pas !

Mais comment ne vous dirais-je pas, pour terminer, un mot de Jean Sulivan, un écrivain qui m’accompagne depuis plus de quarante ans. Un vrai guide spirituel pour moi. Il m’a été donné de lire ces jours derniers un de ses romans que j’ai découvert parmi mes livres, Consolation de la nuit. Un tout petit roman qui se lit en quelques heures, mais qui vous donne de l’énergie pour toute la vie. Trois personnages. D’abord Tamara. Elle aurait pu vivre heureuse dans son village du Monte Sorrate, en Italie, avec son frère et ses deux sœurs, si sa mère n’était pas morte trop jeune et si le père n’avait pas été un tyran qui a chassé ses enfants de la maison pour mener sa vie comme bon lui semblait, avec une jeune femme, sa maîtresse. Voici donc les trois soeurs exilées à la fin de la guerre, la Dernière guerre, à Milan, la grande ville, cherchant à vivre ou plutôt à survivre, du mieux qu’ils le pouvaient, c’est-à-dire mal.(Leur frère est tombé lors des combats à la guerre.) Tamara attend un enfant, elle l’appellera Claire. Pour ne pas créer de scandale, elle prend le train de Paris, trouve un métier, le plus vieux du monde, pour survivre et élever sa fille qui prépare le bac au moment où commence l’histoire. - On ne m’a pas laissé d’autre issue, raconte-t-elle à l’homme du troisième, en qui elle trouve un confident bienveillant. J’ai vécu dans une solitude totale, répéta-t-elle. Supposez qu’un homme que j’aurais connu me rencontre là-bas (à Clichy où j’exerce mon métier). On ne peut faire confiance à personne, dit-elle. J’ai tout fait pour que Claire ignore. Il n’y a qu’avec vous que... Pourquoi ? Le second personnage est Esteban. Esteban est très discret : il était prêtre, mais quelque chose s’était passé à la mort de son père, qui a fait qu’il ne se reconnaissait plus; il avait vu le néant lentement envahir les yeux de son père. Une pensée brutale l’avait transpercé : la religion, s’était-il dit, n’est qu’une technique d’apaisement à l’usage des bien-portants. La clé du drame se joue autour du troisième personnage, Claire, la fille de Tamara à qui Estaban donne, à la demande de la mère des leçons de philosophie. - Il faut qu’elle réussisse absolument le baccalauréat, disait Tamara. Elle ne suit ni le catéchisme ni la messe, elle n’est pas baptisée. Un jour, elle raconte à Esteban qu’elle est entrée dans une église, ce qu’elle a vu, entendu, les gestes du prêtre, des paroles incompréhensibles. Elle voudrait savoir. Elle ne dit pas qu’elle a communié. Elle n’a pas de mots. Aucun sentiment, pas de lyrisme. Elle s’informe. Elle aura hérité de sa mère. La pudeur des solitaires est extrême. Tout se passe en dedans. Esteban la respecte; il lui parle de symbole, de poésie. -Les chrétiens, dit-il refusent de croire à la mort. Ils disent que le Fils de l’homme est ressuscité, qu’il est vivant dans le pain et le vin, qu’il est Dieu, que quiconque s’en nourrit ne mourra que pour la terre. Le mangeur est transformé en ce qu’il mange, voilà ce qu’ils disent. Ils prennent les choses à la lettre. Participer à la messe c’et accepter d’être foulé aux pieds, tué... Ces paroles et tant d’autres font leur effet. Clara commence à fréquenter l’église Saint-Séverin. Un jour, elle s’explique à un prêtre de la paroisse et demande le baptême. Sa première année universitaire achevée, Clara décide d’entrer au Carmel. Elle est partie le 17 juillet de cette année-là, dans le bouillonnement des grandes vacances, quand la foule descendait vers la Costa Brava. Un an et demi déjà qu’elle voit se succéder les saisons derrières hauts murs blancs. Sa mère va la voir, elle reprend goût à la vie. Esteban lui aussi commence à revivre. Clara devient sans le savoir lumière de la vie, comme Jean-Baptiste, comme le prophète Isaïe. Un guide spirituel naît sous nos yeux !

 

 

2ème dimanche ordinaire ( 14 janvier ) 1996 (A)

 

La mort de François Mitterrand

II me semble normal de devoir revenir avec vous sur ce qui nous a tous marqués les jours demies, la disparition de F. Mitterrand, notre président de la République. Je n'ai rien à ajouter ni à retrancher à tout ce qui a été dit de digne à travers le pays et retransmis fidèlement par les médias, mais, comme nous y a aidés la célébration à Notre-Dame de Paris et celle qui nous a interpellés tout autant, même si aucun journaliste ni aucune caméra n'y furent admis, et qui s'est déroulée dans la petite église de Jarnac en présence de la seule famille et des proches amis - je voudrais porter sur l’événement un regard chrétien et prier, comme nous y invite saint Paul, quand il recommande dans sa lettre à Timothée "qu'on fasse avant tout des demandes, des prières et des actions de grâces pour tous les hommes, et d'abord pour les rois et les dépositaires de l'autorité, afin que nous puissions mener une vie paisible en toute piété et dignité"( 2, 1-2 ). Ça m'a fait plaisir, je l'avoue, d'entendre Marie de Hennezel, une psychologue chrétienne qui a accompagné le Président durant les derniers mois de sa vie - ce qu'on appelle l'accompagnement des mourants, pratique qui tend à se multiplier depuis quelques années: comme c'est important de ne pas mourir dans la solitude ! -, au journaliste qui lui demandait si Mitterrand croyait à une possible relation avec les morts, elle répondit: "Je ne sais si c'était une croyance, mais il était extrêmement sensible à la prière, à la communion des saints et il m'a demandé, ajouta-t-elle, que je continue à le porter dans ma prière". Et au journaliste qui lui demandait s'il célébrera la messe à N.D. à la mémoire d'un chrétien, le cardinal Lustiger répondit: "Certainement d'un chrétien et, précisa-t-il, d'un catholique".

Même s'il ne pratiquait pas habituellement, comme on dit, même s'il ne faisait pas référence aux dogmes de l'Eglise, il ressentait des choses, sentait une sorte de participation à quelque chose de plus vaste, d'invisible, "aux forces de l'Esprit", avait-il dit lors de ses vœux à l'Elysée en 1995. Une sorte de sentiment religieux ou mystique l'enveloppait. Il semblait ressentir, il éprouvait plus qu'il ne croyait. Jean Guitton, un philosophe chrétien, très âgé vers qui il allait souvent certifie que "c'était une âme profondément mystique: il cherchait l'au-delà et il voulait que je lui dise ce que c'est..." Il lisait aussi les mystiques, Thérèse de Lisieux, saint Jean de la Croix et d'autres. "Ils chargent, disait-il d'eux, les êtres et les choses d'une bouffée de poésie qui me donne tout à coup l'envie de comprendre le monde et l'existence autrement que par les lois de la raison ou les commandements de la science". Ou encore: « N'y a-t-il pas en l'homme une part d'éternité, .quelque chose que la mort met au monde et fait naître ailleurs »- j'aime cette idée que les chrétiens

orthodoxes ont particulièrement mis en valeur, que la mort est la naissance à l'éternité et il m'arive de le dire aux enterrements. "La mort et la naissance, disait encore Mitterrand, sont les deux ailes du temps! Aussi en voulait-il aux sociétés "qui dérobent la mort aux yeux des vivants"; elles "ignorent qu'elles tarissent ainsi le goût de vivre d'une source essentielle."   

Je pourrais ainsi continuer d'égrainer ses pensées. Non pas que je veuille en faire un saint ou un père de l'Eglise. Ce qu'il n'était pas ni ne voulait être. L'Eglise dans laquelle il était né et dans laquelle il avait été élevé, qui l'avait nourri et à qui il devait tant, qu'il avait aimée, mais dont insensiblement au fil des jours, durant les années de guerre, il avait pris de la distance... sans jamais cependant la renier. Il se savait pécheur, qu'il n'était pas tout à fait accordé à elle, que la présence à côté du cercueil de l'épouse et de l'amante, des enfants légitimes et de la fille naturelle troublait quelque part ce que le peuple est en droit d'attendre de son chef, qu'il avait des doutes et se définissait plutôt comme agnostique: quelqu'un qui ne sait pas s'il croit ni ce qu'il croit. Et c'est en cela précisément qu'il nous est proche: il était comme nous faible et faillible. Il avait le goût de la justice, sans avoir jamais rréussi à juguler le chômage - c'était certainement l'une des grandes tristesses de sa vie - ni à briser les fractures entre riches et pauvres, entre pays riches et pays pauvres 

 

 

3e dimanche ordinaire 2008

Homo viator : au carrefour des païens

Que dire de ces textes qui viennent d’être lus ? Ils sont parole de Dieu. comment me touchent-elles ? Je remarque deux détails qui sont peut-être plus que des détails : Jésus commence à quitter Nazareth, la vie tranquille qu’il a menée jusque là, pour se lancer dans la grande aventure de la prédication, pour entreprendre l’œuvre qu’il avait à faire et qui allait le mener sur des chemins inattendus, au moment où il apprend l’arrestation de Jean-Baptiste. Ce n’est pas pour rien que Matthieu note cette relation. Ce qui arrive à Jean-Baptiste, son arrestation, pousse Jésus à sortir de l’anonymat et à se lancer dans sa mission. Et je me dis : dans ma vie, c’est pareil; il arrive que quelqu’un de mon entourage ou un événement qui survient quelque part et dont j’apprends la nouvelle tout d’un coup prend sens pour moi, m’éclaire et e lance là où je ne pensais pas. Mais je n’approfondis pas plus aujourd’hui. Je note cela seulement en passant. L’autre détail - qui en réalité n’est pas un détail - concerne le lieu où Jésus commence sa prédication : du côté de Capharnaüm, sur les bords du lac de Galilée, au pays de Zabulon et de Nephtali, carrefour des nations. C’est là que Jésus s’établit pour commencer sa prédication, un lieu de passage, de l’est vers l’ouest, du bassin de l’Euphrate vers la Méditerranée. Il ne prêche pas seulement dans le temple ou dans les synagogues, mais dans les lieux publics où se rencontrent les gens. L’Evangile laisse entendre, sans le dire expressément - il le dira de façon claire en saint Jean - qu’il n’y a pas de lieu réservé pour la parole de Dieu, que Dieu ne se rencontre pas seulement sur le mont Garizim ni dans le temple de Jérusalem ou dans les synagogues, mais partout où cela est possible, sur les places publiques ou dans les maisons particulières. Chez Zachée, par exemple. Zachée, vous le connaissez. L’homme qui était grimpé dans un sycomore pour voir Jésus qui passait dans sa ville et qui à cause de sa petite taille ne pouvait le voir. Jésus avait remarqué son désir de le voir. Aussi l’invite-t-il à descendre de son arbre : “Aujourd’hui, lui dit-il, je viens chez toi”. Les gens de bien, les gens religieux, s’en offusquent : “Il fréquente les pécheurs!” Mais Jésus passe outre, c’est chez lui qu’il se sent appelé à se rendre. Zachée est touché au plus profond de son cœur, il entre dans le Royaume que Jésus vient précisément annoncer.

Pareillement la Samaritaine s’ouvre au message de Jésus et cela se passe cette fois au puits de Jacob, près de Sychar, où Jésus se reposait tandis que les disciples s’étaient rendus au bourg, pour acheter des provisions. S’approche une femme - Jean qui raconte l’épisode note qu’il était midi - avec qui va s’ouvrir l’un des plus beaux dialogues qui se puisse imaginer. La femme est malheureuse : elle vit une situation amoureuse plutôt chaotique et se pose des questions essentielles sur la religion. Comment la libérer de tout ce qui l’entrave ? Jésus va droit au but : “Quiconque boit de cette eau aura encore soif; mais qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif”. Il sait de quoi elle souffre, qu’elle a du mal à aimer et à se faire aimer, comme elle le souhaiterait. Aussi lui offre-t-il le seul amour capable de combler son cœur avide, l’amour qui jaillit du cœur de Dieu, comme d’une source d’eau vive, celui qu’il a pour mission de révéler aux hommes; il en est capable, puisqu’il vient de Dieu; mieux, il est Dieu, il est sa Parole, le Verbe fait chair pour faire connaître celui qu’il ne cesse d’appeler son Père. Pas une remarque désobligeante de cet homme; il ne lui reproche rien, pas même d’en être à son cinquième mari, mais une présence aimante. Comme elle est heureuse ! Son âme s’ouvre pour boire au fleuve d’eau vive. L’autre question peut alors venir : où faut-il adorer Dieu ? Chez nous, sur le mont Garizim ou chez vous, à Jérusalem ? Quelle est la vraie religion ? On connaît la réponse de Jésus : “Femme, crois-moi, l’heure vient où vous n’irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le Père...Les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité” (Jn. 4,21-23).

On peut citer bien d’autres exemples. Zachée, par exemple, que Jésus remarque en traversant la ville de Jéricho parce qu’il était grimpé sur un arbre pour mieux le voir. Peu importe qu’il soit collecteur d’impôt, ce qui compte pour Jésus, c’est le désir de son cœur. Or Zachée désire le voir. Tandis que tous les autres, les pharisiens n’avaient que des récriminations à la bouche : “Voyez, il va loger chez un pécheur!”, lui, Zachée, conscient de sa propre misère, attend sans bien le savoir la guérison intérieure. Tout devient possible en ce cas. Alors Jésus dit à son sujet : “Aujourd’hui, le salut est arrivé pour cette maison, car lui aussi est fils d’Abraham”.

Au fond, ce qui me frappe dans l’évangile de ce jour, dans le choix que fait Jésus du lieu de sa prédication, au carrefour des païens, puis sur les chemins qui le conduisent à travers la Galilée et jusqu’à Jérusalem, c’est sa volonté de rencontrer les gens là où ils vivent, dans les lieux publics ou chez eux, pas spécialement dans les lieux sacrés, mais sur les larges éventails de la Palestine, montagnes ou plaines, ouverts à tous les vents. Je n’existe que comme passant en ce monde, voyageur sur terre, jamais tout à fait satisfait de ce que je suis, tendu en avant de moi-même, être de désir. Les hommes dans leur condition itinérante. Dans leur vérité. Ce qu’il y a de déterminant dans une vie, ce qui est éternel, ce n’est pas ce qu’on prétend être ou avoir fait, ce sont les moments où nous avons été vrais, quoiqu’il en ait coûté, surtout parce que cela nous a coûté. Nous avons tous à un moment ou l’autre fait cette expérience de la dignité humaine. Peut-être avec moins de panache que le jeune Chinois qui s’est dressé au péril de sa vie face aux chars sur la place Tien’anmen. Je pense aussi, l’exemple est moins connu, à la veuve du capitaine mort dans le naufrage du Sokalique, Yvette Jobard : elle vient de refuser les 350 000 euros que l’armateur turc du cargo qui fait couler le caseyeur breton lui a proposé, à condition qu’elle retire ses plaintes contre le délit de fuite et de non-assistance à personne en danger. La vérité plutôt que l’argent ! (La Croix du jeudi 24 janvier 2008)

 

 

 

 

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