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Dimanche des Rameaux 2008

 

Les larmes de Jésus sur Jérusalem, le jour même où il y entre en triomphe... Qui est Dieu pour qu’il pleure de la sorte ? Comment Dieu peut-il pleurer ? N’est-il pas le tout puissant grâce à qui tout existe, le ciel, la terre, et qui d’instant en instant nous tient en vie au creux de sa main ? Ne pouvait-il pas faire en sorte que les gens croient en lui et le reconnaissent pour ce qu’il est, la source de toute vie ? Eh bien non, Jésus nous révèle ceci que Dieu ne peut rien contre la liberté, car il est amour, et n’est que cela. Et que peut l’amour ? Aimer, c’est tout ! Et quand l’amour ne rencontre pas l’amour, quand il se heurte au refus, il reste impuissant et ne peut plus rien offrir d’autre que ses propres blessures. Dieu meurt ainsi de tous nos refus d’amour et c’est ce que signifie dans l’histoire la mort de Jésus-Christ.

Regardez l’Evangile : toujours, à chaque page, à chaque pas du Christ surgit l’opposition. Nous l’avons vu tout au long de ces dernières semaines dans les textes proposés au cours des eucharisties. Dans l’histoire de Lazare en particulier, dimanche dernier, où Jésus ramène son ami à la vie. Certains de ses opposants disent : “Ne pouvait-il pas faire en sorte que Lazare ne mourût pas ?” Le quatrième dimanche de carême c’était encore plus net, avec la guérison de l’aveugle-né. Jésus, parce qu’il lui a rendu la vue, suscite la jalousie des responsables juifs et leur désir de plus en plus explicite de se débarrasser de lui.

Vraiment Dieu ne cherche pas à s’imposer par la force, sa toute-puissance n’est qu’amour, limitée par nos seuls refus d’amour.

Et Dieu souffre en Jésus, voilà pourquoi il pleure. Il ne jouit pas de son bonheur, tandis que nous vivons dans la tourmente et les mille maux qui nous assaillent de tous côtés et constituent le lot de notre pauvre humanité. Il partage notre douleur, la douleur du monde qui aspire au bonheur, mais qui se trouve en attendant, comme dit saint Paul, dans les douleurs de l’enfantement.

Nous avons du mal à comprendre toute la douleur de Dieu dans la passion de Jésus-Christ, parce que nous vivons tellement à la surface de nous-mêmes et tellement loin de Dieu !

Voyez François d’Assise. Lui a compris cela, la douleur de Dieu, il l’a comprise si bien qu’il a pleuré vingt ans durant sur la passion du Christ jusqu’à s’user les yeux et perdre la vue; il a compris les risques que Dieu a pris en nous créant, que Dieu est en danger continuel si nous ne l’aimons pas. Sans notre cœur, Dieu est comme inexistant, il compte tellement sur nous que sans nous il ne peut rien. Un enfant peut comprendre cela. Une anecdote nous le dit. L’histoire se passe sous Staline, quand la loi interdisait l’instruction religieuse ailleurs que dans la famille. Un prêtre dissimulé sous un uniforme de médecin militaire discute avec un garçon qu’il rencontre dans la sacristie d’une église : Que fais-tu ici ? demande le prêtre. J’attends le Père, dit-il. - Qui t’a parlé de la religion ? Mon camarade. - Et lui, ton camarade, qui lui en a parlé ? - Un autre camarade. Là-dessus le prêtre se fait reconnaître et gagne la confiance du garçon qui lui explique : J’ai cinq camarades. Je connais mon catéchisme par mon camarade qui l’a appris de sa grand-mère. Il faut que je l’enseigne à mes cinq camarades. Quand ils le sauront, je leur ferai passer un examen. S’ils le passent, ils deviendront instructeurs à leur tour et en formeront chacun cinq autres. C’est ainsi que la religion se répand. - Et vous n’avez pas peur de la police ? demande le prêtre. Le garçon haussa les épaules et murmura l’habituel “nitchevo. - Si la police le savait, elle vous arrêterait. - Oui ! - Elle pourrait même vous tuer ! A quoi le garçon répondit, et il vaut la peine de l’entendre : Ils peuvent me tuer, ils ne pourront pas tuer le Christ qui est en moi.

Le Christ qui est en moi ! En tout homme il y a le Christ, Dieu caché comme une source vive dans le cœur, comme la lumière du monde. Dieu à travers nous continue de vivre la passion du monde. Nous sommes tout près de Pascal qui disait du Christ qu’il “est en agonie jusqu’à la fin du monde. Qui est l’homme ? demandait le poète anglais Coventry Patmos. Sa réponse est admirable : L’homme est celui qui tient Dieu dans sa main. Amen.

 

 

Jeudi-Saint 2008

La question que ne cesse de poser la liturgie de ce jour est : qu’avons-nous fait de l’homme ? Elle est étrange ! Elle paraît étrange ! et pourtant elle vient du cœur de l’Evangile : Jésus lave les pieds de ses disciples et c’est un exemple qu’il nous donne, pour que nous fassions de même.

Chers amis, nous laver les pieds les uns les autres ! Et un peu plus loin dans le même évangile de Jean : “C’est à cela que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples : si vous vous aimez les uns les autres comme je vous ai aimés” (13, 15). Tel est le dernier mot de Jésus l’unique commandement : s’aimer les uns les autres, comme Jésus nous en donne l’exemple, en se mettant à genoux devant ses disciples.

Dieu à genoux devant l’homme !

C’est la suprême révélation de Jésus avant de mourir, il faut que ses disciples sachent que Dieu respecte infiniment l’homme, car l’homme n’est rien moins que le temple de Dieu, comme dit saint Paul. Ou encore saint Grégoire que “le ciel, c’est l’âme du juste”. Dieu, mes amis, en nous, d’une présence étonnante sur laquelle il nous revient de veiller. C’est donc là qu’il faut chercher Dieu, dans l’homme.

J’ai pensé à cela ce matin en feuilletant une revue où l’on peut voir plusieurs témoignages autour de Pâques, dont celui de sœur Emmanuelle. On la voit photographiée dans un local, ô un bien modeste local, au Caire, parmi des enfants, des chiffonniers, auxquels elle enseigne comme une institutrice. Elle tient un de ces enfants par la main devant un tableau noir où elle écrit à la craie. Et je me suis dit : quel respect de l’autre, du pauvre, de la part de cette femme de près de quatre-vingt ans - c’était il y a une vingtaine d’années. Elle cite dans le livre qu’elle vient d’écrire un mot d’un poète persan qui dit : “Fends le cœur de l’homme et tu y trouveras un soleil”. Elle y croit à ce trésor caché au cœur du plus pauvre.

Ne portons-nous pas tous un trésor caché dans un vase fragile d’argile ?

Il y a dans la même revue le témoignage d’un prêtre, aumônier d’hôpital à Hautepierre. On le voit sur une photo embrasser un malade, avec ces mots d’explication : “Ce qui est prioritaire, c’est l’adoration de mon frère qui est malade”.

Je pense à un malade qui m’a fait appeler ces derniers jours, Pascal, il en avait lourd sur le coeur, après une tentative de suicide. “Ô que je suis malheureux, dit-il”. Je l’ai écouté... je lui ai dit : et si tu portais ta misère comme une offrande à Dieu, cela ne changera peut-être rien en toi, mais pourrait aider d’autres que toi à vivre. - Je ne suis pas capable de faire une telle offrande. - Alors, laisse-moi faire, ai-je dit.

J’ai noté ceci dans mon cahier en 1996 - il y a douze ans déjà : “Ce matin dans un pavillon - j’étais à l’époque aumônier de l’hôpital psychiatrique -, Cécile, une malade, est venue m’embrasser”. Et j’ai écrit ceci : “Geste simple, je l’ai accueilli comme un cadeau de Dieu”.

Et c’est bien cela que signifie l’eucharistie : il n’y a pas de chemin vers Dieu autre que celui qui passe par l’homme. L’homme, mon frère, devant qui Jésus s’est mis à genoux, parce qu’il est infiniment respectable, il est habité par Dieu, même s’il ne le sait pas, il est toujours avec nous, sur le chemin d’Emmaüs, le compagnon de nos vies, mieux, il est au-dedans de nous.

Alors pourquoi l’eucharistie, pourquoi la communion s’il est déjà là, s’il nous précède dans la vie ? Et c’est vrai qu’il nous précède. Avant que l’enfant n’ait fait la Première communion, il est là, dans le cœur de l’enfant. Avant que l’adulte ne se tourne vers lui, il est là : il est la source jaillissante qui d’instant en instant nous tient sur le fil de la vie.

Mais alors, s’il est déjà là, pourquoi la communion?

Eh bien, simplement pour ceci, mais ceci n’est pas rien : la communion me rappelle que je n’existe qu’en communion avec les autres, avec tous les autres. La communion est un signe que Jésus a voulu nous laisser pour nous dire que, lorsqu’il aura quitté cette terre, c’est-à-dire après le vendredi-saint, il continuera d’être avec nous de façon mystérieuse mais réelle dans le sacrement de nos frères. Voilà ce que nous rappelle la communion, chaque communion. Quelle grâce de savoir cela que le petit morceau de pain que je mange à la communion est le corps du Christ. Saint Augustin disait : en mangeant ton corps, Seigneur fais que je devienne vraiment ton corps, que je devienne ce que je mange. Je mange ce corps, le corps du Christ pour que je devienne ce que je mange, membre du corps, que je fais partie de l’immense chaîne que forme toute l’humanité et dont nous avons si peu conscience, que l’humanité toute entière constitue une seule famille, même ceux qui sont au loin, ceux que je ne connaîtrai jamais, les hommes de toutes les races et peuples, même ceux avec qui j’ai du mal à m’entendre, que je le veuille ou non, ils sont mes frères.

La petite Thérèse de Lisieux avait bien compris cela, elle qui vivait enfermée derrière les hauts murs du carmel : son cœur s’était dilaté aux dimensions du monde.

Le Père de Foucauld aussi en avait pris conscience au point de vouloir être frère universel, c’est-à-dire frère de tous les hommes.

On ne peut pas communier au Christ sans communier à l’homme.

L’eucharistie n’a pas pour but de rendre le Christ présent aux hommes, il l’est déjà. C’est nous qui ne sommes pas au rendez-vous. Ce à quoi nous aide la communion, nous rendre présents au Christ, au Christ total, à tous les hommes, à l’humanité entière. Amen.

 

 

Vendredi-Saint 2008

La non-violence.

Je me souviens du procès de Carlos, à Paris. En 1975 il avait tué de sang froid trois personnes dont deux policiers et se trouve impliqué dans la mort d’au moins une vingtaine d’autres personnes. Face à lui, comme aussi face à d’autres meurtriers, si nous écoutons notre instinct de justice, il nous paraît normal qu’il soit à son tour mis à mort et que de cette manière il expie la mort qu’il a infligée aux autres. C’est aussi ce que pensait Jean-Baptiste. Pour lui il allait de soi qu’à la justice doit correspondre la sanction et que la colère de Dieu s’abattrait sur le peuple infidèle. Celui qui doit venir ne tient-il pas déjà dans sa main la pelle à vanner le blé, à séparer le grain de la paille et à brûler cette dernière dans un feu qui ne s’éteint pas? Il avait annoncé ce jugement qui devait dans un intervalle très bref s’abattre sur le pays et purifier la Palestine occupée par l’ennemi, souillé par l’idolâtrie et défiguré par les pécheurs. Or à sa grande déception ce jour de colère n’éclate pas et se laisse attendre. Le messie qu’il avait cru reconnaître en Jésus ne fait rien, ne se presse pas; bien plus il fréquente les pécheurs et accepte le contact avec des gens suspects... alors que lui, Jean, se trouve en prison. Des doutes naissent en lui. Jésus est-il vraiment le messie ne devrait-il pas mettre de l’ordre dans tous les désordres du monde ? Pour en avoir le cœur net, il envoie des émissaires auprès de Jésus pour lui demander : es-tu bien le messie ou devons-nous en attendre un autre (Mat.11,3) ?

Nous pouvons nous poser aujourd’hui les mêmes questions: pourquoi Dieu n’intervient-il pas ? Pourquoi ne frappe-t-il pas les fauteurs de trouble, les criminels ? Pourquoi laisse-t-il les pauvres à l’abandon ? Pourquoi tant de misère ? Il n’y a qu’une réponse : la croix. Jésus ne s’en prend à personne, il prend sur lui le mal, s’identifie avec lui et l’assume; jamais il ne détruira quelqu’un par le souffle de sa bouche. Inlassablement il répond à la violence par la douceur, par l’amour, jamais dans son comportement le moindre relan de haine ou de vengeance.

Voyez François d’Assise: la prière qu’il a composée exprime le génie de sa vie. Là où est l’offense que je mette le pardon, là où est la querelle que je mette la paix...Voyez Thérèse de Lisieux : le fameux Pranzini dont le crime défrayait à l’époque la chronique (il avait assassiné deux femmes et une fille de douze ans) avait été condamné à mort. Thérèse le porte dans sa prière. C’est autre chose que de jubiler en disant : il a ce qu’il mérite. La petite Thérèse est heureuse d’apprendre que ce frère horrible qui refuse les services de l’aumônier de la prison, réclame in extremis le crucifix et l’embrasse deux fois avant de mourir. Ou encore Jean-Paul II face à son agresseur qui l’a gravement blessé et compromis une part importante de sa santé : il va le voir en prison, discute avec lui et, nous pouvons le supposer, lui pardonne. Il y a aussi des exemples contraires - je pourrais en citer - de chrétiens qui n’ont pas toujours été des enfants de chœur, et même des hauts dignitaires de l’Eglise. Ces exemples cependant n’invalident pas ce que le Christ a apporté de décisif; il nous a révélé l’infinie dignité et grandeur de l’homme, que Dieu n’est pas un maître, que notre relation à lui n’est pas de soumission, mais d’amour, que nous sommes, quoiqu’il nous arrive, enveloppés d’une merveilleuse tendresse.

Jean-Baptiste est grand, il est même, au dire, de Jésus, le plus grand des prophètes, mais aussi grand fût-il, ajoute Jésus, il est plus petit que le dernier du Royaume de Dieu. Pourquoi ? Vous l’aurez compris: parce que l’idée qu’il a de Dieu et de sa justice est à mille lieues de l’Evangile : il attend un Dieu de vengeance qui relève du vieux fond instinctif de l’humanité, qui sommeille en chacun de nous et qui est toujours prêt à menacer de la foudre ceux qui pensent ou agissent autrement que nous.

Il nous faut passer d’une conception de la justice primitive et très humaine, celle de Jean-Baptiste, à une autre infiniment haute et divine qui puise à la source même de la croix: Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’il font.

En Jésus la non-violence - voilà le mot - a fait son entrée dans le monde. Non pas la faiblesse ou la tolérance à l’égard de n’importe quoi. La non-violence est comme la révélation d’une autre humanité, d’un autre Dieu, d’une autre morale qui est d’amour plus que de devoir. François de Sales dit quelque chose de cela quand il écrit à son amie Jeanne de Chantal: “Tout faire par amour et rien par force”. La non-violence du côté de Dieu veut dire que jamais il ne viole notre conscience, jamais ne force notre liberté, qu’il attend autant qu’il le faut que fleurisse notre amour et que nous nous donnions à lui, comme l’a fait le bon larron, sans réticence, sans peur, non pas parce que nous serions à l’abri d’être jugés ou condamnés, non, mais parce qu’enfin nous avons découvert Dieu au plus intime de nous comme un visage qui nous attend maintenant, qui nous attend toujours - en qui nous est donnée de surcroît la vraie joie. Amen

 

 

Nuit de Pâques (1997 2004 2007)

Nous entrons ce soir dans la nuit de la résurrection, la vraie vie. Il y a en effet plusieurs niveaux de vie : il y a la vie végétative. Tel vieil homme (ou femme) qui n’a plus conscience de vivre, la démence l’a totalement pris sous ses ailes : il mange encore, il boit, il dort, il exige qu’on s’occupe de lui, il ne jouit plus de rien, il est absent, il n’a plus aucune mémoire : il m’est souvent arrivé de donner le sacrement des malades à ce type de personnes ou de prier avec elles et c’est toujours émouvant de les rencontrer, car je sais que ce qui compte ce n’est pas la vie biologique seulement, mais l’autre vie, au-dedans de nous, la vraie vie et elle est là cette autre vie même quand rien n’en paraît au-dehors. La personne est toujours plus que ce qui se manifeste. L’autre expérience est celle, par exemple, de Pierre Curie, le savant atomiste du début du vingtième siècle qui découvrit les nouvelles sources d’énergie, celles du radium entre autres : en pleine force créatrice, trop jeune pour mourir, il fut écrasé par les sabots d’un cheval dans les rues de Paris. En un instant cet homme de génie qui n’avait pas encore donné la pleine mesure de son génie ne fut plus qu’un cadavre déchiqueté. Accident stupide, comme il arrive trop souvent ! Mort trop jeune, comme on en connaît tous. Ce qui nous désole en ce cas, ce n’est pas tant la mort physique, mais la vraie vie qui s’en va : je pense à un jeune infirmier tué à la fin d’un poste de travail, il y a quelques années, sur le chemin de retour à la maison. Ou à un jeune que j’ai souvent rencontré à Sarreguemines, brillant étudiant de droit, et qui traîne maintenant sa vie, depuis des années déjà, suite à un accident.

Je pense aux moines de Tibhirine, enlevés il y a douze ans déjà, le 27 mars 1996, et assassinés deux mois plus tard, autour du 20 mai. “Leur mort est un accomplissement et un appel”, a écrit Mgr Pierre Claverie, avant que lui-même et son chauffeur ne tombent sous les coups d’une bombe, placée par le même Groupe islamiste armé à l’entrée de la petite maison qui lui servait de palais épiscopal. Les moines de Notre-Dame de l’Atlas avaient fait alliance avec l’Algérie, ils se sentaient appelés à demeurer, malgré les menaces dont ils étaient conscients, dans la proximité d’un peuple souffrant et priant et avaient choisi l’enfouissement de l’amour quotidien, de la prière vigilante et du don total de soi. Leur sang versé scelle un pacte que rien désormais ne pourra plus briser. “Notre Galilée à nous - là où le Christ nous précède - et où nous avons choisi de le suivre, puisque partout, désormais, il est devant, c’est donc ce pays d’Algérie, dans son aujourd’hui pascal”, avait dit le prieur du monastère, le Père Christian, de Chergé, deux ans auparavant, à la vigile pascale. Et il ajoutait : “Seule l’espérance peut nous y maintenir à notre place”.

Dernier exemple : il concerne la faim, le besoin de manger. “La faim, disait un philosophe, est beaucoup plus que la faim”, parce qu’elle dévore les entrailles et rend fou d’inquiétude; elle empêche l’homme de vivre, de se livrer à autre chose qu’à la seule recherche à satisfaire les besoins vitaux. J’en ai fait l’expérience plusieurs années durant en Haïti : des enfants, des jeunes qui manquent de l’essentiel, qui passent des journées entières à fouiller les décharges des camions-poubelles et qui, pour ne pas mourir, mangent ce qu’ils trouvent au milieu des détritus. On sent à l’évidence que ce n’est pas humain, qu’on est là au-dessous de l’humain et que la vraie vie est ailleurs, qu’elle est ce que nous faisons de nous-mêmes, qu’elle n’est pas donnée, pas préfabriquée; elle est dans la direction intérieure où chacun de nous doit se faire lui-même. C’est une exigence.

Il est important de voir cela pour parler de la résurrection, car la résurrection n’est pas le retour à la vie biologique, elle ne se trouve pas non pour nous dans la dépendance au monde physique. La résurrection, c’est Jésus vivant qui nous appelle à vivre.

Vous me direz, je vis. Peut-être, mais vivez-vous vraiment ? De qui dit-on qu’il vit vraiment ? De quelqu’un qui est lumière. Nous le savons bien, ce qui compte dans l’homme, ce n’est pas ce qu’il possède, l'argent, les maisons mais la qualité intérieure, le secret de sa vie, le mystère qui l’habite, l’espace en lui qui fait de son existence un don.

Regardez ceux dont on se souvient : Marie, Pierre, Paul, Thérèse de Lisieux, Jeanne d’Arc... Ce qui compte en eux, comme en Jésus, ce n’est pas la nature, en eux, la vie biologique, mais ce qu’ils ont fait de leur tabernacle intérieure, leur vie spirituelle.

La Samaritaine vient puiser de l’eau, Jésus lui propose une autre eau.

Jésus a donné du pain et des poissons à manger à la foule affamée : c’est un signe pour faire comprendre qu’il y a un autre pain, un autre poisson.

Voyez-vous, chers amis, ce qui demeure quand tout disparaît, ce n’est pas la vie physique, c’est la valeur ajoutée de nos vies, ce que chacun a fait des germes cachés en lui, des promesses de vie. Cela ne meurt pas.

La vraie vie, nul ne la prend, “c’est moi qui la donne”.

Voilà notre vocation d’homme !Avec Jésus nous sommes appelés à nous porter nous-mêmes, à n’être plus seulement portés par notre biologie, nous avons à donner au monde le fruit de notre activité intérieure, qui est le résultat finalement de notre dialogue avec Dieu, dialogue toujours plus intense, toujours plus profond, au point qu’il finit par envahir toutes les fibres de notre être et fait de toute notre personne une source jaillissant en vie éternelle. Voyez-vous, il n’y a pas de coupure entre le ciel et la terre, la sur-vie est déjà dans la vie, elle est ce qu’il y a de plus profond dans la vie et aussi ce qu’il y a de plus beau; elle est la vie qui fleurit en éternité. Amen.

 

 

 

Pâques 2002 2004 2008

Marie-Madeleine se rend au tombeau de grand matin, lorsqu’il faisait encore sombre, dès l’aube. On sent qu’elle est pressée. Comment ne pas penser à la bien-aimée du Cantiques des Cantiques : “La nuit sur ma couche, j’ai cherché celui que mon cœur aime. Je l’ai cherché, mais ne l’ai point trouvé. Alors je me suis levé et j’ai parcouru la ville, les rues et les places et je ne l’ai pas trouvé, celui que mon cœur aime. J’ai rencontré les gardiens, ceux qui font la ronde dans la ville, et je leur ai demandé : Avez-vous vu celui que mon cœur aime ? A peine les avais-je dépassés, j’ai trouvé celui que mon cœur aime. Je l’ai saisi et je ne lâcherai plus” (3, 1-4).

N’est-il pas beau ce texte ?

En vérité la résurrection n’advient qu’à ceux qui aiment ou, ce qui revient au même, ne peuvent y croire que ceux qui aiment. Marie-Madeleine, la pécheresse que Jésus a beaucoup aimée, Marc dit dans son Evangile que c’est elle dont il chassé les sept démons, autrement dit, libérée d’une dépression profonde, il a donné sens à sa vie. Visiblement son amour passionné a été la condition pour pouvoir comprendre ce que signifie ressusciter. On devine son attachement au Christ par le fait qu’elle se rend en hâte au tombeau, avant même la pointe du jour, et qu’elle est préoccupée par la pierre qui ferme l’entrée du caveau. Et là elle remarque que la pierre était déjà roulée de côté. Aussitôt elle s’en vient en courant trouver Pierre et l’autre disciple que Jésus aimait et elle leur dit ce qu’elle répétera trois fois qu' “on” a enlevé le Seigneur du tombeau et “nous” ne savons pas où on l’a mis. Et voilà que Pierre et Jean courent au tombeau - vous remarquez le verbe courir - comme Marie-Madeleine courait auprès des apôtres. Et que Jean court plus vite que Pierre. On pourrait dire que l’amour représenté par Jean est plus rapide que l’intelligence et la volonté représentées par Pierre, comme si l’amour donnait des ailes. Mais à tout seigneur tout honneur, Jean attend Pierre et lui donne priorité, il est le premier des apôtres. Pierre constate les linges à terre, ainsi que le suaire à part. Pierre constate, mais il est dit de l’autre apôtre qu’il vit et crut.

L’intelligence voit, l’amour voit et croit !

Marie-Madeleine voit comme les deux disciples, elle croit comme Jean, en plus elle voit le ressuscité. Comme si pour découvrir le Ressuscité il fallait plus que l’amour, un amour fort, un amour passionné, comme celui de cette femme qui a beaucoup aimé, parce qu’il lui fut beaucoup pardonné. C’est une pensée audacieuse, il faut le voir, que de faire de cette femme pécheresse le premier témoin de la résurrection. C’est une bonne nouvelle, réconfortante et miséricordieuse, dont témoigne l‘Eglise ancienne à travers le texte de saint Jean, qui montre au moins ceci, qu’elle a une grande ouverture de cœur et que pour elle l’amour dépasse tout le reste.

Voilà le premier point que je retiens de cet Evangile. Le deuxième point est celui-ci : le Ressuscité c’est bien le même Jésus que celui d’avant, qu’ils avaient connu selon la chair, leur ami qui avait partagé les derniers mois de sa vie, avec qui ils avaient marché sur les routes et les chemins de Palestine, et en même temps il était tout autre qu’il n’était avant sa mort : la relation avec lui ne peut plus être celle d’avant. Aussi Marie-Madeleine et les autres vont-ils mettre un certain temps pour le reconnaître. Il a d’abord les anges. Alors qu’elle pleure de son absence, elle voit deux anges sur la tombe en habits blancs qui lui posent une question : “Femme, pourquoi pleures-tu ?” A quoi elle répond en reprenant une deuxième fois la même plainte : “On a enlevé mon Seigneur et je ne sais pas où on l’a mis”. Elle ne voit pas, elle est encore aveugle. Elle se retourne et voit celui qu’elle prend pour le jardinier. Elle est toujours aveugle, enfermée dans sa douleur. Alors le soi-disant jardinier l’interpelle par son nom : “Marie !” Alors ses yeux s’ouvrent et le crucifié-ressuscité est là, car cette interpellation touche le cœur - la même interpellation qui autrefois l’avait guérie. “Rabouni”, dit-elle alors, ce qui veut dire : mon maître. Et elle veut l’embrasser. Ce n’est plus possible. Jésus n’est plus terrestre, il est maintenant entièrement du ciel, il faut passer de ce qui est terrestre à ce qui est céleste, du temps à l’éternité du corps physique au corps spirituel. Finies les relations familières, la rencontre se fait sur un autre plan : “Va trouver mes frères...”

 

Pâques 2008

Quelle joie de fêter Pâques ensemble, avec l’humanité entière. Nous sommes là au cœur de notre foi chrétienne. Encore faut-il s’expliquer : Pourquoi cette fête constitue-t-il le cœur de notre foi ? Il n’y a qu’une façon, me semble-t-il, d’entrer dans la matière, elle consiste à nous poser la question fondamentale qui nous préoccupe tous, mais que nous ne nous posons que rarement. Peut-être la fuyons-nous, cette question, car elle est si simple que nous en avons peur. Et cette question est, vous l’aurez deviné : pourquoi est-ce que j’existe, pourquoi suis-je sur terre. Les enfants se la posent, mais rares sont les adultes qui les aident à y répondre. Peut-être aussi faut-il du temps pour oser y répondre. A moi elle est venue au cours d’un repas, chez des amis, à Cologne, en octobre de l’année dernière, elle est venue spontanément, au cours du repas. - Voulez-vous que j’y réponde ? ai-je demandé... Eh bien, Celui qui est la source de toutes choses, le Seigneur Dieu ou plus simplement, comme j’aime l’appeler, le Bon Dieu, n’a pas voulu garder pour lui seul le bonheur qui l’habitait, il a voulu le partager avec d’autres que lui. Bien sûr il n’avait pas besoin de le partager, nous sommes dans un autre ordre que celui du besoin, dans celui du désir. Et puis les enfants le savent bien, les grandes personnes aussi, que le bonheur, on a envie de le partager, comme aussi le malheur et toutes les grandes choses de la vie. Quand on est heureux, on a envie de le dire, de le proclamer tout haut à d’autres que soi, à ceux qui vous entourent, qui sont en proximité, que l’on aime. Pour le Bon Dieu, c’est pareil. Certes, il le partageait, son bonheur, avec ceux qui boivent à la même source que lui, qui partagent l’être avec lui, avec Celui qui a dit aux Juifs dans un moment d’âpre polémique : avant qu’Abraham fût, Je suis ou Celui qui n’a d’autre existence que d’être le don de l’un à l’autre, ceux que nous appelons le Père, le fils et l’Esprit-Saint, les trois personnes de la Trinité. Mais cela ne lui suffisait pas, à Dieu, il a voulu partager le bonheur avec d’autres que lui. Comme on le comprend ! Mais il n’y avait personne avec qui partager. Alors il s’est lancé dans l’immense aventure de la création. Créer des êtres différents de lui, qui lui fussent cependant assez proches pour qu’il puisse entrer en dialogue avec eux. Ils ne pouvaient pas être infinis comme il l’est, lui, ni éternels : en ce cas il n’aurait fait, ce qui est impossible, que se reproduire lui-même; il ne pouvait que les faire dans le temps et dans l’espace, des êtres finis, à son image et à sa ressemblance, cependant. C’est ainsi qu’il les fit, dit la Bible, au sixième jour. Au sixième jour seulement, car ils ne pouvaient pas flotter dans le vide, il leur fallut un nid, un berceau. Et c’est l’univers, le merveilleux univers que nous n’avons pas fini d’explorer, qui roule dans l’infiniment grand des espaces qui effrayait tant Pascal, depuis des milliards d’années, depuis le matin originel de la création, jusqu’à ce que la terre fût prête pour accueillir l’homme, pas trop près du soleil pour ne pas se brûler les ailes, ni trop loin pour ne pas mourir de froid. J’ose dire les choses de cette manière, car je viens de lire dans le journal La Croix de ces jours saint de Pâques 2008 ceci : “La nature est ce qui permet à Dieu d’engendrer du fini. Dieu, de lui-même, n’engendre que le Fils. Or, il veut, pour ainsi dire, démultiplier son Fils ! Il faut donc qu’il passe par un moyen de démultiplier l’infini en fini, et c’est la nature qu’il utilise pour cela. Si Dieu veut la nature, il veut la génération et la corruption, mais avec le projet de faire surgir des fils. Dieu n’a pas besoin du monde pour exister comme Dieu, mais il a besoin de la nature pour que nous puissions exister comme hommes”. Le Père Martelet dit, dans cet interview, exactement ce que j’essayais de dire ce jour d’octobre à mes amis de Cologne.

Et que fait Pâques dans cette vaste fresque que je viens d’exposer devant vous ?

Le Christ est venu chez nous, il a partagé notre condition humaine, il s’est fait l’un de nous, pour nous éclairer sur le sens de notre aventure humaine. Livrés à nous tout seuls, nous étions incapables de nous en tirer. Il est vrai, la réflexion humaine avait compris un certain nombre de choses, les religions de la Chine et plus encore celles de l’Inde nous disent des éléments essentiels sur notre condition humaine, les philosophes anciens aussi ont atteint de grands sommets avec Aristote et Platon et Dieu lui-même était intervenu de multiples manières par les prophètes d’Israël. “Mais, dans les derniers temps, dans ces jours où nous sommes, dit l’épître aux Hébreux, il nous a parlé par ce Fils qu’il a établi héritier de toutes choses et par qui il a créé les mondes.

Et la mort et la résurrection ?

Pour le dire rapidement je ne peux faire mieux que reprendre mot pour mot l’explication que donne le Père Martelet dans l’interview que j’ai cité tout à l’heure : la mort et la résurrection de Jésus nous disent ceci, “que le Père ne peut pas laisser dans la mort celui qui a risqué sa vie totalement, jusque dans la mort, pour lui. Si le Fils a été pour le Père en risquant la mort, le Père sera pour lui en l’arrachant à cette mort. Toute sa vie, Jésus a dit : “Le Père est toujours avec moi, parce que je fais tout ce qui lui plaît”. Or, ce qui plaît au Père, c’est que l’on entre dans l’amour même qu’est Dieu et que l’on soit participant de cet amour. Jésus est le premier à aimer le Père de cette façon et ainsi il est le révélateur du Père. On pense souvent que Jésus est mort pour nos péchés, ce n’est pas vrai ! Jésus est mort pour témoigner du Père ! Et il nous arrache au péché qui est de ne pas croire au Père.

Et en quoi ce message nous concerne-t-il ?

Jésus nous apprend à devenir ce que nous sommes en réalité, fondamentalement, mais que nous ne savons pas ou savons mal ou plutôt que nous oublions, des fils du Père, que nous n’existons pas par nous-mêmes, que notre vie est d’abord un don, un cadeau, que tout est don, la terre que nous habitons et qui ne tient elle-même que reliée à l’univers dans sa totalité.

“Par la résurrection du Fils, dit enfin le Père Martelet, le Père transforme ce qui est la loi universelle du monde, c’est-à-dire la mort”. S’il touche à la mort, il touche la nature, la terre entière, l‘univers dans sa totalité... C’est comme le coup qui frappe le gong; il le frappe à un endroit précis, mais c’est tout le gong qui vibre. Ainsi l’univers est tout entier ébranlé par la résurrection du Christ, comme par une secousse sismique.

Pour terminer, je vous livre ce petit mot de Paul Ricœur envoyé quelques semaines avant de mourir (à plus de quatre-vingt-dix ans) à une amie à peine moins âgée que lui, elle aussi au soir de sa vie : “Chère Marie,

C’est à l’heure du déclin que le mot résurrection s’élève. Par-delà les épisodes miraculeux. Du fond de la vie, une puissance surgit, qui dit que l’être est être contre la mort. Croyez-le avec moi.

Votre ami Paul R.”

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