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2e dimanche de Pâques (C) 2004-2007

 

La mort et la vie (Gabriel Marcel et Saint-Exupéry)

“Aimer un être, c’est dire : toi, tu ne mourras pas”, dit le philosophe chrétien Gabriel Marcel. Et s’il avait raison, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est plus qu'un vœu, plus qu’un désir, une assurance. Mais quelle garantie y a-t-il à prononcer pareille affirmation ?

Pour un non croyant, disons pour Thomas qui ne croit que ce qu’il voit, cette phrase n’a pas de sens, elle est en contradiction avec l’expérience immédiate. Car ce que nous voyons, c’est que l’être aimé est soumis à la mort, comme toutes choses de ce monde.

Prenons cependant garde : sur quoi porte la destruction à laquelle participe celui ou celle que j’aime ?

Est-ce lui ou elle qui disparaît ou sa dépouille mortelle ?

Personne, me semble-t-il, n’a mieux dit que Saint-Exupéry ce que je voudrais vous communiquer. A la fin du livre le petit Prince fait ses adieux à l’aviateur qu’il avait rencontré dans le désert, à la faveur d’une panne de moteur de son avion :

- Toi, dit-il à l’aviateur, tu vas pouvoir rentrer chez toi, tu as su réparer la panne de moteur. Moi aussi, aujourd’hui, je rentre chez moi... Mais chez moi, c’est bien plus loin... c’est bien plus difficile... car j’habite une étoile. Tu regarderas la nuit les étoiles. La mienne est trop petite pour que je te la montre... Alors quand tu verras les étoiles, puisque j’habite l’une d’elles, tu diras : il habite quelque part là-haut.

Et réellement cette nuit-là le petit Prince voulut se dérober et partir en cachette, mais l’aviateur le rattrapa.

- Tu as tort, dit le petit Prince. Tu auras de la peine. J’aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai... Tu comprends ? C’est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps - et il lui montra son corps physique. C’est trop lourd. Je le laisserai sur place, ici; ce sera comme une vieille écorce abandonnée... Ce n’est pas triste les vieilles écorces et puis ce ne sera plus moi. Moi, je serai là-haut ! sur mon étoile.

Je dis souvent aux enterrements, près de la tombe, au moment où le cercueil descend en terre : ce n’est pas lui ou elle qu’on descend en terre. Pas lui ou elle que vous avez aimé(e), que vous avez accompagné(e) dans sa longue maladie, que d’autres aussi ont apprécié(e) et aimé(e). Les liens, tous les liens tissés au cours de la vie, ne peuvent pas se défaire, se détruire. Ni ce par quoi il était lui, et personne d’autre au monde, l’être unique, avec le trésor qu’il portait dans son coeur.

L’objection demeure cependant : qu’est-ce qui me permet d’affirmer que cette exigence d’immortalité est incluse comme une promesse d’éternité dans un certain tréfonds du réel qui se dérobe à nos regards Il y a l’amour, l’amour seulement, pas l’amour égoïste, mais l’amour oblatif, le don de soi. Pas cette sorte de complaisance à soi-même qui transforme bien des couples en des vases clos, mais l’amour ouvert au grand large, toutes les relations humaines qui portent au-delà d’elles-mêmes, vers un ailleurs qui dépasse tout ce qu’il nous est possible d’imaginer, hors du temps et de l’espace.

Et il y a l’espérance.

Au moment où j’écrivais ce texte, il y a quelques années, m’arrivait une lettre de Haïti. Mon amie me racontait que son pays était toujours dans l’incertitude. On vivait au jour le jour, l’insécuté était partout; des armes circulaient partout et l’on tirait à chaque coin de rue; il n’y avait plus d’électricité, plus de téléphone, la rumeur circulait que l’eau ne serat pas disponible aévant quatre-vingt-dix jours. Où ces gens qui se débattaient dans la misère, et qui continuent aujourd’hui encore à se débattre dans la même misère, puisent-ils l’espérance ? Et qu’espèrent-ils ? Ce qu’ils espèrent, c’est, pourrait-on dire, vivre, pas seulement biologiquement, mais aussi spirituellement, car même dans la vie diminuée et en quelque sorte dégradée il y a quelque chose de sacré, comme un sursaut de dignité qui porte en soi une promesse de résurrection.

Promesse de résurrection qu’on peut lire au coeur même de l’insoutenable. Je pense au Rwanda dont les blessures, bien que le faits remontent à plus de dix ans, ne sont pas prêtes à se refermer : un million de personnes massacrées, des frères, des fils et des filles de Dieu. Quelles que fussent les responsabilités du peuple et de leurs gouvernants ou des Occidentaux, il a eu lieu. Comment répondre autrement que par le silence ? Et au Darfour c’est la même chose et en bien d’autres endroits encore de notre terre. Il y peut-être ceci qui m’est tombé sous les yeux et que je vous livre : “La résurrection survient dans les ténèbres effectives de l’abandon le plus total, quand on a tout lâché, jusqu’aux espoirs secrets, et que la confiance est si pure, si absolue, que la lumière semble naître de ce prodige”. Autrement dit, l’espérance est la passion de l’impossible, elle ne se manifeste que là où effectivement plus rien n’est possible, où l’action de l’homme s’avère trop courte, là où se dresse un mur infranchissable, où il n’y a plus d’issue à vue humaine. C’était l’attitude d’Abraham, allant sacrifier son fils sur la montagne de Moriah, il espérait contre vent et marée qu’une solution viendrait, il ne voyait pas d’où ni comment, il espérait !

 

 

3e dimanche de Pâques (C) 1992-2007

Pour la troisième fois, d’après le récit de saint Jean que nous venons d’entendre, Jésus se montre à ses disciples sur les bords du merveilleux lac de Galilée - je dis merveilleux, car je l’ai vu, de mes yeux vu, ayant eu la chance de m’y arrêter après Pâques, le 27 avril 2002, de pouvoir le regarder, de m’imaginer la scène. Il est question de sept apôtres : Pierre, Thomas, Nathanaël, les deux fils de Zébédée et deux autres, auxquels nous sommes invités, me semble-t-il, à nous joindre nous-mêmes, pour faire aujourd’hui la même découverte qu’ils ont faite eux-mêmes il y a des siècles, car ce récit s’adresse aujourd’hui à nous et nous dit comment il nous est donné de trouver Jésus à notre tour.

Les disciples avaient repris leur vie quotidienne de travail, de pêche. Sans succès. Toute une nuit de peine sans rien prendre. Cela nous arrive aussi - n’est-ce pas ? - de passer des heures, des semaines, sans résultat. Parfois nous ne remarquons qu’après un long temps combien nos filets sont désespérément vides. Et pourquoi peinons-nous, nous fatiguons-nous pour des résultats sinon nuls, du moins très maigres ? Peut-être dirions-nous comme les disciples, que nous sommes dans la même barque, qu’on est avec, tout simplement parce que quelqu’un, qu’il s’appelle Pierre ou Jacques, nous a dit qu’il y allait, au boulot, et que nous l’avons simplement suivi, sans trop savoir pourquoi.

Et c’est la nuit sur le lac, comme pour nous, il arrive qu’il fasse nuit, autrement dit, qu’on vit sans perspective, sans voir, sans avenir, parfois très longtemps, et la terre sous nos pieds et autour de nous paraît un abîme menaçant comme les profondeurs de l’océan. Ce n’est pas que nous manquions de courage, de capacité. Peut-être même donnons-nous l’impression de vivre une vie bien ronde, bien remplie. Mais au-dedans de nous, on le sait bien, c’est le vide. Et ceci n’apparaît qu’au petit matin, quand l’aube est proche, quand le soleil est prêt à se lancer de derrière l’horizon et qu’une voix nous demande depuis l’autre rive ce que nous apportons. Ainsi en est-il de Dieu, chaque fois que dans le Nouveau Testament il s’adresse à l’homme, il y va de la vérité de notre vie. Il nous arrive de vouloir biaiser, de chercher à raconter des balivernes. Voilà pourquoi le Christ, avant d’interroger ses disciples, les appelle d’un nom étrange - l’avez-vous remarqué ? - “Hé, les enfants !” Cela est très important, c’est essentiel, le Christ est un fin psychologue, comme s’il voulait leur dire : inutile de vous raconter des histoires, cessez de jouer aux personnages importants, soyez ce que vous êtes, des enfants, parlez vrai, sans fard, sans fanfaronnade, sans peur non plus, il n’a nul désir de nous rabaisser, il veut seulement nous aider à être vrais avec nous-mêmes, c’est le début d’une vie nouvelle, comme les premiers rayons de soleil qui se lèvent sur l’autre rive.

Alors ils peuvent jeter les filets ! à droite. Ce qui veut dire, essayez maintenant de prendre la vie en main. Vous viviez dans les ténèbres de la nuit, maintenant il est temps de sortir au grand jour, d’être au clair avec vous-mêmes, de devenir conscients, responsables, de faire non pas parce que d’autres font, mais parce que une voix venant de l’autre rive vous appelle : c’est une question de vérité, tu ne peux pas être autrement.

Et voyez la suite de l’évangile, comme ça sonne juste ! Jusque là les disciples ne reconnaissent pas Jésus, ils ne savent pas que c’est lui qui leur parle depuis la rive. Seul l’autre disciple, celui que Jésus aimait, devine que c’est lui, le Seigneur. A quel moment cette reconnaissance se fait-elle? - Au moment même où le filet se remplit. N’est-ce pas suggérer que nous ne pouvons reconnaître Dieu, sa présence que si notre vie se remplit, qu’elle s’enrichit. Il nous arrive d’éprouver que nous avons travaillé en vain, que rien n’a avancé. Comme si Dieu était absent. Voyez-vous, on peut apprendre par cœur des paroles de Jésus, on peut connaître le catéchisme par cœur, on peut même se donner la peine de prier et, malgré tout, avoir le sentiment qu’il est absent ou plutôt que nous lui sommes terriblement absents, car il nous manque cela seul qui est capable de nous le rendre présent, un certain bonheur. Et ce bonheur, il est possible de l’évaluer, de le compter, comme on a compté le nombre de poissons dans le filet : il y en avait cent cinquante trois. Peu importe le chiffre, c’est comme si chacun de nous avait en partage une certaine mesure de bonheur, et cette mesure de bonheur est indispensable pour connaître Dieu et savoir qui est Jésus.

Et il y a cette petite remarque que longtemps je n’avais pas comprise : “En débarquant sur le rivage, dit Jean, ils (les disciples) voient un feu de braise avec du poisson posé dessus, et du pain”. La semaine de Pâques j’ai lu ceci de saint Augustin : le poisson grillé c’est le Christ dans sa passion. Je n’y avais jamais pensé et pourtant, c’est évident, cela saute aux yeux, une fois qu’on l’a vu, le Christ ressuscité, c’est Jésus de Nazareth, tel qu’il a vécu sur les chemins de Palestine, jusque dans la passion. Ne montre-t-il pas aux apparitions ses mains et ses pieds avec la marque des clous, ainsi que son côté transpercé par la lance. C’est bien lui le poisson grillé, comme saint Augustin l’a bien vu.

On reproche parfois au christianisme, et aux religions en général, de proposer la fuite du monde, comme s’il fallait, pour trouver Dieu, s’éloigner de la terre, alors même qu’elle est sortie de Dieu, qu’il la tient entre ses mains, et que son fils, Jésus, loin de la mépriser, est venu parmi nous pour nous témoigner de toute l’affection que Dieu nous porte. Jean l’apôtre nous dit sans se lasser que ce qu’il y d’invisible depuis la fondation du monde s’est laissé approcher des hommes. Dieu lui-même s’est fait homme et il lui a été donné de toucher des mains le Verbe de vie, la Parole éternelle, de voir de ses yeux son visage, d’entendre sa voix, de demeurer avec lui, de contempler l’invisible au cœur du visible. Et voyez Pierre, dès qu’il prend conscience que celui qui se tient sur le rivage et leur parle est son Seigneur, il se jette à l’eau pour courir à sa rencontre, sans peur de se perdre ou d’être englouti par les flots, sachant que celui qui est à quelques pas de lui est prêt à lui tendre ses bras et à le soutenir.

 

 

 

4e dimanche après Pâques (C) 1992-2007

 

Les hindous disent que Dieu habite dans la beauté de toutes choses et dans tous les êtres vivants de la nature; les bouddhistes, qu’il habite au fond de ton coeur et tu l’y découvres, disent-ils, su tu t’abîmes jusqu’au lieu où les flots s’apaisent et où tout devient transparent; les musulmans, qu’il est au-delà du firmament qui enveloppe la terre entière, au-delà de la voûte bleue du ciel qui nous dépasse infiniment; les juifs, qu’il nous accompagne sur le chemin qui nous conduit vers une humanité fraternelle où tous les peuples sont appelés à s’unir en une communauté universelle. Et nous, les chrétiens, que disons-nous ?

A peu près la même chose, en insistant selon les cas sur un aspect ou l’autre. Il faut cependant ajouter ceci qui paraît essentiel : nous ne rencontrons Dieu qu’en nous rencontrant nous-mêmes à travers autrui, un vis-à-vis. Ainsi nous l’apprend Jésus. Rappelez-vous la parabole du jugement dernier : ce que vous faites au plus petit des miens, c’est à moi que vous le faites. Et il y a ceci : les diverses réponses des religions ne valent que dans la mesure où quelqu’un, peu importe qui, la maman, le papa ou un autre, un proche, un ami ne nous ouvre en nous un espace de confiance, sans quoi toutes les choses qui nous entourent, le monde entier, la plus belle fleur, le plus pur chant d’oiseau n’aurait aucun sens, tout demeurerait étrangement vide, sans écho et chaotique, comme le sol lunaire, où nous n’avancerions que dans la terreur, comme il nous arrive de faire dans certains cauchemars. Le monde ne devient poésie et chant qu’à travers un cœur rassuré et confiant, éveillé par l’appel de l’amour à être comme un miroir où se reflète le visage de Dieu. Sans la proximité d’un visage fraternel, Dieu et le monde seraient infiniment loin de nous, nous ne pourrions qu’être épouvantés comme l’a été Blaise Pascal, par l’infini et l’abîme des espaces intersidéraux. Grâce à un ami qui s’approche de nous, à un proche, par un sourire ou une main tendue, par la confiance éveillée le ciel vient à notre rencontre sur la terre, et que nous apprenons à notre tour à faire confiance, à tisser des liens et à travailler à la grande œuvre qui consiste à rassembler dans l’unité les enfants de la terre dispersés.

Cette possibilité d’une humanité fraternelle nous est offerte dans l’image du bon berger; nous sommes invités à poursuivre l’œuvre du Christ, à devenir les uns pour les autres des bergers et des compagnons de route. Jésus nous connaît, il connaît chacun et en retour chacun entend sa voix et le reconnaît comme son guide. Y a-t-il plus belle chose sur terre que de s’entendre appelé comme aussi d’appeler l’autre avec le nom qui lui appartient de toute éternité ? Ainsi Dieu a appelé Abraham : “Abraham, Abraham”, il a appelé Moïse, le prophète Samuel, les apôtres : “Matthieu, viens, suis-moi”, Paul, l’apôtre. C’est ainsi qu’il m’a appelé et qu’il vous appelle, qu’il nous tire chacun du néant à l’existence. Le nom, le souffle de Dieu sur la glaise, par lequel il m’a éveillé et me tient en éveil, sans qui je ne serai pas, ce nom que Jean-Paul II a entendu quand il a été appelé pour être notre pape ce qui lui a permis de dire aussitôt à la foule réunie sur la place Saint-Pierre et et bien au-delà grâce à la télévision jusqu’aux limites du monde entier : “N’ayez pas peur !” Ce même appel qu’a entendu en 2005 celui qui allait devenir Benoît XVI et qui s’est agenouillé longuement dimanche dernier à Pavie sur la tombe de son grand maître saint Augustin à qui il doit tant.

Telle est la grande œuvre à laquelle l’Eglise nous invite en ce dimanche. Non pas que nous soyons nous-mêmes la source de la confiance. Non, cela nous vient de plus haut, de plus loin, de Dieu. Mais la confiance et l’amour qui nous habitent sont capables de rayonner autour de nous et d’éveiller en autrui assez d’énergie pour que rien, aucune puissance de mal, ne puissent plus le perdre irrémédiablement ni détruire la certitude qu’il est plus qu’il n’ose avouer, qu’au plus profond de lui jaillit une source de vie, que Dieu l’habite, la certitude, la douce certitude qu’il ne sera jamais seul, à aucun moment, pas même à l’heure de la mort, quand s’écroulera en nous toute la part qui vient de la terre, dont il faudra bien nous séparer comme l’arbre de son écorce écorce, qu’alors précisément le Christ vivant l’attire vers le sommet où il se tient : quand je serai élevé, dit Jésus, j’attirerai tout à moi.

  

5ème dimanche de Pâques 1986-2007 (C)

 

Dimanche dernier, après la messe si émouvante, animée par nos amis de la Croix Bleue et l’après midi passée au village...il m’a été donné de rencontrer un couple ami du côté de Sarreguemines, vers le soir. A un moment nous longions à pied, il va de soi, un champ labouré, rempli de pierres calcaires: lui, géologue de formation, sut trouver dans ce qui pour moi n’était qu’un amas de pierrailles sans nom, des ammonites, d’autres pièces avec des empreintes de coquilles St Jacques, des rudistes...J’avais sur lui l’avantage de connaître les divers arbustes des haies et de les rendre attentifs aux fleurs des champs et au chant des oiseaux. Il ne s’agit pas, en voulant  toujours tout nommer, d’oublier les joies de la nature ni de vérifier que la nature est conforme aux livres ! Ce serait de la perversion ! Mais tel aperçoit une masse d’arbres là où tel autre reconnaît cinq espèces, dont il dit le nom, et donc il les voit, tel entend un bruit confus d’oiseaux, et tel autre a appris - parce que cela s’apprend, en se donnant les moyens - à distinguer le chant ou le cri de plusieurs espèces que de surcroît il peut à présent imaginer et reproduire avec plus ou moins de précision. Sans oublier les bruits infimes de l’eau, du vent, des insectes, les craquements d’un arbre qui se balance au vent ; pour les entendre, il faut dresser l’oreille et l’éduquer. Rien ne se produit sans le désir ou  la volonté de regarder, d’écouter, puis de chercher à nommer. Et il en va ainsi, c’est cela seulement que je voulais dire pour commencer, il en va ainsi de la lecture de la Bible : elle peut n’être qu’un monotone amas de textes qui nous semble venir d’un monde bien étrange, ou au contraire un trésor de paroles à nous adressées, suivant l’intérêt qu’on y porte et le temps qu’on y passe je ne dis pas à les lire seulement, mais à les méditer, ce qui va plus loin.

Alors je vous pose la question : les textes que nous venons d’entendre que sont-ils pour nous ? Je pose la question à tous, parce que je me la suis posée à moi-même, aux plus âgés comme aux plus jeunes : chacun y trouve quelque chose à la mesure de son désir, car c’est le désir de mieux comprendre le Seigneur qui éveille l’intérêt et l’attention.

Que voyons-nous ? Dans la première lecture Paul et son disciple Barnabé sont à l’œuvre, à Antioche de Pisidie, au cœur de l’ Asie mineure, l’actuelle Turquie, où ils encouragent leurs premiers disciples à persévérer dans la joie, où ils organisent aussi les premiers groupes de chrétiens, les premières Eglises, encore toutes petites, en désignent des responsables qui, en leur absence maintiendront le groupe en vie, les Anciens ou, comme on les appellera plus tard, les prêtres; puis ils reviennent d’où ils étaient partis, en Syrie - la fameuse Syrie qui porte probablement une lourde part dans la guerre qui ne cesse de meurtrir le Liban et plus généralement dans tous des désordres du Proche-Orient - et là ils racontent à leurs amis leur longue route à travers les pays païens et comment Dieu avaient ouvert le cœur à tant d’hommes et de femmes...

La 2ème lecture est tirée de l’Apocalypse. St Jean y raconte comment il voit la terre ancienne, la nôtre, avec joie mais surtout avec son lot de misères et de peines, comment il voit cette terre transfigurée en une terre nouvelle et en un ciel nouveau.
Je vous ai déjà souvent parlé de la mort et comment à l’heure de notre mort le corps nouveau prend son envol, le corps nouveau pareil au corps ressuscité du Christ, invisible à nos yeux, et que ce que nous portons en terre n’est que le vieux corps, la dépouille mortelle qui se réduit en cendres, comme la chrysalide après que le papillon a pris son envol. Eh bien vous voyez que ce n’est pas seulement les corps - nos corps - qui sont appelés à entrer dans la gloire de Dieu, mais la terre aussi sur laquelle nous vivons - ô pas toute entière, il y aura bien des déchets, beaucoup de poussières qui sera réduite à néant - mais ce qui en elle porte la trace de Dieu, ce qui aura été transfiguré... tout cela entrera dans la gloire de Dieu. Ce que je vis là n’est pas étranger à ce que je veux dire aujourd’hui à propos de l’eucharistie - rassurez-vous, je ne vous dirai pas tout aujourd’hui, je continuerai les dimanches à venir, mais je voudrais lancer le sujet. L’Eucharistie, la communion, le pain qui nous est donné à manger à la messe. Quel est ce pain sur lequel le prêtre - parlant au nom du Christ dit : ceci est mon corps. Ce pain, la petite hostie blanche que bientôt les enfants de neuf ans prendront pour la première fois. C’est bien la présence du Christ. Comment comprendre cela d’une manière un peu juste ? Là aussi je vais essayer, non pas de réciter un catéchisme, mais de dire des choses qui me paraissent importantes.

Amen

 

6e dimanche après Pâques (C) 1995-2007

 

Apocalypse ou révélation

Je voudrais m’arrêter un peu avec vous sur la deuxième lecture, l’extrait de l’Apocalypse. Déjà le mot lui-même d’apocalypse fait question. Il évoque d’habitude des choses terribles comme l’écroulement ou la fin du monde. Je me souviens, il y a quelques années, au plus fort de la guerre de Yougoslavie, on parlait d’apocalypse à propos de la destruction de Sarajevo ou quand on voyait la population s’enfuir en masse de leur terre. Apocalypse encore quand le tsunami a ravagé les rives de la Mer indienne, ou en 2001 avec l’attentat meurtrier des deux tours de New-york, l’idée d’apocalypse entoure aussi les événements du proche-Orient, ce qui se passe en Palestine ou en Irak, ou encore renvoie à prophétie et il est vrai les gens friands d’avenir citent volontiers des versets assez obscurs que l’on sort de leur contexte et à qui on peut faire dire bien des choses et aussi leurs contraires. Non, apocalypse n’a rien à faire avec tout cela. Le mot veut tout simplement dire révélation, dévoilement, enlever le voile, voir ce qu’il y a derrière. Un peu ce qui se passe aux yeux du prophète Isaïe, dans la vision inaugurale du chapitre sixième de son livre où il raconte sa vocation : il est dit que le voile du temple dans lequel il se trouvait, celui de Jérusalem, le fameux voile qui séparait le saint des saints du reste de l’édifice avait empli le temple et il vit ce qu’il y avait derrière le voile et que dans la tradition juive on ne pouvait pas voir sans mourir, la présence même de Dieu. Et le prophète se sentit perdu : “Malheur à moi, s’écria-t-il, je suis perdu ! car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au sein d’un peuple aux lèvres impures, et mes yeux ont vu le roi, Dieu de l’univers” (6, 5).

Quelque chose s’était dévoilé aux yeux du prophète ce jour-là, quelque chose qui est toujours là, mais qu’habituellement on ne voit pas, parce que nos yeux sont comme englués, recouverts d’un flegme qui nous empêche de voir ce qui se trouve joliment raconté dans la scène où il est question de la conversion de saint Paul, au chapitre neuvième des Actes des Apôtres : “Des écailles tombèrent de ses yeux”, pour dire non seulement qu’il recouvre la vue qu’il avait perdue dans l’éblouissement du chemin de Damas, quand la lumière de Dieu fondit sur lui, forte au point de le rendre aveugle, mais encore qu’il vit à partir de là des choses qu’il ne voyait pas auparavant. L’univers ancien a basculé en lui à cet instant précis, un monde nouveau s’est ouvert. Ce n’est pas à la fin des temps seulement que toutes choses se renouvellent. Dès maintenant le règne de Dieu est parmi nous, dit Jésus en saint Luc. Et que dit saint Jean dans l’extrait de l’Apocalypse que nous avons entendu tout à l’heure, sinon cela, que dès maintenant la cité nouvelle, celle d’en-haut, la Jérusalem céleste, est descendue d’auprès de Dieu et que, aux yeux de ceux qui savent voir, la gloire de Dieu resplendit dès maintenant avec l’éclat des pierres précieuses, que cette cité n’a pas besoin pour être lumineuse, de l’éclat du soleil et de la lune, car une autre lumière l’éclaire du dedans, la lumière divine.

Saint Augustin a vécu la même expérience. En l’année 386, il y a déjà si longtemps, plus de seize siècles en arrière, et pourtant ce qu’il dit dans Les confessions, le livre où il raconte ses tâtonnements dans la recherche de la vérité, ses errements et finalement la douce certitude qui s’empara de lui, tout cela est d’une telle actualité qu’il vaut la peine de l’entendre : “Tard je t’ai aimée, Beauté, si ancienne et si nouvelle, écrit-il, tard je t’ai aimée. C’est que tu étais au-dedans de moi, et moi, j’étais au dehors de moi ! et c’est là que je te cherchais.” Alors dans l’après-midi d’un jour de l’an 386 les failles sont tombées de ses yeux, une lumière nouvelle l’a inondé, un monde nouveau s’est levé dans son coeur. Ou plutôt, le même monde entièrement renouvelé.

Tel est aussi le rôle des poètes, voir ce que d’autres ne voient pas. Je suis en train de l’expérimenter une fois de plus avec René Char, un poète secret qui n’est guère connu du grand public. Un grand homme, du moins je le considère comme tel, que les plus grands de ce monde cherchaient à rencontrer mais qui ne se livrait pas facilement. Un homme de la Résistance qui s’était engagé, au risque de sa vie, contre la barbarie nazie, dans les Alpes de Haute-Provence, à qui l’on avait proposé des postes importants dans le gouvernement, mais qui a toujours refusé pour ne pas se laisser distraire de ce qui lui paraissait le seul engagement utile, la poésie. “Mon métier et ma grâce, écrit-il à une inconnue, consistent à nommer - l’ayant reconnue - la Beauté, et à assurer les chemins de son domaine. Cela de la façon la plus discrète et la plus légère possible”. Nommer la Beauté ! cela suppose au préalable qu’on l’éprouve. Telle était le but qu’il poursuivait dans sa vie : trouver “le point diamanté” en toutes choses, je dirais le trésor caché en toutes choses, ou encore accueillir la grâce qu’on n’attendait plus et qui surgit comme un perle inespérée qu’on n’attendait plus. J’ai été frappé par un portrait peint de lui où on le voit tendant la main comme pour recevoir je ne sais quel cadeau du ciel, et voici qu’un éclair descend de l’orage et le frappe, non point pour le détruire comme cela se passerait normalement, mais au contraire, pour le charger de toute l’énergie du monde, pour qu’il puisse restituer le moment venu quelque chose du mystère qui nous habite, mais qui échappe la plupart du temps à notre regard. Et j’ai pensé à saint Paul, foudroyé sur le chemin de Damas par la lumière divine, ou plutôt par le Christ de gloire; les écailles qui l’aveuglaient tombent alors de ses yeux, il voit ce qu’il ne voyait pas jusque là : que le monde est tout entier transfiguré, baigné dans la gloire du ciel, comme nous l’apprend l’Apocalypse que l’Eglise nous donne à lire en ce temps de Pâques, sans même que nous nous en rendions compte !

(Je pourrais aussi bien parler de Jean Giono, l’écrivain-poète de la Haute-Provence. Les plateaux de son pays deviennent au fil des pages des lieux d’exaltation et de communion où les arbres et les bêtes se métamorphosent et prennent des dimensions mythiques où l’homme lui-même est comme un feuillage à travers lequel il faut que le vent passe, écrit-il, pour que ça chante. On dit que Giono n’était pas chrétien - d’accord, il avoue lui-même qu’il n’était “pas doué pour Dieu”. Loin de moi l’idée d’annexer quelqu’un à ma forme de croyance, surtout quand il n’est plus et qu’il ne peut plus s’en défendre. Mais je me demande : cette sensibilité au mystère de la vie est-elle en réalité si loin du regard croyant qui découvre, comme dit saint Paul, “l’invisible à travers le visible” ? Dans la nouvelle cité, celle de Dieu, présente mystérieusement dès maintenant au cœur de celle que nous habitons. Et l’on comprend : pas besoin de temple, quand la présence du Seigneur se fait immédiate. Il me semble parfois en lisant les poètes qu’ils devinent plus que d’autres quelque chose de cette mystérieuse présence de Dieu au coeur de toutes choses et qui donne tout son poids à notre voyage sur la terre.)

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