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Chemin St Jacques de Compostelle

Du 30 juin au 6 octobre 2009

 

Vézelay, le 29 juin. Arrivée vers seize heures avec Antoinette, Jean-Paul et Astrid, Yolande et Eugène, ils savent que l’aventure dans laquelle je me lance est peut-être plus difficile que je ne pense et que j’aurai besoin de leur appui. Messe du soir; je concélèbre ; le chant des moines et moniales, inspiré de la musique orientale, emplit les voûtes d’une harmonie toute céleste et se mêle au chant du monde. Puis repas sur la terrasse d’un restaurant dans la bonne tiédeur d’un soir d’été avant de nous rendre au gîte pour la nuit. Demain je partirai, non pas en croisade ni pour une conquête quelconque, mais en pèlerinage vers Saint-Jacques, pour me trouver moi-même, hôte de passage sur terre, en route vers l’éternité, et rejoindre mes frères les hommes. Pour l’instant je suis sur le parvis de la basilique Sainte-Marie-Madeleine. Devant moi l’antique cité accrochée au flanc de la colline où Bernard de Clairvaux prêcha autrefois et invita l’Occident chrétien à défendre les lieux saints contre les armées musulmanes. Le soleil levant – le Christ-Orient – illumine le chœur, quand nous pénétrons dans la basilique pour le chant des Laudes. Avec crainte et tremblement je me présente devant l’autel pour la prière et la bénédiction des pèlerins. Nous sommes deux à partir ce matin, un Belge – l’âne qui porte ses bagages est attelé au dehors – et moi. Antoinette, Jean-Paul et Astrid m’accompagnent jusqu’à l’orée de la vaste forêt. Yolande et Eugène continuent de marcher avec moi ; ils veulent m’initier aux secrets du chemin.

Première étape. Le guide qui va m’accompagner comme un fidèle ami dans la traversée de la France prévoit d’aller d’un trait de Vézelay à Varzy. Trente-trois kilomètres. C’est trop pour moi. La carte routière indique à mi-parcours un petit village,

 

 Asnois, le 30 juin. Je téléphone au maire. Son épouse est au bout du fil. J’explique ma situation de pèlerin de Saint-Jacques et demande si elle connaît quelqu’un dans la commune qui pourrait m’accueillir pour la nuit. Sa réponse est immédiate et spontanée : venez chez nous, nous avons de la place ! A mon arrivée au village l’épouse me croise en voiture ; elle reconnaît facilement mon allure de pèlerin avec le sac à dos, le bâton et le chapeau. Elle s’arrête, se présente et s’excuse de ne pouvoir me recevoir, son mari ayant des rendez-vous ce soir-là jusque tard dans la nuit. « Nous avons pensé, explique-t-elle, que vous seriez mieux chez l’adjoint de la mairie, il est disponible et vous recevra volontiers. » J’acquiesce évidemment à la proposition. Elle me conduit chez l’adjoint. Lui, Marcel, et son épouse, Simone, m’ouvrent grand leur porte, ils sont aux petits soins. Moi, je suis épuisé par la marche et le soleil du premier jour. Ils comprennent et m’accordent un temps de repos. Vers 18 heures, Marcel me conduit à l’église, il est fier de me la montrer, il a participé avec les quelques rares chrétiens du village à sa restauration, il a en particulier fait le tour du village pour recueillir les dons. « Tous ont donné, dit-il, même ceux qui ne vont pas à l’église, car ils sont fiers de leur patrimoine. » Le clocher, vrai joyau roman, monte droit et haut dans le ciel. Nous le contemplons longuement. Il est solide à présent, bien fortifié, malgré les fissures apparentes qu’ils ont voulu laisser en l’état comme autant de traces d’un long passé. En pénétrant à l’intérieur, je suis séduit par l’harmonie des formes. Comme nos anciens étaient sensibles à l’appel de l’Eternel ! La voûte de la nef a été lambrissée comme on faisait autrefois. Je m’arrête plus longuement aux fresques du chœur où subsistent de larges pans de peinture avec le Christ de majesté jugeant l’humanité à la fin des temps. Regardez, dit Marcel, en me montrant sur un autel latéral la statue de saint Loup, évêque de l’antique Autun, il est le patron de la paroisse. Je regarde et propose quelques moments de silence, puis nous traversons le cimetière qui raconte comme tous les cimetières du monde une partie de l’histoire du village.

La visite faite, Marcel me demande ce qui me ferait plaisir. J’attendais ce moment pour lui demander s’il peut m’emmener à Brèves sur la tombe de Romain Rolland. Vous connaissez Romain Rolland ? fit-il. Oh oui, je le connais. Pas directement, je n’ai jamais rien lu de lui, mais je sais le rôle qu’il a joué dans l’histoire de Péguy et celle de Dreyfus. Péguy s’était proposé de publier dans ses Cahiers de la quinzaine la pièce de théâtre de Rolland Les loups, une pièce engagée qui prend la défense du capitaine français. Dans la suite il publia les dix volumes de Jean-Christophe et surtout la Vie de Beethoven qui devinrent des succès de librairie et sauvèrent la revue de Péguy. Le cimetière de Brèves est, comme dans beaucoup de villages, attenant à l’église. On lit sur une dalle ces simples mots : Romain Rolland et Marie. Voyez, dit Marcel, la tombe semble à l’abandon, ce n’est pas par négligence, l’écrivain voulait que ses restes reposent parmi les ronces et les orties. Un rosier sauvage y pousse recouvrant la pierre. J’ai trouvé que c’était bien ainsi.

La lecture des commentaires bibliques de Paul Claudel m’offrit dans les mois qui précédaient mon départ une seconde rencontre avec Romain Rolland. En particulier dans les Disciples d’Emmaüs où le poète nous explique les Ecritures comme avait fait le Christ avec les deux disciples, Cléophas et l’autre dont on ne saura jamais le nom, qui le soir de la résurrection rentraient chez eux à Emmaüs, déçus par la mort ignominieuse de Celui en qui ils avaient en vain, pensent-ils, mis leur espoir. Le dialogue entre les trois hommes commence lorsque l’Inconnu demande à ses deux compagnons : « De quoi discutiez-vous donc tout en marchant ? » C’est l’occasion pour lui de prendre la parole. Au moment où Paul Claudel écrit ces pages, aux environs du 2 juillet 1941, il a sur sa table de travail deux livres que Romain Rolland consacre aux mystiques indous modernes et spécialement aux deux plus grands d’entre eux, Ramakrishna et Vivekananda ; il s’adresse à ces derniers et à leur auteur : « Non, Ramakrishna, non, Vivekananda, non, mon vieil ami, Romain Rolland, toutes les religions ne se valent pas (je cite de mémoire)..Toutes les religions sont vraies revient à dire qu’elles sont toutes fausses. »

De retour au village le père du maire fait signe à Marcel de s’arrêter. C’est un ami, dit Marcel, il nous invite à boire un verre. Le bouchon de la bouteille saute. C’est, explique le père, du Pétillant d’Asnois, réputé autrefois jusqu’à la cour de Louis XIV, quand le village en produisait en quantité. Aujourd’hui il ne reste plus que quelques vignes ! Arrive Christophe, le maire, un jeune maire, il a à cœur de bien administrer sa commune et en parle avec passion. Il est chrétien, comme l’adjoint est chrétien. On a le souci de l’église, dit-il. Mais pour qui la restaurons-nous ? Personne n’y vient et puis il n’y a plus de messe, les prêtres se font rares, ils disparaissent les uns après les autres. J’essaie d’expliquer combien il est important que les chrétiens, si peu nombreux soient-ils, s’organisent et se rassemblent pour prier même en l’absence de curé. Dommage, telles ne paraissent pas être les directives de l’Eglise. Comme par miracle le vin d’Asnois m’a redonné du courage et c’est avec joie que je rejoins la maison de l’adjoint où son épouse Simone a préparé un bon repas. La nuit aussi est bonne. Le lendemain, je reprends le chemin.

 

1er juillet : à Cuncy-les-Varzy, dans la Nièvre.

Je retrouve Yolande et Eugène qui ont passé la nuit à Tannay, le chef-lieu du canton. Joie, grande joie. Ils m’accompagnent jusqu’à Cuncy-les-Varzy, ils veulent me lancer sur le chemin et m’initier à ses secrets. Nous arrivons le soir du 1er juillet à notre gîte dans un village désert, quelques habitants seulement et une immense église, signe d’un passé chrétien. Pour l’instant nous prenons possession des lieux. Pas pour longtemps. Demain matin il faudra partir. L’après-midi est belle, le soleil brille, les oiseaux chantent, tout va bien. Merci à mes amis que je retrouverai dans trois mois, quand leur chemin, le Camino primitivo qu’ils ont prévu de faire dans la deuxième moitié de septembre, rejoindra le mien, à quelques étapes de Santiago. Si Dieu le veut, comme on dit en Haïti. Mais tout cela est encore bien loin. Pour l’instant je suis seul et j’ai le cœur gros quand ils prennent le chemin du retour le 2 juillet au lever du jour et que je les salue avant qu’ils ne disparaissent dans la forêt. Mais je suis plein de confiance. L’aventure commence. Vers Arbouse, vingt-huit kms, c’est encore trop, ma condition physique ne me permet pas de faire plus de quinze kms, vingt au maximum. L’un des fils de la dame qui garde les clés a par bonheur rendez-vous chez un médecin à La Charité-sur-Loire ; c’est dans ma direction, il me propose de me déposer sur la route à la distance qui me convient.

 

Arbouse, le 2 juillet. Il me semble que j'ai participé à lacréation de la première nuit du monde, comme ce matin j’ai vécu la naissance du premier jour. Cette idée ne cesse de m’accompagner. Peut-être saurais-je en dire davantage dans les jours à venir…

Dans les grands espaces que je traverse depuis trois jours, un mastodonte passe parfois dans l’océan des blés. La moisson commence. Et moi, j’avance, le sac au dos et le bâton à la main, comme aux temps anciens.

Me voici, en route. Quel bonheur de marcher au grand air. Le temps de prendre mes marques. Le paysage ne diffère guère de celui de chez moi : je salue l’aigremoine et les campanules parmi les hautes herbes et les haies d’aubépines et de pruneliers, la mésange chante : « Il est temps, me dit-elle, va plus vite », tandis que la tourterelle me berce de ses brefs roucoulements et que le troglodyte, ô surprise, me souhaite bon voyage. Puis spontanément la prière vient sur mes lèvres, l’angélus d’abord, que je chante, puis une partie du chapelet. C’est aujourd’hui la fête de la visitation, je médite ce mystère où Marie se rend en hâte, dit l’Ecriture, vers la région montagneuse, dans une ville de Juda, pour saluer sa cousine Elisabeth et se rendre utile auprès d’elle qui attendait un enfant. Moi aussi je me rends en hâte vers la tombe de saint Jacques. Dans quel but ? Où en est l’utilité ? Vient la forêt des Rouesses. Personne devant, personne derrière, je marche seul. Mais est-ce rien la compagnie des arbres et de la végétation et de ces essaims de moucherons des bois qui m’assaillent, disparaissent et reviennent sans cesse ?

Des étoiles blanches scintillent dans la haie au sortir de Mauvrain – je découvre que ce sont des liserons dans leur habit de nuit, le soleil ne les pas encore appelés au jour. Apparaissent aussi les premiers candélabres : ils me font une haie d’honneur. Et partout les ronces sont en fleur. « La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois échapper de confuses paroles », dit Baudelaire.

Voici Arbouse. Je traverse le village. Personne dans la rue.. Tout semble mort. Dans le préau de l’école la commune a aménagé un petit gîte pour les pèlerins ; il est tout neuf, je suis seul, je m’y sens bien. Un peu plus tard je me rends chez le maire. Lui et son épouse m’accueillent, ils écossent des haricots, moi aussi je m’y mets. On parle du village, de leurs préoccupations ; elle est institutrice, c’est le premier jour des grandes vacances, elle souffle. Comme le maire d’Asnois, lui se demande pourquoi la commune continue d’investir dans l’entretien d’une église qui ne sert pratiquement à plus rien. Plus de chrétiens, plus de prêtre. Et pourquoi, demandé-je, les chrétiens de la commune ne se rassembleraient-ils pas, en l’absence de prêtre, le dimanche pour célébrer le jour du Seigneur ? Je ne sais si ma question trouvait plus d’écho qu’à Asnois.

 

3 juillet. Vers La Charité-sur-Loire. Au moment de pénétrer dans la forêt, je m’arrête et me retourne : le soleil se lève sur Arbouse. Comment capter ce moment d’éternité ? Je prends le temps d’esquisser un croquis au crayon : Arbouse à une demi-heure de marche, le soleil rougeoyant comme de la braise éclaire le vaste paysage. Une légère nappe de brouillard enveloppe la plaine. Il faut aller de l’avant. L’idée que je participe à la création du monde m’accompagne toujours. Et si c’était vrai ? Ne suis-je pas une étincelle divine ? La part d’éternité en moi ne présiderait-elle pas à la création du monde ? Je pense à Monique, une amie de longue date, qui veut marcher avec moi jusqu’à Bourges, il est prévu qu’elle me rejoint ce soir. Une famille d’accueil m’attend. M’attendent-ils vraiment ? Comment vont-ils me recevoir ? Je m’arrête sous les remparts de la ville : je mange et me repose jusque vers 15 heures à l’ombre d’un chêne. Puis j’entre en ville et cherche la rue des Chapelains : avec un tel nom elle ne peut qu’être à l’ombre de l’église. La voici. Une église énorme – je remarque que l’essentiel vient du XIIème siècle - imbriquée dans les vieilles bâtisses du centre historique de la ville. Tout près de là, la maison d’accueil. On se présente. Fernand et Odile. Ils m’ouvrent la porte. Des fermiers en retraite. Lui, Fernand, après les présentations et un premier échange, me fait faire le tour de la cité et de l’imposante église Sainte-Croix que Cluny a fait construire au temps de sa splendeur pour les moines qui s’étaient installés en cet endroit et qui en ont fait une étape importante sur le chemin de Saint-Jacques. Elle a été ruinée au cours des siècles, mais ce qui en reste, le chœur, l’abside et les transepts, ainsi que les nombreux chapiteaux qui me parlent comme ceux de Vézelay suffit à séduire le visiteur et donne une idée de ce qu’était l’architecture romane en Bourgogne. Fernand est un guide remarquable ; il me fait voir le tympan sous le clocher qui raconte la vie de la Vierge et l’autre tympan, déplacé à l’intérieur de l’église, où l’on voit en haut la scène de la Transfiguration du Christ et en bas la suite de la vie de la Vierge. « Regardez les visages de la Vierge et de Joseph, explique Fernand, celui de Vierge exprime la splendeur, la joie sereine, l’assurance dans la vie, tandis que Joseph se montre vieux, hésitant, soucieux. Un peu à l’image des hommes. Ne sommes-nous pas tous parfois forts et sereins, parfois hésitants et pleins de questions. » Il aurait fallu rester plus longtemps avec Fernand pour prendre la mesure des lieux et découvrir les mille facettes de cette merveille de l’art clunisien. Mais demain matin avec le lever du jour, je reprendrai le bâton et le sac et partirai pour d’autres horizons. Je traverserai le pont de la Loire, avec Monique une amie qui m’a rejoint pour trois jours de marche ; elle veut découvrir avec moi la cathédrale de Bourges.

 

4 juillet. Avec Monique je marche vers Baugy. A l’arrivée, on nous dirige vers l’ancien presbytère, transformé en gîte de pèlerins. Tout est neuf, bien entretenu, un peu petit. Quelques chrétiens que nous rencontrons à l’église Saint-Martin m’invitent à célébrer l’eucharistie. C’est samedi, la veille du jour du Seigneur ; je me réjouis de la proposition. Ce sera ma première messe sur le Chemin. La nouvelle fait le tour du village et très rapidement une douzaine de personnes se rassemblent à l’église : je porte dans ma prière la paroisse dont je ne sais pas grand’ chose et aussi tout ce qui s’agite dans mon cœur, l’aventure dans laquelle je suis engagé, tous ceux qui comptent pour moi, l’humanité entière et l’Eglise qui est en même temps ma Famille et ma Mère. Plus tard, nous étions au gîte en train de préparer un humble repas du soir, quand on frappe à la porte. Une dame se présente qui nous invite à dîner. Je vais d’étonnement en étonnement. Quel accueil à chaque étape ! Nous acceptons. Elle, Thérèse et lui, Gustave, son époux, de jeunes retraités bouchers qui ont à cœur la survie de leur paroisse, à un moment de l’histoire où bien des questions se posent sur l’avenir de l’Eglise dans le monde. Dîner simple, royal.

5 juillet. Toujours plus loin. Ultreia ! A Brécy. Sur un banc de la place du village, nous cassons la croûte, en attendant que Madame Ferrand que j’ai contactée la veille, d’après les indications du livre-guide, vienne nous chercher. La voici. Elle nous mène chez elle, dans une véritable oasis de verdure au milieu d’un océan de blé. Le Berry. Quel accueil ! La maison, une vaste demeure parfaitement tenue, avec un confort étonnant. Nous nous sentons bien grâce à l’amabilité de Marie-Solange, la maîtresse des lieux, et de sa fille Eliane. Repos, lessive. On nous offre le café. Avec Marie-Solage la discussion se fait vive, elle a tant à dire sur sa famille, sur la culture, la vie paysanne, le Berry et sa sainte patronne, Solange, sur la foi ou la non-foi de la région, sur le nouvel évêque. Avant le dîner, Monique et moi prenons un peu de temps pour découvrir le jardin de la maison, une merveille, où les fleurs les plus variées voisinent avec les légumes que l’on peut trouver en ce coin de France.

 

6-7 juillet : Bourges. De loin, au détour d’un chemin apparaît le nef de la cathédrale naviguant dans l’azur du ciel. Pas une maison, pas une tour, elle seule paraît sur la colline. Je te salue, étoile de la mer. Mais les nuages s’amoncellent à l’horizon et bientôt l’orage menace. Le temps de sortir le k-way et le parapluie.

J’ai consacré toute la matinée à regarder avec Monique, une amie, quelques verrières basses du déambulatoire de la cathédrale et je ne veux retenir ici que deux d’entre elles ; la première sur le côté nord, consacrée au Mauvais riche et au pauvre Lazare, et la dernière côté sud consacrée à Joseph, le fils de Jacob. Je commence avec cette dernière. On voit dans le losange du bas Joseph couché sur son lit, le visage de face, avec au-dessus de lui une rangée de gerbes et dans le ciel onze étoiles, le soleil et la lune. Joseph rêve : « Ecoutez le rêve que j’ai fait, dit-il tout innocemment à ses frères, il me paraissait que nous étions dans les champs à lier des gerbes et voici qu’une gerbe se dressa, les vôtres entourèrent la mienne et se prosternèrent devant elle. Tous comprirent que le jeune allait dominer les autres. C’en était trop. Déjà les frères étaient jaloux de lui parce que leur père lui manifestait ouvertement sa préférence. Fallait-il encore qu’il devînt leur maître ? Un second rêve ajouta encore à leur méfiance. Joseph voit les astres du ciel, onze étoiles, la lune et le soleil se prosterner devant lui. . Il faut nous débarrasser de lui pensèrent les frères si nous voulons échapper à sa domination : leur vieux père l’envoie vers eux qui gardaient les bêtes du côté de Sichem, avec des provisions de nourriture. Le voici qui arrive dans ses plus beaux atours. Ils se concertent. Tuons-le. Non, dit Ruben, ne nous chargeons pas d’un crime, jetons-le plutôt dans la citerne. On voit tout cela en détail dans les divers médaillons, admirablement illustré. Quel bleu ! Les frères le descendent dans le puits par les mains, puis rejoignent leur père avec la tunique du jeune frère qu’ils avaient pris soin de tremper au préalable dans le sang d’un bouc pour faire croire à Jacob qu’il a été mis en pièce par une bête féroce. Passe une caravane, des Madianites ; ils achètent l’homme, comme Judas achètera le Christ, puis le revendent en Egypte à Putiphar, eunuque de Pharaon et commandant des gardes. La verrière raconte ensuite les aventures de Joseph à la cour d’Egypte, les accusations contre lui de la part de l’épouse de son maître qui aurait voulu le séduire et qui se heurte à son refus, son emprisonnement avec d’autres dignitaires du royaume, puis son élévation, parce que Joseph était seul à pouvoir interpréter les rêves de Pharaon. Les parallèles avec la passion et la résurrection du Christ avaient frappé les Pères de l’Eglise dès les premiers siècles chrétiens, ils voyaient dans l’histoire de Joseph comme une figure du Messie à venir. On connaît le fameux rêve des sept vaches maigres que Pharaon avait vues sortir du Nil et qui allaient dévorer les vaches grasses où Joseph avait vu l’annonce de sept années d’abondance suivies de sept années de famine. La libération de Joseph et son élévation au rang de grand intendant du pays lui permit d’engranger durant les années d’abondance suffisamment de réserves pour subvenir aux années de misère. Mieux encore, il put venir en aide aux pays des alentours et les alimenter en vivres. C’est ainsi que vinrent auprès de lui ses frères d’Israël - ils ne le reconnurent pas, mais lui les reconnut ; il fit en sorte que Benjamin que leur vieux père avait retenu auprès de lui, qui était devenu après la disparition de Joseph son préféré, fût du second voyage en Egypte. Et c’est la scène émouvante de la réconciliation que l’on voit vers le haut du vitrail : Joseph n’y tenant plus se précipite vers Benjamin pour l’embrasser. Il fallut cette ruse de Joseph et ce temps d’attente avant de se faire reconnaître pour permettre aux frères de prendre la mesure de leur crime. Puis vient le dernier médaillon tout en haut de la verrière, on voit Joseph, le grand intendant de la cour, introduire son frère Benjamin, qui n’avait pas participé au crime contre lui, dans le palais. Les verriers représentent Benjamin en habit rutilant d’or, come s’ils voulaient montrer qu’il était un nouveau Joseph, tel que son père l’habillait au temps où il vivait à la maison. Joseph à l’évidence figure Jésus. Et Benjamin, qui figure-t-il ? Ne serait-il pas lui aussi. J’ai pensé à Paul Claudel : « Quand donc Joseph réclame Benjamin, écrit-il dans Un poète regarde la croix, c’est Jésus qui demande Jésus, c’est le Jésus de l’Egypte, c’est le Jésus de l’humiliation qui réclame le Jésus de la parousie, le dernier, celui dont Il a annoncé solennellement à Caïphe qu’il verrait le Fils de l’Homme siégeant à la droite de la vertu de Dieu et venant dans les nuées du ciel. » Le merveilleux guide de Les grands vitraux de Bourges par Hervé Benoît va plus loin, il voit ce qu’il était difficile à Claudel de voir et que je n’aurais pas vu en l’absence de guide, sept étoiles dans les deux derniers demi-médaillons tout en haut du vitrail. Il y a là un renvoi, pour qui connaît les Ecritures, à l’Apocalypse : « Les sept étoiles que tu as vues, est-il écrit au chapitre premier de ce livre, sont les Anges des sept Eglises – c’est-à-dire de l’Eglise entière ». En ce cas Benjamin pourrait être la figure de saint Paul, conclut le guide de la cathédrale de Bourges, on aurait l’explication suivante : « l’histoire du patriarche Joseph serait une allégorie de la vie de Jésus, qui, après ses souffrances et sa résurrection, fait entrer son « frère Paul dans l’Eglise, et à travers lui, par sa prédication, toutes les nations païennes dont il est l’apôtre. Aux dix frères restés en arrière, reviendrait le rôle du peuple juif. » J’aime cette vision des choses.

Je parlerai un autre jour de l’autre verrière que j’aimerais au moins évoquer tant elle me parut belle, celle du Mauvais riche et du pauvre Lazare. Mais elles sont toutes belles et il suffit d’en voir une ou deux pour être transporté dans le monde merveilleux de la lumière et des couleurs. Mieux, dans la Jérusalem Nouvelle, telle qu’elle parut à Jean, sur l’île de Patmos, quand il la vit descendre du ciel, de chez Dieu, avec en elle la gloire de Dieu et qu’elle resplendissait telle une pierre précieuse, comme une pierre de jaspe cristallin. Mon Dieu, quoi qu’il en soit sur terre, quel bonheur de vivre ! Déjà le ciel nous habite.

7 juillet : dans l’après-midi, je rejoins Châteauroux par le train. Je concélèbre la messe dans la crypte de N.-D. à Châteauroux.

 

8 juillet. vers Velles. Accueilli par Colette et Jean-Claude Aucante. Pour la première fois, il m’est donné de m’asseoir et d’écrire assis à une table, une table rustique, dans la forêt de Châteauroux, au Carrefour des Druides. Le ciel est chargé de nuages. Parfois tombent quelques gouttes de pluie. Que dire ? Tant d’événements remplissent mon cœur. Chaque étape apporte son lot de surprises. Et il y ce qui demeure et qui ne cesse de me hanter. Je pense à Bourges. Les vitraux continuent de m’interroger, celui en particulier du Riche et du pauvre Lazare. Il se lit sans interruption

de bas en haut selon l’usage des verriers de l’époque. La parabole commence avec la construction d’une immense demeure qui est en réalité un château-fort ; on le reconnaît aisément au donjon et aux murs crénelés. Le maître est là ; c’est lui qui donne les ordres ; il faut construire pour engranger les récoltes et se mettre en sécurité. On reconnaît Luc 12 : « Mon âme, se dit le riche, tu as quantité de biens en réserve pour de nombreuses années ; mange, bois, fais la fête » Mais le Christ s’approche de lui et lui parle : « Sot ! cette nuit même, on va te redemander ton âme. » A partir de là se fait le passage vers une autre parabole sur le même thème de l’usage de l’argent : on voit un riche propriétaire à table avec son épouse, tous deux en habits de fête à une table somptueuse et bien garnie. Il pointe du doigt un pauvre à sa porte, exclu de la société des hommes, seuls deux chiens lui tiennent compagnie et lèchent ses plaies. Mais la mort plane au-dessus de la table de fête : les diables se pressent autour du lit et arrachent l’âme du riche pour la précipiter en enfer. Il est en proie aux flammes et personne ne répond à ses cris, la langue lui brûle, il voudrait qu’on vienne la rafraîchir. En vain. Pire, un diable cornu se présente dans la séquence suivante et lui verse du métal fondu dans la bouche. Face à lui, dans les demi-médaillons de gauche, il n’a pas droit aux médaillons pleins du milieu - pauvreté oblige - les anges emportent le pauvre Lazare dans le sein d’Abraham. Cette fois il occupe la place centrale en haut comme pour donner sens au tout, les anges thuriféraires balancent leur encensoir de chaque côté et de tout en haut, depuis la pointe de l’ogive, la main de Dieu bénit le juste.

La leçon est claire : Heureux, vous, les pauvres, le royaume de Dieu est à vous. Mais il y a plus. Qui sont les riches et qui les pauvres ? N’est-ce pas son peuple que le Christ a en vue, les siens, qu’il avait élus dès l’origine, chez qui il est venu, auprès de qui il a établi sa demeure mais qui ne l’ont pas reçu ; ils avaient pourtant avec eux la loi et les prophètes ; la royauté leur appartenait et le sacerdoce, mais ils n’ont pas su en tirer profit. Au lieu de porter aux autres ce qu’ils ont reçu, ils ont préféré tout garder pour eux et ne pas voir au-dehors l’humanité figurée dans le pauvre Lazare, tous ceux qui n’avaient pas la chance d’appartenir au peuple élu, ceux qui vivaient dans les ténèbres, tous les infirmes, les boiteux et les paralysés, tous ceux qui souffraient de maladie et de langueur, ceux qui étaient las et prostrés comme des brebis qui n’ont pas de berger.

 

9 juillet : Argenton-sur-Creuse chez Gérard Alexief. Luce, sa compagne, nous invite dans sa maison qui domine la vallée. Vue magnifique sur la petite ville et son vieux pont. Repas fort sympathique.

 

10 juillet. Sur le bord de la Creuse qui se fond dans la verte vallée me vient en mémoire ce verset de psaume : «L’abîme appelant l’abîme à la voix de tes cataractes. » Le violet de la salicaire se mêle au jaune vif de l’herbe aux ânes, à celui aussi du millepertuis et de la petite fleur jaune qu’on utilise, me dit-on, en médecine. Paix, bonheur. On grimpe les falaises de la Creuse en suivant le lit d’un torrent à sec parmi la végétation rabougrie du buis : le chemin des rameaux. Une touffe de géraniums sauvages me dit : vas-y. Sur le plateau ce qui reste d’un clos de jardin en pierres blanches couvertes de mousse, m’arrête. L’angle est arrondi. Du bel ouvrage. Je m’y assieds. Puis viennent quelques maisons qui me semblent typiques de la campagne berrichonne : Les Chocats. J’en fais un rapide croquis au crayon. Bonheur. De là le chemin descend à travers des vignes vers Gargilesse. Découverte rapide du Château, de l’église, du village On m’apprend que George Sand possédait une maison dans le village – on la voit depuis la place du château où je me trouve -, qu’elle l’avait surnommée « Algira », nom d’un papillon que l’on connaissait du côté d’Alger, d’où son nom, et qu’un ami de l’écrivain, un entomologue a repéré » lors d’une marche dans les environs. Elle y faisait des séjours fréquents, y travaillait énormément à son œuvre, mais aimait les promenades. Apéritif devant le château, visite de l’église et omelette dans une auberge sur la Gargilesse. Tout cela grâce à l’invitation de Françoise, la responsable de l’Office de tourisme local. La discussion se poursuit. Je me souviens de La Mare au diable qui était au programme de première, il y a bien longtemps. Je n’ai pas pu lire une page, mais je me souviens bien du livre dans la collection « Classiques Larousse » que j’ai traîné longtemps dans mes affaires et qui finalement s’est perdu dans un déménagement. Vous n’avez rien perdu, me consola Jacqueline, moi non plus je ne suis pas un fan de ses romans. Je vous ferai parvenir Promenade autour d’un village et ses Carnets, dit Jacqueline, une amie de Françoise. Je me réjouis de la proposition de Jacqueline, mais j’insiste, j’aimerais lire quelques pages de La mare au diable après plus d’un demi-siècle de distance. Je repars le lendemain avec un volume contenant François le champi et La mare au diable. J’ai hâte de l’ouvrir.

 

11 juillet : vers Crozant. Rencontre de Françoise de Châteauroux et de Félix, un Belge de Waterloo. Dans une ancienne école qui sert de gîte.

Descente vers la Creuse à travers des roches et des falaises identiques à ceux que j’ai montés hier. Il est 8 heures. Coin de paradis. L’eau dort paisiblement. Seules de minuscules rides( ?) agitent les cimes des arbres. Je marche doucement à l’abri des chênes. Silence absolu. Seule une tourterelle roucoule par intermittence. Des amis algériens m’appellent au téléphone. Antoinette m’appelle aussi. Mais l’après-midi est longue, j’ai le temps et l’envie de me mettre à lire George Sand. Je commence par François le Champi

 

12 juillet : La Souterraine

 Félix de Waterloo. Félix de Waterloo. Je me mets en route avec Françoçse, mais elle est plus rapide que moi. On se retrouve au gîte.

 

13 juillet : vers Bénévent L’abbaye.

Des troupeaux de limousines. Rude montée en fin d’étape. Les grands chênes sur les bords du chemin m’abritent du grand soleil. « Encore si vous naissiez à l’abri du feuillage dont je couvre le voisinage… ». Françoise quitte le chemin. Ses congés prennent fin. 

 

14 juillet : en route vers Chatelus. A l’entrée de St-Goussaud, lanterne des morts, une construction particulière à ce pays en l’honneur des défunts. Vue sur les puys et montagnes du Massif Central. Un couple en vacances à Chatenais me remet sur le chemin.

Que de dialogues ! Hier soir le fils 25 ans et le père à Bénévent ; ils font le chemin de Compostelle à bicyclette. J’ai admiré le dialogue entre eux. Rarement j’ai vu un père et un fils s’entretenir ainsi. Je leur ai dit mon admiration et la discussion était lancée. J’ai compris que le fils avait grandi chez la maman et qu’ils étaient étrangers l’un à l’autre. Il est athée et anticlérical. Et toi, fiston, dis-je ? Il se lance. Pas de baptême, pas de catéchisme, l’absence totale de l’Eglise. Si, une année dans un collège de Jésuites. Il a vécu un temps important à Madagascar ; il est revenu au pays, faute d’avoir trouvé une place là-bas. Je le sens, il est en recherche. Le père aussi.

Dans les gîtes je profite des moindres temps de répit pour me plonger dans la lecture de George Sand. Pour l’instant, c’est l’histoire de François le Champi qui m’occupe. Il s’agit d’un conte qu’un chanvreur et la servante du curé racontent à une veillée rustique à la ferme où se retrouvent quelques paroissiens. Une histoire assez longue, assure le conteur, et qui a l’air d’un roman intime, celle de François le champi, c’est ainsi qu’on nomme dans le Berry les enfants abandonnés aux champs. Madeleine Blanchet, jeune meunière du Cormouer, le prend en charge et l’élève comme son propre enfant. Mais la belle-mère du moulin et son fils, Cadet Blanchet, l’époux de Madeleine, ne l’entendent pas ainsi et Madeleine est obligée de mettre fin à ses aumônes. François s’éloigne et trouve du travail sur une ferme au pays d’Aigurante chez des paysans honnêtes et respectueux des domestiques. Pendant ce temps au moulin Cormouyer tout va mal : la belle-maman meurt et le maître des lieux, Cadet Blanchet, mène ouvertement une vie dissolue avec une maîtresse des environs qui dilapide peu à peu toute sa fortune. Madeleine trouve dans la prière et la lecture de La vie des saints assez de force pour ne pas perdre confiance et transmettre le meilleur d’elle-même à son fils. Mais à la mort de son mari elle perd courage et serait morte de langueur, si François qui avait eu vent de l’affaire, n’avait pas demandé la liberté à son patron ni n’était accouru auprès de celle qu’il considérait comme sa mère, pour l’aider à remettre les affaires en bon ordre, et à lui redonner courage et confiance. Il fit si bien que le moulin se remit à tourner et que les affaires reprirent mieux qu’avant. Rapidement quelque chose se transforme dans le Champi. Il se rend compte qu’il aimait Madeleine autrement qu’un enfant aime sa mère. Qu’il l’aime de passion, qu’il en est amoureux, mais il a du mal à se rendre à l’évidence. Ce nouveau sentiment offusque sa conscience. Et comment l’annoncer à Madeleine ? Tout s’arrange à la fin comme dans un beau conte et les deux purent se marier.

J’étais étonné de découvrir dans ce roman avec quelle justesse et respect, avec discrétion aussi, George Sand parle de la religion, de la prière, des prêtres, de Dieu. Elle respecte en outre les êtres fragiles et pauvres et leur confère la même dignité qu’aux riches. Certes il y des êtres pervers et l’argent corrompt – et comment notre auteur ne le saurait-il pas ? Mais on sent que là n’est pas le cœur de l’auteur, elle voudrait que le monde fût juste et fraternel. J’eus envie d’ en savoir plus et me mis à la recherche de La mare a diable ou La petite Fadette.

15 juillet : vers Dognon. Un beau matin à la fraîche, aïe la la, qu’elle était fraîche… Ce chant me vient spontanément sur les lèvres. Le brouillard se lève sur le Taurion. Après deux ou trois jours de ciel bas, le soleil se lève à nouveau; il me chauffe le dos. Je marche vers l’ouest. Passant sur le Ponchale, j’entre en Haute-Vienne. L’ami troglodyte m’accompagne toujours, avec la mésange et le pinson ; parfois me parvient le cri âcre du geai.

Lecture de La mare au diable. Je retrouve le même enchantement que dans le livre précédent. Comme le Champi s’était fait aimer par la riche meunière, ici le laboureur aisé s’éprend de la petite Marie, une pauvre voisine, et lui propose le mariage. Il y a du Cendrillon dans l’histoire et du Jean-Jacques Rousseau quand Sand évoque la nature toujours jeune, belle et généreuse et qu’elle verse la poésie et la beauté à tous les êtres, à toutes les plantes qu’on laisse s’y développer. Quoi de plus beau que la prière de l’enfant sur les genoux de la fille, quand la nuit les surprend et qu’ils passent près de la mare le restant de la nuit, avec Germain. Dans le respect l’un de l’autre.

Virareix : bocage et limousines. Des hameaux sans nombre se meurent. Des maisons en ruine. Plus personne dans le si joli moulin où je me repose un moment. J’ai beau appeler. Pas une voix ne répond. La porte semble close à jamais, les fenêtres enfoncées, les vitres brisées. Une fauvette chante parmi le clapotis de l’eau et anime ce lieu. Je m’imagine la vie d’autrefois quand la roue du moulin tournait. Tout à l’heure je saluerai ce qui reste d’habitants à Bas-Breuil. Je pense à l’abbé Breuil qui nous a initiés Lascaux, l’ami de Teilhard de Chardin. Que notre pays est beau. Qu’il est bon de rendre grâces au Seigneur, d’annoncer dès le matin son amour. Une bergère mène paître quelques moutons avant qu’elle ne disparaisse et que sa maison se ferme à jamais. 10 heures : tandis que le chemin descend du plateau vers la vallée du Taurion, une rivière murmure à mes côtés le chant du monde. 11 heures 20, j’imagine le Christ sur les chemins de Palestine. La montée raide depuis le pont de Dognon s’achève dans une merveilleuse cathédrale faite de chênes et de sapins. Je ne sens plus la peine. Le chemin de Saint-Jacques ce n’est pas Compostelle seulement, mais chaque heure de marche. Au début, avant Bourges, il m’est arrivé ceci qui mérite d’être raconté : c’était, je ne sais plus dans quel village ; je demande de l’eau à une vieille dame qui se trouvait sur le pas de la porte. Bien sûr, dit la dame. Elle me fait entrer dans la maison ; une autre dame, probablement sa sœur, courbée sur ses béquilles, tourne son visage vers moi et me dit : vous n’avez donc rien d’autre à faire ? Ces paroles me frappèrent aussi vite qu’un éclair et traversèrent le cœur comme une épée à double tranchant. Sa sœur la reprend : Et toi, tu fais toujours des choses utiles ? Je compris combien ces paroles étaient pleines de compassion, mais rien n’y fit, la blessure était faite. Peut-être la dame a-t-elle raison et mon aventure est-elle insensée ? En quittant la maison et sur tout le restant de l’étape la question ne me quittait pas : vous n’avez donc rien d’autre à faire ? En réalité, elle touchait juste : je n’ai rien d’autre à faire. Dans les jours à venir et jusqu’en octobre je ne ferai rien d’autre que de marcher. Mais mes occupations quotidiennes sont-elles tellement plus utiles ? Me revenait alors en mémoire ce que l’an dernier j’avais dit à l’église pour marquer le retour de Compostelle de Jean-Paul qu’il faisait partie « des conquérants de l’inutile.»

 

16 juillet. Saint-Léonard. Soudain, vers Lussac, en haut de la colline, apparut comme un phare au loin, le clocher de Saint-Léonard ; je reconnus immédiatement, tant il devait briller à mes yeux. Premier pèlerin que je rencontre : Norbert, un Allemand, de Bielefeld.. Nous marchons un bon moment ensemble. Il me raconte qu’il a quitté l’Eglise catholique. Pas nécessairement la foi, ajouta-t-il. Les religions d’Allemagne le déçoivent, l’Orient l’attire davantage. Le livre de Coelho sur le chemin de Compostelle l’a mis en route. Il travaille dans un foyer pour handicapés mentaux. Il poursuit le chemin, tandis que je rejoins le gîte de Saint-Léonard-de-Noblat où je fais la connaissance de Miguel un Espagnol et son fils Jorge, 16 ans. Ils sont proches l’un de l’autre comme ceux de Bénévent, c’est une bonne manière de nous connaître, disent-ils, et comme eux ils font le chemin à bicyclette. Les douze coups de l’horloge de la collégiale me sortent d’un demi-sommeil. Il est temps d’aller à la découverte de la ville, l’une des étapes importantes sur le chemin de Vézelay.

 

17 juillet. Impossible de concélébrer, il n’y a pas de messe aujourd’hui, me dit-on. Je prends le temps de m’arrêter dans la chapelle du saint-sacrement. La pensée de l’oncle-curé m’habite : il y a un demi-siècle exactement, aujourd’hui, il mourait subitement à Château-Voué. Il avait l’âge que j’ai maintenant, soixante-et-onze ans. La question me vient souvent à l’esprit : pourquoi ne mourrais-je pas moi aussi cette année, à soixante-et-onze ans. Mais suis-je prêt ? Et quand la question vient, évidemment je ne me sens pas prêt, j’ai encore tant de choses à faire : terminer le pèlerinage, en faire le récit, et les sermons que j’ai en partie transcrits, il faut achever leur correction, et surtout mon travail auprès de tous ceux qui me sont confiés. Où en suis-je avec moi-même ? Ai-je répondu à l’appel intérieur ? Suis-je devenu qui je suis ? J’ai l’impression que ma vie serait inachevée, si elle m’était ôtée maintenant. Mais mon oncle était-il prêt le matin du 17 juillet 1959 ? N’aurait-il pas voulu constater les fruits de son apostolat dans les paroisses où il a exercé son ministère ni souhaité que les gens se convertissent, deviennent de bons chrétiens ? Je le revois dans son église, deux ou trois jours avant sa mort, aux Vêpres qui clôturaient l’adoration perpétuelle, couvert de la chape d’or, celle réservée aux grandes solennités ; il chantait le Te Deum finale si fort que j’en perçois encore l’émotion; sans doute ressentait-il sa mort prochaine. Comme il m’est présent !

La statue de saint Léonard, patron des prisonniers, m’impressionne, le clocher aussi qui domine la cité avec ses 52 mètres de hauteur et son style propre au pays Limousin

Au moment où je m’apprête à quitter le gîte et à me diriger vers Limoges arrive un pèlerin. Il se présente : Wim, Wim, explique-t-il, diminutif de Wilhelm, je viens de la Hollande. Pilote de navire dans la marine marchande, il a traversé toutes les mers de la planète. Il a quitté récemment son métier pour se lancer dans une aventure toute nouvelle, dans le monde de l’industrie. Pour la formation des chefs d’entreprise, en particulier.

En route vers Limoges. Accueil sympathique chez les Franciscaines, tout près de la cathédrale. Messe du soir avec le Père Gaudron et une toute petite assistance, le petit reste d’Israël, dans la chapelle du Saint-Sacrement de la cathédrale Saint-Etienne. Je m’attarde un peu dans les lieux, après la messe. Le soleil du soir transfigure le vaisseau gothique en un magnifique jeu d’ombre et de lumière.

 

18 juillet. Vers Flavignac. J’ai traversé la Vienne hier à Limoges. Je la retrouve à Aixe. Il y a quelques jours j’ai passé le Cher et l’Indre. Je découvre les rivières de France. Ce matin l’Aixette m’accompagne. Elle passe l’eau de la Meuse, dit la Jeanne d’Arc de Péguy, sans jamais partir.

Des bouquets de jacobées-séneçons me saluent au passage. Rien d’extraordinaire à noter, le ciel couvert, une bonne fraîcheur, je marche avec bonheur. Me voici assis sur le muret d’un modeste pont en pierre : moment d’éternité.

L’église de Saint-Martin-le-Vieux est ouverte, j’entre. Trois hommes travaillent à la sacristie. Une dame nettoie le chœur – elle se présente : Martine ; elle m’invite à manger chez elle. C’est Emmaüs pour moi.

Au gîte. Béatrice, une ancienne amie de Florange, m’appelle au téléphone ; je lui avais laissé un message sur le portable. Je rentre à l’instant de Bretagne, attends-moi, j’arrive, dit-elle.

 

19 juillet. Dimanche. Je concélèbre la messe de la communauté de paroisses avec un prêtre burkinabais : des chrétiens heureux d’être ensemble. Et le chemin continue. Rencontre d’un groupe de Bavarois ; ils marchent une dizaine de jours avec un prêtre. Ils me saluent à peine ; ils se suffisent à eux seuls. La conviction se renforce en moi : un vrai pèlerinage se fait seul, pour rester ouvert à tout vent. D’ailleurs leur programme s’arrête ce soir. Demain ils repartiront chez eux pour poursuivre l’année prochaine.

Casse-croûte dans une allée de cèdres : on se croirait au temps de Salomon dans les forêts du Liban. Plus loin des bouquets de porcelles me saluent au garde-à-vous. Je m’arrête et à mon tour leur présente tous mes respects.

 

Chalus-La Coquille, 20 juillet. Vers Périgueux. Sur les hauteurs, à la sortie de La Coquille s’ouvre la Terre Promise de la Dordogne que le soleil ce matin arrose dans toute sa splendeur. Là-bas, des maisons isolées, une ferme, un tracteur sur la Lande de Beauplat. Le chemin descend et le murmure de la Valouse se lève parmi le chant du monde. Je me repose un moment sur le mur du pont, en pierre évidemment, un pont sans prétention, mais il mène sur l’autre rive : arche d’alliance.

Depuis le plateau du Tuquet le pays de la Dordogne s’ouvre comme une vaste oasis.. Une douceur, une brûlure qui rend saines nos souillures... Il me semble que j’entre à Jéricho.

 

Périgueux. A tout Seigneur tout honneur, Saint-Front méritait ma première visite : je marche et prie sous les voûtes de l’antique cathédrale, je me sens bien, comme si le ciel m’enveloppait et que la Jérusalem d’en haut descendait des cinq coupoles. Inutile d’aller à Saint-Marc de Venise. Venise, c’est ici pour moi, à midi !

A l’accueil pèlerin Madeleine Delbrêl. Son nom me rappelle que je suis moi aussi missionnaire, que la chose la plus importante qui puisse se savoir est que tu ne peux aimer Dieu que parce que tu es né de l’amour même de Dieu, que l’amour n’est pas chose brillante, mais consumante, que les petits actes que tu fais pour lui le font aimer autant que les grands. Que tu parles ou te taises, que tu raccommodes ou fasses une conférence, que tu soignes un malade ou tapes à la machine, peu importe, tout cela n’est que l’écorce de la réalité splendide, la rencontre de l’âme avec Dieu. Laisse-le faire, lui…

 

21 juillet. Vers Saint-Thiviers

La première vigne aux lourdes grappes encore vertes sur les côtes du Puy. D’autres suivront. J’entre au pays du vin.

Toujours le troglodyte m’enchante.

Les tournesols lèvent leurs yeux vers l’orient : soleil levant sur ceux qui gisent dans l’ombre de la mort…

A Chancelade d’étranges religieux sortent de l’église, habillés de blanc avec un scapulaire rouge. Des chanoines réguliers de Saint-Augustin, disent-ils. Ils m’invitent à prendre le café avec eux.

11 heures. Le long de la route un tapis de mouron, de chicorée sauvage, de millefeuilles, de luzerne et de petites étoiles brillantes en plein soleil.

Le long d’un canal des feuilles mortes avancent lentement comme une armée en marche et moi je suis assis sur un banc parmi des peupliers d’Italie. Bonheur.

Un cultivateur passe par là ; il me salue.

Antoinette me rappelle que demain sera le premier anniversaire de Keerah.

 

22 juillet. Il est des jours où il n’y a rien à écrire. Aujourd’hui, par exemple. Et pourtant je suis bien chez mes hôtes du jour à Saint-Astier. La cour où nous mangeons donne sur l’Isle, ma chambre aussi, avec le murmure d’une retenue d’eau. Des canards s’y préparent pour la nuit. Souvent le martin pêcheur vient à cette heure du soir. Le héron aussi. Ce soir, ils ne sont pas au rendez-vous.

Toute la journée musique d’orgue à l’église. Il faut exercer l’orgue nouvellement restaurée, me dit la dame qui vient fermer l’église. Je m’y sens bien, chez moi.

L’hôtesse m’apporte le linge qu’elle a lavé et séché. Les casse-croûte seront prêts demain matin, dit-elle. Tout de même la vie est belle. Je pourrai me mettre en route de bonne heure dès l’aube, demain matin.

Antoinette veille sur mes problèmes de carte bancaire, de chaussettes et de pommade pour pieds. Douce présence et disponibilité, elle vit le chemin avec moi.

Etonnant : René K., quatre-vingt-dix ans, le doyen de Diebling, m’appelle ; il veut savoir où je suis, combien de kilomètres j’ai fait et combien il en reste à faire.

Réveillé en pleine nuit par le murmure de l’eau. Je me sens bien dans mon corps.

 

23 juillet. Dès la sortie de Saint-Astier un violent orage me surprend. Je m’abrite à la gare. J’attends une heure, deux heures, Pas d’éclaircie en vue, le ciel reste invariablement bouché. Je prends le train de Mussidan et arrive au gîte de la petite ville dès 9 heures. Une famille y a passé la nuit ; ils prennent le petit déjeuner et m’invitent à leur table, puis s’apprêtent à lever l’ancre. Je les rejoins peu après et marche avec eux le reste de l’étape qui nous mène à La Cabane, sur la commune de Montfaucon. Le soir je rejoins Pont-Sainte-Foy, à deux pas de la Dordogne que je passerai demain. Je serai dans le département de la Gironde.

Tandis que j’avance, la figure de Montaigne vient à ma rencontre et m’accompagne. Je sens qu’il est près de moi, qu’il habitait tout près d’ici, à une vingtaine de kilomètres à peine, le château qu’il a reçu en héritage de son père. A vingt ans, conseillé à la Cour des Aides de Périgueux, puis au parlement de Bordeaux, fonction qu’il remplissait plus par conscience, avoue-t-il, que par zèle, ayant appris (je m’étonne que des bribes de ses Essais me viennent spontanément en mémoire) à « se prêter à autrui » et à « ne se donner qu’à soi-même ». Peu après la mort de son père, il n’a que trente-cinq ans, il résigne ses fonctions et se retire sur ses terres pour s’adonner à ce qui lui plaît vraiment, la lecture, la méditation et l’écriture dans la tour ronde du château. Non point en sauvage qui fuirait la société ou en ermite, mais entouré de sa famille et de nombreux hôtes dont il appréciait la compagnie et avec qui il aimait à converser. Quand il eut achevé son livre des Essais, il se sentit appelé au dehors. Il fit le voyage d’Italie et s’instruisit pendant plus d’un an, en touriste ébloui, comme il dit, dans « le grand livre du monde ». Durant son absence, il fut élu maire de Bordeaux, sans qu’il le souhaitât. Il eût pu refuser, il accepta, ce qui somme toute n’était pas pour lui déplaire, et remplit deux mandats d’une manière fort satisfaisante, au dire de ses concitoyens. Vu son rôle et ses fonctions, il eut à faire plusieurs fois le voyage de Paris et courut même jusqu’en Normandie pour faire hommage de son livre à Henri III. Il eut même quelques aventures : avec des brigands qui le détroussèrent en route et avec les Ligueurs qui l’embastionnèrent à la mort du roi - heureusement il fut libéré le jour même sur l’intervention de Catherine de Médicis. Il eut le temps de relire et d’annoter son livre, même de lui ajouter une importante troisième partie. Et quand il rendit l’âme au cours d’une messe - il avait souhaité qu’elle fût célébrée dans sa chambre - en présence des gentilshommes du voisinage, il n’avait pas encore soixante ans.

Je pense à Rome que j’ai eu la chance de visiter il y a bien longtemps et à cette remarque de Montaigne : « Rome, la ville éternelle, métropolitaine de toutes les nations chrétiennes où chacun se sent chez soi, l’Espagnol et le Français ». Et quand il cite le mot de Socrate : « connais-toi toi-même », il me semble entendre au fond de tous les pèlerins en route vers Compostelle : Ecoute l’appel de ton cœur

 

24 juillet. Je m’arrête sur le chemin. Moment d’adoration : qu’il est bon de rendre grâces au Seigneur, de chanter pour ton nom, Dieu très haut.

Au Petit Montet, je traversais les vignes quand une dame m’invite à venir signer le livre d’or, sous sa tonnelle. J’y consens volontiers. Elle m’offre le café. Nous bavardons. Elle s’appelle Yvette. Quand elle apprend que je suis prêtre, elle me propose, si j’en ai le temps, de rendre visite à une voisine très âgée et malade, qui souhaiterait rencontrer un prêtre. Mais oui, j’ai tout le temps, dis-je. On y va. La dame de 97 ans souffre des jambes. Le dialogue s’instaure. Sa fille, Dédée, Yvette et moi chantons le De profondis et récitons le Notre Père et le Je vous salue. Un lien fort se crée entre nous. Au retour chez elle, Yvette m’invite à prendre le repas avec elle. Je vais de surprise en surprise. Tandis qu’elle prépare le confit de canard je découvre dans son intérieur une armoire pleine de pierres, de roches et de galets. Vous étiez paysanne, lui dis-je, et vous vous intéressez à la géologie ? Ce qui m’intéresse ce n’est pas tant la géologie que les outils de la préhistoire. Et elle me raconta son histoire : petite fille d’une dizaine d’années pendant la guerre je suivais de près les fouilles qui se faisaient alors sur nos terres. Des archéologues, à la recherche de la préhistoire. Il est vrai, dis-je, nous ne sommes pas très loin des prestigieux sites des Eyzies. Ô oui, reprit-elle, on trouve partout des vestiges du temps des cavernes. Et les archéologues m’ont appris plein de choses. Tenez, venez voir. Elle ouvrit la vitrine et me montra ce qu’elle avait de plus beau en fait de biface, racloir, hache, percuteurs, meules, bulas. A quoi servent ces bulas ? demandai-je. Ce sont des cailloux qui servaient à tuer les bêtes que l’on lançait avec la fronde. Une question me brûle les lèvres. Dites, fit Yvette. Auriez-vous dans votre collection une obsidienne ? Sitôt dit, sitôt fait. Elle se leva, disparut quelques instants, puis reparut. Tenez, dit-elle, voici une obsidienne C’est un petit galet volcanique poli par la mer, tout noir. Elle me le tendit. Il est pour vous, dit-elle.

Je lui raconte le livre de Malraux Tête d’obsidienne et pourquoi je lui avais posé la question sur la pierre.

Sur le chemin je continue de penser à la pierre que je porte dans mon sac et à cette tête d’obsidienne qui frappa tant Malraux quand il a visité vers la fin de sa vie le Musée de Mexico où il la découvrit : il vit dans ce quartz noir plus qu’un crâne quelconque d’Aztèque de l’époque précolombienne, un symbole de la mort ou, comme il aime à dire, le dialogue de l’homme avec l’autre monde. Peut-être est-ce ce dialogue qui fait qu’aujourd’hui je marche vers Compostelle ?

Je suis seul au gîte de Pellegrue. Je profite du calme et du silence pour lire La mare au diable.

 

25 juillet. Fête de saint Jacques. Honneur à toi l’apôtre d’Hispanie, tu m’as mis en route…

Salut, ô nobles tournesols, soleils au garde-à-vous, tourné tous d’un seul portement vers l’orient, d’où vient la justice – comme les soldats Mings dans les tranchées de Chine.

Là-bas à un quart d’heure ce qui reste de l’antique abbaye Saint-Ferme.

Au milieu des vignes surgit le château Haute-Brande. Que de vin en perspective !

Et le long du chemin la cardane, le mélilot et la gesse, la carotte sauvage et toujours l’humble chicorée au bleu si tendre comme on ne lui connaît pas chez nous en Lorraine.

 

26 juillet. Vers La Réole en fin de matinée : Joël, Thérèse et leur fils Anthony qui étaient occupés dans leur jardin m’invitent gentiment à boire, à Saint-Hilaire-de-Noailles. Au début de l’après-midi je monte non sans mal la rue pavée de La Réole avec ses maisons à colombage, jusqu’à l’abbatiale Saint-Pierre : mes hôtes de passage, Yves et Clémence, m’annoncent au téléphone qu’ils se mettent en route pour me chercher. En attendant, je suis heureux d’être dans le silence de ce lieu prestigieux où les Bénédictins s’étaient établis dès le dixième siècle. Comment pourrais-je ne pas penser à ma sœur qui nous quittés depuis si longtemps déjà, en ce jour

de sa fête, sainte Anne. Dehors la ville domine le paysage et pour la première fois je découvre la Garonne et le pont suspendu de 1934 que je traverserai tout à l’heure.

 

Soirée paisible chez mes hôtes à la Petite Métairie, une maison de maître au milieu des cultures de maïs et de tournesols.

 

27 juillet. Messe à l’abbaye Sainte-Marie-du-Rivet. Comme je suis heureux de concélébrer avec le Père aumônier la messe du dimanche dans l’antique monastère cistercien. Des amis et voisins de ma maison d’accueil, des vignerons en retraite, nous invitent à partager avec eux le repas de midi.. Le fils a pris la relève, mais les parents continuent d’occuper les lieux, le château Saint-Loubert où se produit le vin de Graves. J’apprends que l’appellation du vin que nous avons bu « cabernet sauvignon et franc » correspond au cépage de leur vigne. Bonne ambiance à table.

Le soleil est encore très chaud vers quatre heures quand je prends le chemin des Trappistines et il s’allonge indéfiniment. M’étant égaré, je mets une heure de plus que prévu. Je crois que je ne serais jamais arrivé, tant j’étais épuisé par la fatigue et le soleil, si un automobiliste ne m’avait pris en charge sur la fin du parcours.

Le maïs remplace depuis deux étapes la culture intensive du tabac dont il ne reste plus que les hangars de séchage, bien caractéristiques du pays, en pin des landes peints au goudron.

Deux jours de grâce et de paix chez les religieuses avec qui je partage les différentes heures de prière. Le monastère remonte aux premiers temps de l’expansion cistercienne et la pierre jaune des bâtiments se fond dans le paysage de pins verts. Je vois la sœur qui gère le magasin monastique au jardin avec la sarclette et le sécateur. Je reconnais le séquoia, lui dis-je, j’ai appris à le connaître très jeune dans le jardin de mon oncle curé, mais cet arbuste là-bas en fleurs roses au milieu du gazon, quel est-il, lui demandai-je. Ah, fit-elle, regardez-le bien, comme il est beau, c’est un lagestremeia, je l’aime entre tous. Elle fait le tour du carré de l’hôtellerie avec moi. Je nomme l’herbe aux ânes. Qu’on appelle encore l’herbe de chine. Plus caché, le laurier aux cerises noires : vous l’avez remarqué ? Le long des allées elle me montre la sarriette, la menthe sauvage, la bourrache, un reste de pissenlit et le séneçon. Apprenant dans la suite qu’elle était médecin avant d’entrer en religion, je lui parle de mes problèmes de santé, l’opération des vertèbres cervicales et l’hémorragie cérébrale et lui avoue que depuis quelques jours le sac à dos me faisait souffrir. Sans rien dire elle me fait signe un peu plus tard : elle avait en main une pommade et me propose le massage de nuque.

 

29 juillet. Bazas. Me voici dans « l’antique vaisseau ancré depuis des siècles dans les douces collines du Bazadais ». J’ai trouvé ces mots dans la cathédrale même de Bazas. A présent je comprends pourquoi depuis quelques jours l’ombre du romancier-journaliste François Mauriac m’accompagne discrètement : sa propriété de Malagar n’est pas loin qui s’embrasait en octobre – je cite de mémoire un mot de ses Mémoires intérieurs, quand la rumeur des vendanges et l’odeur puissante du cuvier montaient du fond de sa jeunesse, mais où l’écrivain chevronné tenait plus de place, jusque dans la mort, que l’adolescent qui y écrivait les vers de Mains jointes. Les forêts de pins non plus ne sont pas loin où se passe une part importante des drames qu’il imagina dans ses romans.

 

30 juillet. Après des jours de marche à travers le vignoble du Bordelais, puis le maïs, voici les pins des Landes. Quelle masse d’arbres ! Des pins à l’infini où l’ombre joue avec le feu du soleil. Au loin une cloche doucement tinte : Beaulac, probablement, d’après ma carte, c’est le seul village à la ronde. « L’ange du Seigneur porta l’annonce à Marie… » Les fougères et la bruyère en fleur m’accompagnent. Au Billon, une ferme isolée, je suis accueilli par un couple de paysans en retraite. Lui, 86 ans, elle un peu moins. Ils continuent de cultiver un grand jardin et produisent ce qu’il leur faut pour nourrir les lapins, les canards et les poules. Des machines agricoles d’un autre âge rouillent dans des hangars. Lui s’affaire toute la journée à la forge. Il fabrique une sorte de grappin pour déraciner les souches des pins tombés lors de la fameuse tempête du 25 janvier dernier.

 

31 juillet. Bourriot. Toujours les fougères et la bruyère m’accompagnent. S’y ajoute à présent l’herbe aux ânes. Assis pour un moment dans les pins, mon auberge n’est pas à la Grande Ourse, mais au Soleil. Les ravages de la tempête sont énormes. Les moignons de pins crient leur détresse vers le ciel et la terre, comme s’ils appelaient Celui vers qui je suis en route. Des scabieuses entonnent leur chant sobre. Seul un criquet les accompagne. Ah, quelle luminosité ! Elle n’a rien à envier à celle de la Haute-Provence. Toulouse-Lautrec, il est vrai, repose par là. On m’offre un verre d’eau fraîche dans un élevage de lapins. Plus loin je traverse Le Pouchio, petit ruisseau, sur une passerelle. Un léger clapotis, la fraîcheur de l’eau et l’ombre des pins, que souhaiter de plus à l’heure de midi. L’univers tout entier est au rendez-vous. Me vient spontanément en mémoire le prologue du Soulier de satin : « Je prends et me sers de toute cette œuvre indivisible que Dieu a faite tout à la fois et à laquelle je me sens étroitement amalgamé à l’intérieur de sa sainte volonté, ayant renoncé la mienne pour bénir la terre » que j’aime plus que je ne pourrais jamais le dire et tout ce que je porte dans mon cœur et que je déposerai sur la tombe de saint Jacques. Un bouquet d’eupatoires me rappelle mon vieil ami Alex. Que Dieu ait son âme.

Accueil dans une chambre d’hôte. Lui, l’hôte, me parle très vite de la chasse à la palombe. En amoureux, en passionné. Ici, dit-il, quand vient octobre tout est prêt pour la chasse, les hommes prennent leurs congé. C’est la fête. Il comprend que ça m’intéresse et me propose de me conduire sur place pour que je m’en fasse une idée. Mais que reste-t-il des palombières ? Il sait qu’elles ont souffert de la tempête, mais il n’a pas encore eu le courage d’aller y voir. Son fils, un adolescent de quatorze ans, est là qui écoute. Tu t’y intéresses, demandai-je. Ô oui, fit-il. On voyait que son visage s’illuminait à ma question. Plus tard, quand le soleil fut un peu descendu et que la grosse chaleur se fut tempérée, nous nous mettons en route. En voiture aussi loin qu’il est possible avec tous les troncs renversés en vrac sur le chemin – c’est la désolation. Je vois une fois de plus les dégâts de la tempête. Par endroits il ne reste pas un pin qui ne soit brisé. A pied nous atteignons une palombière. Quelle misère, fait mon hôte, regardez ça. Je prends la mesure du massacre des arbres et au lieu des cimes d’aiguilles vertes, je ne vois que des coulées de ciel bleu. Il n’y a plus de palombière ici, ajoute-t-il, il n’y en aura jamais plus. Nous restons un moment à regarder le triste spectacle. Allons voir ailleurs, poursuit-il, je connais une autre palombière, pas très loin. Peut-être sera-t-elle un peu préservée et pourrez-vous découvrir les trésors d’habileté et de science que les chasseurs déploient pour capturer leur proie. Nous avançons. Voilà, c’est ici. Je vois une clairière, comme une avenue ménagée dans le ciel. C’est par là, explique-t-il, que les palombes surgiront. Il s’agit de les faire descendre et se poser là où nous le voulons, là - il me montre l’endroit ; je devine que les barres de fer devant nous doivent avoir un usage précis. Oui, elles servent à fixer des filets que l’on maintient ouverts et qui se referment grâce à de puissants ressorts et capturent les palombes qui y ont pris place pour boire et manger. On les trompe donc, dis-je. C’est exactement cela, on les trompe en faisant miroiter des filets d’eau et de quoi se nourrir. Et regardez l’observatoire, une cabane où l’on se meut à l’aise, elle se fond parfaitement dans le paysage avec la couverture d’herbe. Et ces galeries, à quoi servent-elles ? demandé-je. Elles permettent d’accéder ni vu ni connu aux fils et de les actionner pour que les appeaux fassent leur travail. J’étais ébahi de toute l’ingéniosité mise en place pour ce qui dans le pays est reconnu pour le plus beau des sports possible. Les casse-croûte ne manquent pas, je suppose, ni le vin. Il coule à flot, reprend mon hôte, et la fête se termine souvent tard dans la nuit.

Hier soir notre hôtesse a appris l’infarctus de son père. Elle n’a rien laissé paraître au repas, puis elle me met au courant et m’annonce qu’elle s’en va le rejoindre. Je lui propose de prier ensemble pour lui : elle est heureuse de ma proposition.

 

1er août. Vers Roquefort des Landes.

Ah, la lumière du pays m’enchante. Elle éclate comme une symphonie d’or au moment où je franchis la maison d’accueil. Un coq chante. Au loin la rumeur moins poétique de la route nationale. J’ai pensé à toi hier, Ignace de Loyola. Bientôt je serai à Pampelune où le Seigneur est venu à ta rencontre.

Sur le chemin. Je regarde en avant, en arrière la longue ligne des pins. Toujours les pins. Rien, personne, je marche seul dans la paix infinie de la terre et du ciel.

Terrasse de ce qui était autrefois une auberge, mais dont il ne reste que l’écriteau « Brasserie de la Paix » : un homme me regarde passer comme un curieux ; il se retire, visiblement pour n’avoir pas à me parler. Je le salue très fort, il revient à la fenêtre pour répondre à mon salut. Un rapide dialogue s’installe ; il n’aime pas les Landais. « Je me suffis à moi-même avec ma femme », dit-il. Il vient d’Orléans. Pourquoi s’est-il établi en ce lieu isolé, sur le tracé de l’ancienne voie ferrée qui est devenu le chemin de Saint-Jacques ?

Deuxième rencontre : un homme du pays. Sa grand’mère a vécu près de là ; il s’y connaît, comme les gens de Landes, en chasse au gibier et à la palombe. Rien d’essentiel, juste ce qu’on peut se dire en passant, mais ça m’a fait plaisir.

J’arrive à Roquefort. Le soleil illumine la pierre de l’abbatiale toute proche du gîte, tandis que j’écoute le murmure de la rivière sous les arches du pont.

Rien à signaler, sinon que la pluie d’orage qui m’a surpris pendant la sieste a inondé les souliers que j’avais mis à l’air sur le mur extérieur. Il faut que je les sèche avant la nuit, si je veux repartir d’un bon pied demain matin.

« Dans la paix moi aussi je me couche et je dors… », ce psaume de complies m’accompagne chaque soir.

 

2 août. C’est dimanche. Vers Bougues. Après l’orage d’hier soir et la pluie de la nuit le soleil se lève ce matin sur les pins. Eclat des fougères. Sous le pont coule le petit ruisseau du Corbleu.

Pour demain, chercher un distribanque et une pharmacie.

Achèterai-je un nouveau sac ?

L’horloge de l’église sonne six heures du soir. Je l’entends depuis le refuge. Elle fut élevée par l’élan de foi de tout un peuple. Aujourd’hui elle est restaurée : pour qui ? pourquoi ?

 

3 août. Je m’arrête dans la petite église de Boustens où j’ai chanté de tout cœur le Notre Père et le Je vous salue. Des hommes occupés dans ce qui pouvait être la sacristie se taisent, je les rejoins, ils aménagent la sacristie. L’année prochaine, ce sera un gîte pour les pèlerins comme vous. Des pèlerins de Compostelle. Ce sont des bénévoles en lien avec l’Association du Chemin de Saint-Jacques. Ils me parlent de leur église et moi je leur explique combien je me sens bien dans leur église, dans l’obscurité. La seule lumière venant de l’ouverture archère au-dessus de l’autel : elle me rappelle que Dieu est lumière et qu’il éclaire nos ténèbres.

Vers Mont-de-Marsan. Toujours parmi les pins. On se croirait au jardin d’Eden.

Dans la salle d’attente du podologue je découvre en feuilletant une revue les demoiselles aux pattes blanches et l’aventure d’un naturaliste, Pierre Dure, qui a découvert tout jeune dans les plans d’eau de son pays natal Pouy-des-Seaux des écrevisses à pieds blancs en perdition, de même que de véritables nurseries de grenouilles qui ont toutes la même particularité : un nombre de doigts surnuméraire aux pattes arrière, parmi les multiples raisons de cette perdition il y a, me disait le vieux cultivateur du Billon, la construction de l’autoroute qui va perturber tout l’écosystème local. Je raconte cette histoire à la podologue qui en ignorait tout.

 

4 août. Saint-Sever. Fête du Curé d’Ars : je revois son village, l’apostolat qu’il y a vécu et la transformation de ses paroissiens. J’aime le dialogue qu’il eut avec son cher ami l’abbé Tailhades et que rapporte Monseigneur Trochu, son biographe. Le saint curé revivait devant son ami ses premières années de prêtre, « le temps, disait-il, de grâces extraordinaires ! Au saint autel, je jouissais de grâces insignes : je voyais le bon Dieu. – Vous le voyiez ? – Oh ! je ne vous dirais pas que c’était d’une manière sensible…Mais quelle grâce !... Quelle grâce ! » Je ne dirais pas que je vois le bon Dieu, mais j’ai le sentiment qu’il est tout proche, qu’il marche avec moi, comme il marchait avec les disciples le soir de la résurrection< .

Comme chaque matin, j’assiste à la naissance du jour, l’aube d’abord sur la ville, puis le soleil levant dans les pins et chante le Notre Père et le Je vous salue – c’est devenu une habitude de chanter ainsi chaque matin – et récite le psaume 62 : « Dieu, tu es mon Dieu je te cherche dès l’aube… »

 

5 août. Vers la fin de l’étape, Saint-Sever se laisse deviner devant moi, en haut de la colline. Je m’arrête longuement dans la chapelle Saint-Jean, puis je traverse l’Adour – les eaux roulent vers la mer - et monte la pente raide vers la cité médiévale. Il faut attendre que la mairie ouvre pour avoir les clés du gîte, dans l’antique Cloître des Jacobins. Je me sens bien dans ce lieu habité autrefois par des moines. Il me semble que leur chant continue de résonner dans les vastes couloirs du bâtiment. Je retrouve ici avec joie Wim. Il me reconnaît. Nous nous étions rencontrés à Saint-Léonard-de-Noblat, quelques instants, au moment où je quittai le gîte. Jean-Marc l’accompagne. Nous marcherons ensemble demain.

 

6 août. Hagetmau. Sur le camping municipal une tente nous accueille. Pluie d’orage jusque dans la nuit. Lecture de La petite Fadette.

 

7 août. Le soleil est au rendez-vous de grand matin. Wim et Jean-Marc me laissent à Beyries avec Bernard, un Belge, que nous avons rencontré sur le chemin ; ils vont plus loin. Bernard, un original, tire une machine d’un autre âge qu’il a fabriquée pour le pèlerinage. Une grande roue munie d’une fourche, un peu comme celle des chars-à-banc où l’on attelait autrefois un cheval. Rien n’y manque, ni les sacoches pour le matériel et tout le nécessaire du pèlerin ni le minuscule panneau solaire pour alimenter le GPS ni le drapeau de la Belgique ni le casque sur sa tête. Il ne passe pas inaperçu et s’entretient volontiers avec les curieux qui le regardent au passage. La nuit se passe bien dans la salle des fêtes de la commune. Nous sommes seuls et discutons jusque tard dans la nuit. Bernard est intarissable sur tous les sujets.

 

8 août. Fête de saint Dominique. Je fais toute l’étape d’Orthez avec Bernard et apprécie sa compagnie. Après la nuit à L’Hôtel de la Lune, c’est le nom du refuge municipal, Bernard reprend le chemin. Moi, je reste à Orthez, chez les Clarisses, j’ai de l’avance sur le programme (Monique, ma nièce, me rejoindra le 4 septembre à Burgos ; inutile d’être trop tôt au rendez-vous) et puis le lieu me plaît, j’ai envie de connaître un peu Francis Jammes dont je sais seulement qu’il a composé La prière, un poème que Brassens chante, et que les grands de la littérature française venaient le voir dans son lointain Béarn. Je trouve dans la petite bibliothèque des Religieuses un essai sur Jammes que je dévore à pleines dents ; je retiens ceci que s’il lui arrivait de sortir de son Béarn et d’aller en Espagne, ce n’était pas pour les courses de taureau ni pour les processions de la Semaine Sainte ni pour voir les filles, il va rendre visite à un lagestremeia. La beauté de cet arbuste pleine d’aurore et de crépuscule le ravissait et faisait renaître en lui l’espérance.

Le 9 août. Ah, Edith Stein. C’est sa fête aujourd’hui, son martyre dans l’horreur d’Auschwitz : j’eus la joie de parler d’elle à la communauté des sœurs.

Et quel accueil au presbytère de la ville ! Le Père Jean m’a invité à rejoindre l’équipe des prêtres à leur table pour le repas de midi aussi longtemps que je serai en ville.

Découverte aussi de Padre Pio – mon oncle curé m’en avait déjà parlé dans les années cinquante; il avait, je m’en souviens, un livre sur lui dans sa bibliothèque – mais je n’avais jamais rien lu ni de lui ni sur lui.

Le 10 août, fête de saint Laurent. Comment ne penserais-je pas au portail nord de la cathédrale de Strasbourg où l’on voit représenté son martyre.

Le 11 août, fête de sainte Claire, la patronne, il va de soi, des Clarisses. L’évêque de Bayonne est là pour la messe du soir, je concélèbre avec quelques autres prêtres. La fête se prolonge par un pique-nique dans le jardin du monastère : discussion, chants, jeu scénique avec l’évocation de la sainte. Je ne reste pas très longtemps, demain, à la première heure je reprendrai le chemin. Je me sens un peu fatigué et j’ai hâte de me remettre en route.

Les romans de George Sand me reviennent souvent en mémoire au cours des longues heures de marche solitaire. Des histoires simples où l’on voit des pauvres pris en charge par des plus fortunés qu’eux, des filles aimées pour ce qu’elles sont, dans le respect et l’honneur, des garçons et des hommes d’âge mûr qui sont ou deviennent de vrais adultes, tel François le Champi ou Germain dans La mare au diable. Certes le mal n’est pas absent : le propriétaire du moulin de Cormouyer dans François le Champi est un être veule, volage qui dilapide ses biens comme le fait L’enfant prodigue de l’Evangile et sa mère n’est là que pour rendre la vie impossible à sa bru, de même le paysan de La mare au diable se montre sans pitié et sans respect pour la petite Marie qui vient chercher de l’embauche pour gagner quelques sous. Mais cette part ténébreuse de l’humanité n’empêche pas que la bonté et la beauté l’emportent sur le vice et la laideur. Je me demandais d’où George Sand tirait une telle vision positive des choses qui élève le lecteur dans un monde merveilleux, celui auquel aspire chaque homme, la Jérusalem d’en haut.

Ici, à Orthez, j’ai trouvé quelques lumières dans l’Histoire de ma vie. Elle y raconte ce qui n’est rien moins qu’une expérience spirituelle. Cela sa passait au couvent des Augustines où sa grand-mère l’avait placée de quatorze à seize ans. Elle y raconte comment en deuxième année elle entra un soir dans la chapelle de l’établissement. Malgré l’obscurité, seule la petite lampe d’argent du sanctuaire brûlait, elle n’y ressentit rien de lugubre. Elle entra peu à peu dans une sorte d’état second. « J’avais tout oublié, dit-elle. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais une atmosphère d’une suavité indicible, et je la respirais par l’âme encore plus que par les sens. Tout à coup je ne sais quel ébranlement se produisit dans tout mon être, un vertige passe devant mes yeux comme une lueur blanche dont je me sens enveloppée. Je crois entendre une voix murmurer à mon oreille : Tolle, lege… Je ne me fis pas d’orgueilleuse illusion, je ne crus point à un miracle… Seulement je sentis que la foi s’emparait de moi, comme je l’avais souhaité, par le cœur. J’en fus si reconnaissante, si ravie, qu’un torrent de larmes inonda mon visage. Je sentis encore que j’aimais Dieu, que ma pensée embrassait et acceptait pleinement cet idéal de justice, de tendresse et de sainteté que je n’avais jamais révoqué en doute, mais avec lequel je ne m’étais jamais trouvée en communication directe… Je voyais un chemin vaste, immense, sans bornes, s’ouvrir devant moi ; je brûlais de m’y élancer… J’étais de ceux qui vont sans regarder derrière, qui hésitent longtemps devant un certain Rubicon à passer, mais qui, en touchant la rive, ne voient déjà plus celle qu’ils viennent de quitter ».

J’étais heureux de découvrir cette page et je me disais qu’il était dommage que mes maîtres n’aient rien perçu de cette âme de feu. Ils étaient prisonniers d’une vision trop moralisante de la vie. Il est vrai que George Sand n’est pas un exemple de vie conjugale et familiale. Elle n’était pas seulement la maîtresse de Chopin, mais encore de Musset, de Liszt ; son premier amant, après la séparation de son mari était un certain Sandeau, un écrivain de l’époque, oublié aujourd’hui, dont elle a plagié le nom, Sandeau-Sand, et le dernier, un certain Manceau qui lui a offert la petite maison de Gargilesse où elle s’enfuyait, dès qu’elle le pouvait, pour trouver le calme nécessaire à l’écriture et où elle avait aussi le loisir de la promenade, ce qu’elle aimait par-dessus tout. Mais l’expérience intérieure qu’elle fit tôt dans son adolescence, elle ne l’a jamais oubliée. Elle l’a aidée à traverser sa vie, deux fois ébranlée profondément, en 1847 et en 1855. Dieu lui a donné ce secours, elle en a conscience, écrit-elle, le 14 juin 1855, en conclusion de ses mémoires.

J’ai envie d’en savoir plus…

 

12 août. Pour sortir de la ville, je traverse allègrement le Gave sur le Pont Neuf. Le jour n’est pas encore levé. Là-bas, en amont, le Pont-Neuf est illuminé.

Les montées se font plus rudes.

Arrivée à Sauveterre en Béarn, casse-croûte sur la place du village, puis accueil sympathique chez Anne-Marie Trouilh. Ah ! la bonne soupe aux choux qu’on appelle ici la garbure de Gascogne, avec l’axoa, typiquement basque au piment d’Espelette.

 

13 août. Vers Saint-Palais. Silence du chemin et les fleurs : l’angélique et la chicorée d’un bleu étonnant, le séneçon, l’ajonc, la menthe, la centaurée jacée dans le maïs, la salicaire… Le beau est comme Dieu, il est par lui-même, dit un personnage de G. Sand, inutile de l’embellir par des mots superflus.

De grands oiseaux blancs volent autour des vaches. Quels sont-ils ? Des aigrettes, me dit un berger. Un homme vient à ma rencontre là où s’ouvrent enfin les Pyrénées toujours invisibles, on les devine. Regardez la borne, dit-il, elle est à l’endroit où le Béarn, la Navarre et la Soule se touchent. Et que faites-vous ici ? demandai-je. Je viens voir le maïs. Adieu. Il s’’en va de ce pas jusqu’à Osserain, avec son bâton. Un bâton de buis, précise-t-il.

 

14 août. Ça y est, je suis dans les Pyrénées. La Chapelle de Soyarce m’appelle à l’essentiel, je m’y arrête longuement. Plus bas nouvel arrêt au hameau de Harambeltz la chapelle de ce qui était autrefois le prieuré-hôpital Saint-Nicolas : elle est fermée. Mais à travers les grilles je perçois le retable et la statue de saint Jacques. Je prie.. Un paysan passe sur son tracteur. Le ruisseau chante pour qui sait l’entendre. Sous le platane de l’unique bar-épicerie, le soleil et une légère brume enveloppe les montagnes alentour. J’accueille la grâce du jour. Bonheur. Le soir je partage la chambre avec Marie-Luce et Joël.

 

15 août. Saint-Jean-pied-de-port. La ville est animée. Des fanfares venues de la région jouent à tous les carrefours. Je m’assieds sur les marches de l’église avec d’autres pèlerins. Au refuge Jeannine mène la danse; elle y fait tout, la cuisine, le ménage et passe sa retraite à servir les nombreux pèlerins.. Pour la première fois je sens que je ne suis pas seul à faire le chemin. Il va falloir que je m’habitue au monde. Ils auraient été quinze mille à passer par là en 2002.

 

16 août. Dimanche. Montée paisible vers Orisson. Les Pyrénées dans toute leur splendeur. Ciel bleu, légèrement voilé vers les sommets. Messe inattendue sur la demande du responsable du chalet. Une vingtaine de personnes ont pris place autour de la table, avec comme horizon les sommets des montagnes. A nos pieds de vertes vallées. Nous nous présentons : Marc, un Belge, Nadia, de l’Italie, Irmi, de la Bavière, Erika et Nane, deux allemandes, et à ma grande surprise Bernard le Belge est là ; il a laissé sa machine quelque part au-delà du col et est revenu pour vivre la messe et m’accompagner dans les premières étapes espagnoles…

 

17 août. Au tournant du chemin le ciel pur traversé de clairs cumulus annonce le soleil et le beau temps. Calme et fraîcheur près de la statue de la Vierge.

Descente du versant espagnol. Puis hébergement au refuge de Roncevaux. Un refuge énorme où nous sommes une centaine de pèlerins. J’apprécie le silence dans l’église où j’ai la joie de concélébrer avec quelques prêtres du monastère.

 

18 août. La lune et Vénus veillent sur le chemin au départ de Roncevaux à 6 h 30 du matin.

Le long du rio Arga : l’eau coule et reflète le ciel et la terre. Des cantiques me viennent spontanément aux lèvres : Ô ma joie quand on m’a dit : allons vers la maison du Seigneur.

Arrêt à Zubiri. Tous les gîtes sont complets. Je trouve à me loger dans une chambre d’hôte avec un Espagnol qui fait le chemin avec son fils et un couple de Coréens. De nombreux pèlerins s’effondrent littéralement sous la chaleur du jour et la fatigue. Ils vont abandonner la partie. Peut-être reprendront-ils le bâton une autre année.

 

19 août. Trinidad de Arre. Un merveilleux pont médiéval enjambe le rio Ulzama et donne sur un ancien couvent transformé en refuge. Deux Frères Maristes continuent d’assurer le service hospitalier. Accueil sympathique. Grâce à Marina, une jeune Espagnole, qui parle parfaitement le français et qui sert d’interprète, je peux célébrer l’eucharistie avec un tout petit reste de pèlerins, je peux aussi m’entretenir avec quelques autres qui ne parlent pas le français. Je fais connaissance aussi avec les restaurants qui servent des menus pèlerins : des repas à prix modique où tout est compris, le hors-d’œuvre, le plat principal, le dessert, l’eau et le vin.

 

20 août. Ma première pensée du jour va vers Bernard de Clairvaux, mon saint patron, en ce jour anniversaire de sa mort. Il m’accompagne tout au long de l’étape.

Très rapidement j’arrive à Pampelune, que je ne fais que traverser, en passant par la cathédrale – elle n’est pas encore ouverte lors de mon passage. Je m’arrête un moment devant la façade imposante qui ne me séduit guère. Dommage, je ne verrai pas l’intérieur gothique que le guide recommande. Les premiers rayons de soleil font trembler les tours de la ville. Tandis que j’avance à travers le centre, et plus loin, quand le chemin suit l’ancien fossé des fortifications et que se découvre ce qui reste de la citadelle, comment pouvais-je ne pas penser à Ignace de Loyola. Je le vois, Ignace, petit capitaine cherchant de son mieux, avec une maigre compagnie de piques et d’arquebuses, à défendre la place contre les troupes françaises aux ordres du comte André de Foix. François Ier voulait reconquérir contre Charles-Quint la Navarre que Louis XII avait abandonnée aux Espagnols. Le capitaine était résolu à se battre corps et âme. Il tint bon jusqu’à ce qu’au sixième jour un boulet vînt le frapper aux jambes, blessant l’une et brisant le tibia de l’autre. Une longue convalescence s’en suivit où il eut le loisir d’ouvrir la bibliothèque du château familial et de lire la Vie des Saints d’après la Légende dorée. Les histoires de Dominique de Calleruega et de François d’Assise le frappèrent tout particulièrement. Il ne pourrait plus à l’avenir conquérir la gloire par les armes, mais rien ne l’empêchait de trouver à satisfaire son ambition ailleurs et pourquoi pas dans la religion ; Ce que ces saints ont réalisé, pourquoi ne le réaliserais-je pas ? Quod isti et istae, cur non ego ? A l’heure où les nouveaux croisés cherchaient à expulser les Maures de l’Ibérie – Grenade fut reconquise quelque trente ans auparavant -, où les conquistadors gagnaient de vastes terres à leur roi et où de géants mystiques tels Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila s’attaquaient aux hauts sommets de l’âme humaine, pouvait-il se résigner à ne rien entreprendre. Et puis ne faisait-il pas partie d’une noble lignée. Les exploits d’un des aïeux qui s’était battu toute sa vie durant avec ses fils étaient connus. Et puis il y a ses frères. Tous de valeureux combattants : l’un était tombé devant Naples, un deuxième devant Mexico et un troisième se fera tuer dans le lutte contre les Turcs, en Hongrie. Lui, allait-il rester sans distinction aucune ? Il y avait aussi la foi de ses parents. C’est alors que vint le moment décisif. Une nuit, c’est lui-même qui raconte l’événement, tandis qu’il était éveillé, il vit clairement Notre-Dame avec l’Enfant-Jésus sur ses bras. Il ressenti dans cette vison une telle consolation que sa vie antérieure lui parut du néant. Rien n’était encore décidé, mais une nouvelle vie s’ouvrit. Il se mit en route vers Montserrat, puis Manrèse où dans un moment d’illumination dans une grotte, près du Cardoner, il reçut des connaissances profondes sur tout ce qui touche la foi et la vie spirituelle. Le Christ devient son maître intérieur et lui son disciple. Les notes qu’il prend dès ce moment constituent le début de qui deviendra plus tard Les Exercices spirituels, le livre qui se propose d’aider l’homme à rencontrer Dieu ou une manière de faire retraite. C’était les débuts d’une aventure qui le lança à la recherche de compagnons et à mener une vie apostolique radicale conformément à l’Evangile. Tout cela traversa mon esprit, mon cœur aussi, tandis que je continuais mon chemin.

Devant moi, la Sierra de Perdon où s’alignent un nombre impressionnant d’éoliennes. Il faut monter la pente abrupte du col sous le soleil de midi. Là, près de la sculpture étonnante d’une caravane de pèlerins, je m’assieds. Le paysage s’ouvre sur la plaine de Cizur : je vois Moïse sur le Mont Nébo regardant de loin la Terre Promise à ses pieds.

Comme les journées sont parfois difficiles à vivre, quand personne ne parle ta langue et que rien ne te distrait. On se heurte au mur de soi-même. Alors me vint à l’esprit le psaume 106 : « Dans leur angoisse ils ont crié vers le Seigneur et lui les a tirés de la détresse. »

Bernard de Clairvaux veille sur moi et aussi celle qu’il a su si bien chanter, Marie, la Reine du ciel. Au moment où j’écris, un groupe s’est constitué dans le salon du refuge d’Uterga : des Allemands, un Hollandais et moi : ça vous tire du trou noir. Et le Seigneur est là ; comment l’oublierais-je ?

 

 

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