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26e dimanche ordinaire (A) 2008

 

La parabole nous donne à réfléchir sur notre dire et notre faire et leurs rapports réciproques : le premier dit non, puis il fait, le second dit oui et il ne fait pas. On préfère le premier, il va de soi, mais dans les deux cas il y a incohérence, contradiction entre la parole et les actes et cela se produit sauvent depuis toujours, maïs plus spécialement en notre temps où les échanges se multiplient avec le portable, les SMS, les e-mails, avec les possibilités de déplacement qu’offrent les voitures. La parole ne risque-t-elle pas de perdre de sa consistance et à ne plus engager vraiment ? Je pense au « oui » que se donnent les mariés au jour du mariage. C’est un bon exemple. Veux-tu être mari, mon épouse ? –Oui, je le veux.

Pas besoin de beaucoup de mots : le oui suffit, il engage.

Comme aussi le « oui » que prononce le jeune prêtre au jour de son ordination.

Il est vrai que cette parole, rapide comme un vol d’hirondelle, a normalement été longuement mûrie, des mois durant, parfois des années.

Et nous en connaissons hélas la fragilité.

Dans la Bible, la relation de la parole à l’agir met tout particulièrement en évidence ce qui distingue l’homme de Dieu. Dieu dit et cela est, lisons-nous à propos de la création ; Il commande et cela existe (ps. 33, 9). Ses dons sont sans repentance.

Quant à l’homme, sa parole est comme blessée, elle peut être vaine, mensongère, meurtrière. Et même la parole bonne n’est pas toujours suivie d’effet, car nous avons perdu notre unité intérieure. A chacun de nous il est dit : tu peux par toi-même, au centre le plus intime de toi-même et que tu veux être de façon définitive, celui qui face à Dieu se condamne à entendre dans la solitude absolue, morte, définitive, du non.

Tu peux dire non à Dieu, alors même que tu sais qu’il est la source de ta vie et qu’il te tient au creux de sa main, que tout à chaque instant de la vie t’est donné.

Et cela n’est pas seulement le fait du mécréant. Moi qui suis et qui veux rester croyant, ai-je ce matin rendu grâce à Dieu pour ce jour nouveau qui se lève et qui m’est donné sans que j’y sois pour rien ?

Il est bien parfois, et la messe peut être l’occasion de le faire – de se regarder non point pour se vanter, se glorifier, non, mais pour se situer en vérité face à soi-même, pour se connaître et prendre la mesure de soi. Connais-toi toi-même, disait Socrate. Aie donc le courage, frère de rester seul avec toi, n’importe où – j’ai déjà souvent répété cette pensée – oui, aie le courage de rester avec toi-même, ici, à l’église ou chez toi, à la maison, ou en promenade, ne te raconte pas d’histoire, ne te laisse pas absorber par des rêves, fais le vide en toi, puis attends et écoute. Recueille au creux du cœur ce que tu ressens, n’aie pas peur, probablement éprouveras-tu une sorte d’épouvante, comme un dégoût profond, un immense ennui. Tu remarqueras peut-être avec honte combien tu es loin et étranger de ceux qui t’entourent chaque jour et que tu croyais aimer. Peut-être découvriras-tu comme un fond de misère, que tu n’es pas aussi beau et généreux que tu cherches à paraître.

Ce que tu saisis alors, cet étrange sentiment de vide, mystérieux et menaçant comme les ombres de la mort, cet abîme en toi, n’est rien de marginal : il est la place où a quelque chance de se lever le doux visage de Celui sans qui tu ne serais pas homme, sans qui il n’y aurait pas d’espace en toi où les choses de la vie pourraient s’imprimer et trouver place, sans qui tu te confondrais avec les moments qui passent, tu t’écoulerais comme l’eau du pauvre Strichbach ; il n’y aurait pas en toi de caisse de résonnance, pas de conscience ni de liberté, tu serais englué dans la matière ou emporté comme la feuille au vent. Ce vide en toi, comprends-tu ? Cet abîme, ce néant, qui te font peur, sont comme un cri vers quelque chose qui te dépasse, un appel vers l’infini, comme le signe d’une présence : le Seigneur, celui-là qui nous rassemble en cet instant et qui vient à nous au cours de cette eucharistie.

Si donc nous nous surprenons à dire oui sans suite, une parole qui manque de courage, un mot qui sonne creux, ne nous décourageons pas, il y a de la place pour le repentir et la possibilité de repartir d’un bon pas.

 

 

 

27e dimanche ordinaire (A) 2008

 

Je me souviens des oliviers noueux comme des pieds de vigne au Mont des Oliviers à l’endroit même où Jésus a vécu l’agonie. Des oliviers, disent les spécialistes, qui auraient près de Deux mille ans et qui auraient été plantés peu après le passage de Jésus sur terre. J’ai pensé à eux, à ces oliviers, en lisant récemment une page de J.M. Pelt, le grand écologiste, présent sur la scène du monde, où il parle de cyprès qu’il a observés en plein désert du Tassili, des arbres tordus et souffreteux, comme s’ils étaient perclus de rhumatismes. En fait ils sont d’un autre âge et témoignent d’une époque déjà lointaine où le Sahara n’avait pas encore la physionomie d’aujourd’hui, où des pluies sporadiques avaient permis aux jeunes pousses de croître et de se développer. Des arbres-témoins émouvants, perdus dans l’infini du sable. Ces arbres rappellent tous les arbres qui nous enchantent par leur seule présence et qui nous rappellent si besoin en est que toute notre terre est un immense jardin, le jardin d’Eden ou comme une vigne, la vigne dont parle l’évangile, que Dieu a remis entre nos mains, dont il nous revient de prendre soin et de cultiver. J’ai admiré hier en passant dans la cour du grand-séminaire les platanes et les érables géants qui étaient déjà immenses et majestueux il y a cinquante ans quand j’étais au séminaire. Hier soir en rentrant de la messe de Hundling, la lune montante éclairait l’horizon : spontanément le chant de la création me venait sur les lèvres. Il n’est pas nécessaire d’aller loin pour se laisser séduire par les beautés de la nature. Chaque fois que je me promène dans les environs de l’étang, je suis séduit, comme aussi lorsque je descends de Tenteling et que la merveilleuse flèche de notre clocher se lève au milieu de la verdure.

Qu’avons-nous fait et que continuons-nous de faire de cette si magnifique terre, la nôtre ?

Tandis que J.M. Pelt observait les cyprès du désert qui n’ont pratiquement pas de visiteurs, tant les montagnes qu’ils habitent sont inaccessibles, voici que surgissent des nuages de poussière et une armée d’engins motorisés, l’imposante et insolite caravane du Paris-Dakar vient à passer, témoignage brillant et orgueilleux de l’ingéniosité et du courage des hommes. Mais comment qualifier ce viol de populations parmi les pauvres de la planète, se demande notre écologue, ces populations qui assistent avec des yeux faméliques au déploiement de cette provocante parade où l’argent et la puissance sont rois ?

Voyez comment Dieu prit soin de notre terre : il dit, les choses furent, le ciel et la terre, la nuit et le jour, le soleil la lune et les étoiles, les troupeaux de bœufs et de brebis, les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, tout ce qui va son chemin dans les eaux – et Dieu vit que tout cela était bon. Qu’en avons-nous fait et qu’en faisons-nous ? Les richesses du sous-sol s’épuisent, la terre se réchauffe, l’air se pollue et l’économie est capable de réaliser des prouesses, mais que de préoccupations en ce qui concerne l’avenir même de l’homme ! Notre pape Benoît dans le message qu’il vient de nous adresser pour la semaine missionnaire à venir s’en inquiète. Regardez, nous dit-il : la violence en de nombreux peuples du globe, la pauvreté qui opprime des millions d’habitants, les haines raciales ou religieuses, les risques de l’armement nucléaire, la pollution, les dérèglements climatiques…

Face à ces perspectives, l’inquiétude nous saisit. Qu’en sera-t-il de l’humanité et de la création ? Y a-t-il une espérance pour l’avenir ? Et comment sera cet avenir ? Sommes-nous capables de réagir, de redresser la barre ? Oui, jamais rien n’est définitivement, à condition de réagir. Je voudrais terminer en vous racontant une histoire qui en dit long sur ce sujet, elle me vient d’un philosophe, un chrétien :

Pendant la bataille du Pacifique, l’une des plus dures de la dernière guerre mondiale, un navire reçut une telle pluie de torpilles et d’obus qu’il prit autant d’eau que son tonnage. Il ne coula cependant pas, malgré les conditions extrêmes. Sans machine ni gouvernail le bâtiment vogua au gré du temps au gré du vent et finit par échouer sur une île merveilleuses de palmiers et de cascades, l’une des plus belles du Pacifique. Ile purent accoster tous sains et saufs et furent reçus comme des rois par le indigènes. Rien ne manqua pendant de long mois au bonheur complet des naufragés, ils croyaient en ces moments avoir touché au paradis terrestre partage de nourriture, jeux, discussions sans fin d’abord par gestes peu à peu par des mots sur les questions de vie et de mort, d’amour, de religion, de travail, les anciens racontaient ce que les anciens racontaient, des liens se créèrent. Les nouveaux venus appelèrent cette terre bénie l’île Nulle ou encore la Tierce-Ile. Les nouveaux apprirent aux îliens à jouer au football ; très vite ces derniers apprirent le jeu, ils couraient pieds nus et s’amusaient comme des enfants. Les rescapés racontèrent qu’il finirent par perdre tout souvenir de leur ancienne vie qui cependant revint un beau soir sous la forme d’un porte-avion qui finit par rapatrier au grand dam de ces derniers qui avaient connu au paradis des tropiques et connu des moments de rêve.

Des années plus tard, quelques-uns des rescapés retournèrent rendre visite à leurs hôtes du temps de guerre : nouveaux festins, échanges, chants et mélopées, coupées d’exclamations : que le roi avait pris de l’âge, combien les fils et les filles avaient grandi, que d’autres étaient morts. Et les loisirs reprirent, le football aussi. Ils avaient changé une règle, une seule petite règle.

- Une partie s’achève, disent nos marins, quand une équipe gagne et l’autre perd, et seulement dans ce cas-là. Il faut un vainqueur et un vaincu.

- Non, non, prétendent les insulaires.

Et ils jouèrent presque toute la nuit jusqu’à ce le résultat fut nul. Alors la fête commença.

Les Iliens dirent aux anciens naufragés : à quoi bon humilier des vaincus si l’on veut passer comme vous, pour civilisé.

Le temps de la visite se termina.

Sur le chemin du retour les matelots songeaient à cette île singulière, nulle ou tierce, absente des cartes marines :

- Dis, la dernière guerre, nous l’avons gagnée, n’est-ce pas

- Oui.

- A Hiroshima ? Gagnée vraiment ?

Utopie, l’histoire de Michel Serres ? Mais n’est-ce pas vers ce but qu’il nous faut tendre si nous voulons aller vers le royaume des cieux ?

 

 

 

28e dimanche (A)

 

Le Royaume des Cieux : comme un festin de noces.

L’Évangile, de le lire et relire, de se dire : « quelles paroles pourront éveiller le sens dimanche après dimanche - il faudrait en vérité dire jour après jour - je redécouvre l'Évangile grâce à vous, car vous m'obligez à préparer le sermon. Or vous vous en doutez bien, préparer un sermon, cela ne se fait pas entre deux courses, en quelques minutes. Il y faut du temps -parfois je cherche à y échapper, car c'est dur de s'y mettre, de prendre Dieu dans le cœur des auditeurs ? ranimer la flamme de Dieu, le feu de Dieu ? » Puis, peu à peu, après l'effort du début - et parfois des heures où rien ne vient, où, comme disent les étudiants : « on sèche », oui, peu à peu quelque chose se manifeste de la douceur de Dieu.

Ce qui, une fois de plus, m'étonne dans l'Evangile d'aujourd'hui, c'est la manière de parler de Jésus. Il parle avec des images. Au fond, il raconte une histoire, une histoire toute courte que chacun peut comprendre et cette histoire contient un trésor infini d'enseignement. Jésus aime cette manière concrète, imagée de parler. Par exemple, on m'a fait apprendre au catéchisme de mon enfance : Qui est Dieu ? Réponse : Dieu est un pur esprit, éternel, infiniment parfait, créateur et maître de toutes choses. J'avoue que ce pur esprit ne m'a jamais inspiré autre chose que des frissons. Ça me faisait peur, je ne sais pas trop pourquoi. Jésus ne dit jamais rien de tel dans les Évangiles. Saint Luc, par exemple, évoque une situation précise où l’on voit Jésus en prière - ça avait posé des questions à ses amis, ils voudraient en faire autant, alors ils lui demandent : Seigneur, apprends-nous à prier. Il répond : « quand vous priez, dites : Père... Et c'est le Notre Père. Avec tout ce qu'évoque le mot Père. Vous connaissez l'histoire de l'enfant prodigue, le fils qui à sa majorité a voulu vivre à sa façon, qui a demandé sa part d'héritage puis est parti à la recherche du bonheur - et qui au lieu du bonheur a trouvé la pire misère. Honteux, il revient à la maison et vous savez la suite: son père l'attendait, dès qu’il l’aperçut au loin, il  courut au-devant de lui, lui ouvrit les bras et fit faire la fête. Tel est le Dieu de l'Évangile. Non pas un pur esprit, mais comme un père

Et maintenant le Ciel. Comment vous imaginez-vous le Ciel ? Si je vous pose la question vous penserez au catéchisme et vous direz : le Ciel ou Paradis est un état de bonheur parfait dont jouissent éternellement les Anges et les Saints avec les trois personnes divines ce n'est pas ainsi que parle Jésus. Comment Jésus en parle-t-il ? - Vous l'avez entendu tout à l'heure dans l'Évangile : « Le Royaume des Cieux est comparable à roi qui célébrait les noces de son fils ». Il utilise une image, une métaphore, comme font les poètes. L'image de la fête, une fête autour d'une table. Un banquet. Chacun comprend cela. Banquet de noces, banquet de communion. Pas un simple repas, un repas de fête, comme on le voit souvent dans les évangiles. On est ensemble pour manger, mais plus encore pour de vrais échanges - où les souvenirs ont toute leur importance mais aussi le présent et les projets d'avenir. On est heureux de se retrouver. Souvent déjà j'ai évoqué combien les repas avaient de l'importance pour Jésus. A peine a-t-il appelé Mathieu, l'employé des péages, qu'on le voit à table dans la maison de Mathieu en compagnie des publicains et des pécheurs (Mt 9,10) - Quand Jésus en entrant à Jéricho aperçoit Zachée - le petit homme qui pour voir Jésus était monté sur un arbre - il s'invite chez lui : « Zachée, dit Jésus, descends vite de ton arbre, aujourd'hui je viens chez toi ». Et Zachée le reçut plein de joie autour de sa table.

Rappelez-vous encore les noces de Cana... Or le banquet d'aujourd'hui est pareillement un banquet de noces. L'importance des noces. Ce n'est pas par hasard qu'il soit question de noces. C'est un signe et Matthieu qui rapporte le récit, en a bien compris le sens. Il est question d'époux, mais pas d'épouse parce que précisément l’épouse c’est nous, c’est l’humanité à qui le fils de Dieu est venu s’unir. Cet époux que les Juifs attendaient, mais qu’ils n’ont pas su reconnaître. Ils y étaient invités, mais ils ont trouvé chacun une excuse pour refuser./ Les uns avaient affaire à leur commerce les autres aux champs . D’autres, on ne sait pourquoi, s’en sont pris aux serviteurs, ils les empoignèrent et les tuèrent. On reconnaît les Pharisiens et les scribes, les soi-disant fidèles, les responsables religieux du pays. Mais nous, deux mille ans plus tard, sommes-nous meilleurs ?

 

 

 

29e dimanche ordinaire 2002/2008

 

Faut-il payer l’impôt à César ? ou non ?

La question est un piège que tendent à Jésus ses adversaires. S’il répond oui, il perd tout crédit auprès du peuple, il apparait comme un collaborateur, de mèche avec l’occupant romain pour des Juifs qui dans leur ensemble souhaitent la fin de l’occupation et veulent être libres, comme nous le souhaitions nous-mêmes au temps pas si lointain de l’occupation allemande.

S’il répond : non, ne payez pas l’impôt, ils pourront le dénoncer comme un insurgé, un rebelle et les Romains auront beau jeu de se débarrasser de lui.

Quoiqu’il réponde, il est pris au piège, pensent ses adversaires.

Que fait Jésus ?

Il demande à voir une pièce de monnaie. Il est dit qu’ils lui présentèrent une pièce d’argent frappée à l’effigie de l’empereur de Rome. Eh bien, où est le problème, semble dire Jésus, cet argent a été frappé dans les ateliers de Rome, rendez-le donc à qui il appartient, à Rome. Mais vous, qui êtes-vous ? Dieu n’a-t-il pas gravé son image dans votre cœur ? Rendez lui donc ce qui lui appartient, votre cœur, votre vie. Autrement dit, soyez à lui. Pourquoi avez-vous tant peur des autorités ? Chacun de nous sait avec quelle crainte, quelle soumission il se tient devant le moindre représentant du pouvoir, qu’il soit de l’état, de l’Église ou d’ailleurs. Comme si le sort en dépendait. Décidément nous sommes de grands enfants. Il suffit qu’un homme d’importance ou considéré comme tel – mais n’avons-nous pas tous nos lettres de noblesse ? – soit là pour que le pouls se mette à battre plus vite, que la salive se dessèche, que les genoux tremblent, des gens qui d’habitude pensent et parlent normalement se mettent à bégayer. On se prend à cacher la vérité, à raconter des histoires, on cesse d’être un homme, seulement parce qu'on est en face de quelqu’un, d’une autorité. Et subitement on paie des impôts, des impôts énormes, pas en argent, mieux, on livre son âme, ce que les prophètes de l’ancien Israël appelaient la prostitution, on s’abandonne aux idoles, aux faux dieux.

Voilà ce que Jésus a en vue : que Dieu seul règne sur nous, en nous, que nous le proclamions, y croyions. Craindre les hommes ne paie pas, qu’ils soient habillés en blanc, bleu ou vert, qu’ils soient hommes simples ou aient de hautes fonctions dans la société. Écouter Dieu au contraire rend heureux et dilate le cœur, car Dieu y parle, dans le cœur, doucement, il est vrai, mais réellement. C’est merveilleux de voir des hommes libres, qui refusent d’être les esclaves de n’importe quelle puissance et n’ont as peur des surveillances. On peut seulement dominer ceux qui sont à la merci de l’argent. Mais cela dépend de nous. Des hommes et des femmes libres. Telle a été l'attitude de Jésus face au pouvoir politique. A plusieurs reprises il a refusé d'être fait roi. Il ne s'est pas non plus rebellé contre eux. Il n'a pas davantage appartenu aux résistants nationalistes qui combattaient par la violence les Romains, mais il n'a pas non plus incliné la tête ni plié les genoux devant quiconque, que ce fût Hérode qu'il traite de « renard » ou Pilate devant qui il reste souverainement libre, ou encore le grand-prêtre. « Les rois dominent leur nation, dit-il, et ceux qui ont le pouvoir se font appeler bienfaiteurs, qu'il n'en soit pas ainsi chez vous ! » Si nous vénérons l'argent comme un dieu, alors il devient notre Dieu. L'argent et la puissance vont ensemble, ils nous tiennent dans leurs griffes, quand on se laisse prendre, pour faire de nous des proies faciles. Mais quand on prend l'argent pour ce qu'il est, pour de l'argent seulement, Dieu a quelque chance de pouvoir prendre place dans notre cœur et devenir source de lumière et de chaleur. Alors la peur s'envole et il nous devient possible de disposer de notre vie, à l'image de Dieu. Telle est notre grandeur, notre dignité : ma vie, celle aussi de ceux qui m'entourent, la vie de tout homme est un trésor infini. Aimer, n'est-ce pas d'abord cela, reconnaître la valeur absolue de nos frères les hommes, de tous ? Et rendre grâce ?

30e dimanche (A)

On peut s’interroger sur Dieu sans rien percevoir de lui, comme il arrive dans l’Évangile de ce jour. Il s’agit en fait d’un piège que tendent à Jésus ses opposants, le parti des purs, des soi-disant purs, les Pharisiens. Une provocation pour le mettre à mal. Cela donne l’occasion au Christ de nous laisser entrevoir des choses tout à fait intéressantes sur le sens de notre vie. Car l’Écriture nous intéresse dans la mesure où elle répond à nos questions d’homme. Or, nous n’avons jamais fini de nous interroger: pourquoi est-ce que je vis en définitive ? Cette question se pose quand ça va mal - quand tout va bien, on ne se la pose pas. Mais il y a des moments où on a besoin de s’assurer du sens de la vie, de ce que signifient les quelques dizaines d’années que nous passons sur terre, d’où nous venons, où nous allons, quoi faire, comment être heureux? En quoi l’Evangile de ce jour peut-il nous y aider quand il dit : « Aime le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme...et ton prochain comme toi-même ». Comment réentendre ces mots tellement connus qu’ils risquent de paraître usés ? Comment leur redonner vie ? Il y a des personnes qui invitent la création toute entière à louer Dieu et à l’aimer : « Vous les oiseaux du ciel, bénissez le Seigneur, vous les poissons de la mer, vous la neige, la pluie et la rosée, bénissez le Seigneur ». Ainsi s’achève le grand livre de prière de l’Ancien Israël. On invite toutes les créatures à entrer dans la ronde pour laquelle elles ont été faites. Et si nous apprenions d’elles à entrer dans la ronde pour laquelle nous sommes faits. Peut-être est-ce là aimer Dieu et les autres. Les cristaux de neige - bientôt nous les reverrons - peuvent nous apprendre à aimer Dieu. Quelle merveille ces cristaux si éphémères ; ces gouttelettes d’eau congelées dans les hauteurs de l'atmosphère et qui tombent en flocons blancs d'une structure étonnante pour la plus grande joie des enfants. Ce faisant elle loue le Seigneur.

Un peu plus loin dans la hiérarchie des êtres, les animaux nous apprennent ce qu’est aimer Dieu. Quand au printemps les petits des hirondelles s’éveillent à la vie dans la chaleur du duvet de la mère, ils obéissent à la loi de la nature et réclament leur dû de nourriture, avant qu’ils ne répondent à l’appel du lointain. Au prix d’un courage étonnant ils quittent le nid après quelques semaines en imitant les parents, mais plus encore en suivant leur propre instinct, ils écartent les ailes et se confient au vent qui les porte. Moment d’épreuve. Ils voudraient crier, appeler au secours, mais inéluctablement, pour devenir ce qu’ils sont, des hirondelles il leur faut prendre le risque et se lancer dans le vide du royaume des vents. Bientôt à l’approche de l’automne, une fois de plus il leur faudra suivre le signe des étoiles et partir, transmigrer, voler à des milliers de kilomètres au sud, par-dessus les forêts, les montagnes et les mers et suivre la loi inscrite en eux. Elles ne savent pas, les hirondelles, ces lois qui les gouvernent, mais elles les exécutent fidèles en cela à Celui qui les a créées, en surmontant les obstacles, en devenant ce qu’elles ont à être.

Pareillement nous les hommes.

Souvent on prend Dieu pour un législateur lointain, infiniment au-dessus de nous, une sorte de dictateur invisible, omnipotent qui nous observerait, nous épierait et nous espionnerait. S’il en était ainsi comment ne pas se sentir écrasé par lui ? Pas d’amour en tout cela. Impossible de se sentir. A ce point les animaux peuvent nous aider, les arbres aussi, chaque élément de la nature. Ils nous disent tous : observe plutôt ce qui t’entoure, les lois que tu portes en toi, suis-les contre toute tendance à vouloir t’y opposer, n’aie pas peur, ne dévie pas, marche selon elles. C’est ainsi qu’Israël apprit au cours de l’histoire que suivre Dieu consistait à rompre avec le passé, à vivre libre, à secouer les chaînes de tous les esclavages, à quitter sa maison où l’on se sent bien mais qui toujours nous retient de nous mettre en route et d’aller vers l’ailleurs, à devenir soi-même, à se sentir bien, à s’ouvrir à la vie.

Alors seulement nous servons Dieu comme il faut ; en trouvant notre propre chemin et en la suivant courageusement. Il existe des mélodies, des paroles, des images, des chants qui dorment en nous : il est vital pour nous de les laisser s’exprimer car elles nous appartiennent en propre, personne ne peut les chanter, les dire, les peindre à notre place. C'est notre trésor enfoui en chacun. En en faisant le tour, mon cœur se dilate, l'âme s'élargit, ma pensée se fortifie. Alors je pourrai de toutes mes forces louer le Seigneur.

II y a des années Martin Luther King faisait une tournée de prédication à travers les villes du Sud des Etats-Unis. Il expliquait l'Athënagoras de ce jour, comment aimer Dieu de tout son cœur et le prochain comme soi-même. Il s'adressait à des compatriotes noirs que l'on empêchait par toutes sortes d'obstacles à réussir, on rabaissait leur dignité, on voulait briser leur avenir, détruire leur bonheur, et même nuire à leur santé. Martin Luther King parlait aux plus pauvres d'Alabama et on avait l'impression qu'il s'adressait à chacun en particulier, il leur disait : « peut-être n'as-tu jamais pu aller à l'école, peut-être n'as-tu jamais porté de chaussures aux pieds, peut-être crois-tu ne pas même savoir parler ta langue maternelle, peut-être n'as-tu jamais connu ta mère, peut-être n'as-tu jamais eu de foyer, de chez soi, peut-être n'as-tu jamais touché de salaire, peut-être ne sais-tu pas même comment te nourrir ce soir - à chaque fois Martin Luther King ajoutait « mais je suis quelqu'un ». Peut-être t'a-t-on raconté que tu étais seulement un nègre - but I am somebody, Ich bin jemand -. Ces mots devinrent un chant, la foule toute entière des noirs, avec leurs yeux brillants, répétait en dansant avec le haut du corps : « mais je suis quelqu'un ».

Que des hommes trouvent leur dignité, cela veut dire : aimer Dieu de tout cœur et quand on réussit à la communiquer à un autre cela veut dire : aimer son prochain de tout son cœur.

Que faire pour soi, pour les autres pour que nous retrouvions tous ce chemin de l'amour ? Je ne sais pas. Nous apprenons à faire, à agir avec responsabilité. Telle est la grandeur de notre civilisation, mais aussi sa limite. Nous apprenons très peu l'art, non pas de faire, de penser ou d'agir, mais d'être là les uns pour les autres. Chaque fois que nous pensons pour aimer le prochain, qu' il faut faire quelque chose pour lui, nous embrayons, nous débrayons, nous ne promouvons pas la liberté, nous lui coupons les ailes, nous ne donnons pas au prochain goût à la vie, nous lui donnons des choses qui l'étouffent. S'il nous arrive de trouver des mots qui résonnent comme ceux.de Martin Luther King, des mots qui éveillent à la dignité, à la beauté, à la grandeur, nous sommes dans l'amour de Dieu et des hommes. Nous avons tous besoin qu’on nous regarde au moins de temps en temps avec les yeux de la bonté divine. Pour qu’à notre tour nous puissions le faire pour les autres.

 

 

 

30e dimanche ordinaire (A) 2008-10-29

 

Au milieu des événements qui se bousculent dans le monde et à la lueur vacillante de la Parole de Dieu, tant d’images se lèvent en moi qu’il est difficile d’en faire le tri. Je commencerai par ce que j’ai vécu ce matin. Daj Zargou, un Albanais, détenu à la prison de Sarreguemines, il faut que je vous raconte son histoire. Il a été pris en flagrant délit dans un trafic douteux de prostituées et incarcéré en attendant le jugement. Quand je l’ai rencontré, peu avant Pâques, il s’était lancé dans une grève de la faim pour protester de son innocence et se trouvait au bord de la mort. Suite à mon hospitalisation le mardi de Pâques je l’ai perdu de vue. Je savais seulement qu’il était décidé d'aller jusqu'au bout. Quand j’ai repris mes activités, trois mois plus tard, tout étonné je le revois très, très amaigri, mais vivant, en forme. Comment, tu es toujours là ? dis-je. – Eh oui, fit-il et il m’expliqua qu’une cousine était venue de son pays. Grâce à l’un des surveillants qui a tout fait pour rendre la visite possible dans les meilleurs délais, nous avons pu discuter. Elle m’a redonné goût à la vie et j’ai mis fin à la grève. Il reconnaît qu’il avait été aux portes de la mort. En reconnaissance, il a fait venir de chez lui la sculpture de Mère Teresa pour l’offrir à François, le surveillant en question. Hier matin, François m’appelle, il voulait me montrer quelque chose. Il ouvre l’armoire : Regardez, dit-il. Il me présente une magnifique sculpture sur bois de Mère Teresa. Elle m’a été envoyée par Daj. Elle vous appartient. J’hésite à la prendre, je me sens gêné. Prenez-la, elle vous appartient. Je l’ai prise pour la petite communauté des détenus et l’ai placée à côté de l’autel, pour la messe de ce matin. Mère Teresa, une Albanaise, une icône de la charité comme Sœur Emmanuelle présente à la prison de Sarreguemines, grâce à Daj, un Albanais n’est-ce pas beau ? Surtout en ces jours où la France et une partie de la terre, le Moyen-Orient surtout, célèbrent le départ de Sœur Emmanuelle ?

Nous voici au cœur de la célébration et des textes que la liturgie de ce dimanche nous présente. Quel est le plus grand commandement de la Loi ? Nous avons la réponse du christ lui-même : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Le second lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même. Tout est dit avec ces deux commandements que Mère Teresa aussi bien que Sœur Emmanuelle ont merveilleusement illustré. Elles ont disparu toutes deux, leur frère aussi a disparu, l’Abbé à la large pèlerine noire que l’on voyait flotter au vent, au grand béret, avec sa barbe et sa canne. Jean-Paul II aussi a disparu. On se sent un peu orphelin. . Nous voici obligés de regarder ailleurs, de trouver d’autres visages que nous puisssions admirer. Mas où sont-ils, ces visages ? Ne connaissez-vous pas d’autres visages ou n’avez-vous pas entendu parler d’eux, de grandes générosités, des cœurs vastes comme l’océan ? C’est dans cette direction-là qu’il nous faut regarder, dans l’ombre où prolifère la misère matérielle et où se morfond la misère spirituelle. Dans les favelas d’Amérique du Sud – je connais quelques personnes qui y sont présentes -, dans les bidonvilles de Port-au-Prince – où s’activent Pierre, André et d’autres. En Afrique, en Inde, partout des cœurs généreux sont à l’œuvre. Des gens de cette valeur, comme Sœur Emmanuelle, il en existe plus qu’on ne pense, même s’ils ne sont pas connus et n’ont pas la fortune médiatique qu’elle a connue et qu’elle s’est donnée. Il y en a même chez nous, des hommes et des femmes, tout à fait inconnus, qui sont sensibles à la fraternité humaine. Une visite rendue à un malade ou à un voisin qui souffre de solitude, un coup de main quand c’est nécessaire, ça ne coûte pas beaucoup et ça fait tellement de bien. Ou bien la sculpture de Mère Teresa offerte par le détenu albanais au surveillant qui l’avait secouru à un moment crucial de sa vie dans la prison de Sarreguemines.

Et il y a une troisième chose que je voudrais partager avec vous, elle me vient de la deuxième lecture de ce jour, la lettre où saint Paul s’adresse aux Thessalonissiens et les félicite d’avoir si bien accueilli la Parole. De quoi s’agit-il ? De quelle parole est-il question ? Paul le dit un peu plus loin : vous vous êtes convertis à Dieu en vous détournant des idoles, afin de servir le Dieu vivant et véritable, et afin d’attendre des cieux son Fils qu’il a ressuscité d’entre les morts. Voilà le cœur de la prédication chrétienne : Christ qui est mort est ressuscité et nous attendons qu’il revienne. En sachant cependant ceci que le même apôtre Paul dit à un autre endroit, dans la lettre aux Ephésiens – écoutez bien : « Avec le christ, Dieu nous a ressuscités .» Vous entendez : Dieu nous a ressuscités. S’il en est ainsi et que Dieu nous a ressuscités, c’est que sommes ressuscités. Dès maintenant. Nous n’avons plus à attendre la résurrection, puisque dès maintenant nous vivons déjà dans l’état de ressuscité. Autrement dit, dès maintenant nous sommes au ciel, la gloire de Dieu, sa lumière, nous traverse. Bien sûr nous ne le voyons pas pour le moment. Ce que nous sommes en vérité ne paraîtra qu’à la fin des temps. Comme tout cela est merveilleux ! Et il nous est donné de le vivre dés maintenant.

 

 

 

Toussaint 2008-10-30

 

Conte chinois

On posa un jour à un sage de l’ancienne Chine la question : qu’est-ce que l’enfer, comment faut-il se le représenter ?

Le sage Chinois qui avait beaucoup vécu et aussi beaucoup médité répondit : L’enfer, mes amis, je me le représente comme une immense salle de banquet, avec d’immenses marmites pleines de riz bien fumant, bien odorant. Tous sont réunis là, des hommes et des femmes de tous âges et de toute condition sociale. Et comme vous le savez, le riz se mange avec des baguettes de bambou, selon la tradition chinoise. Or ces gens avaient de longues baguettes attachées au bout de leur bras. C’est ainsi qu’ils devaient tous manger. Alors ils puisèrent le riz dans les chaudrons, ils essayaient de le porter à leur bouche. En vain. Tous leurs efforts étaient inutiles. Ils n’arrivaient pas à manger, les baguettes étaient trop longues pour qu’ils pussent porter le riz à leur bouche, elles étaient attachées au bout de leurs bras. Le riz se perdait à terre. Ils étaient malheureux, tous ces affamés, et maigres à faire peur. Et leur supplice, terrible : avoir du riz si près d’eux, avoir tant faim et devoir languir là, sans rien pouvoir faire. Ils pleuraient et criaient de rage, d’impuissance. Tel je me représente l’enfer, dit le sage Chinois.

Et le ciel, lui demanda-t-on, comment le vois-tu, maître ? Le sage continua son récit : Le ciel, c’est aussi une grande salle de banquet avec d’immenses marmites pleines de riz bien fumant, bien odorant, parfumé. Tous sont pareillement là réunis, des hommes et des femmes de tous âges. Les mêmes marmites, le même riz, les mêmes baguettes de bambou attachées au bout de leur bras pour manger. Mais, ô heureuse différence, ces gens étaient tous heureux, bien nourris, contents de vivre, rayonnants de joie. J’avais envie de me joindre à eux.

Maître, lui demande-t-on, explique-nous pourquoi ces derniers sont-ils si heureux, alors que les premiers sont si malheureux ?

C’est bien simple, dit le maître, il ne leur venait même pas à l’esprit de porter la nourriture à leur propre bouche, ils l’offraient tout naturellement avec leurs bras, à ceux qui les entouraient. Ainsi chacun recevait le riz de son voisin et tous mangeaient à leur faim, grâce au geste de partage. C’était si simple !

Et si à notre tour nous interrogions un peu plus ce maître sage, de bon sens, plein de spiritualité ? Il pourrait nous dire que l’enfer ainsi compris n’est pas pour demain, il commence déjà sur terre, quand tant d’hommes ne vivent que pour leur ventre et finissent par tomber dans un tel aveuglement spirituel qu’ils ne voient même plus ce qui se passe autour d’eux ; chacun se tord dans ses propres problèmes.

Il dirait aussi, ce sage Chinois, que le ciel tel qu’il se le représente, commence dès maintenant sur terre, là où des hommes et des femmes, des jeunes ou des vieillards vivent en symbiose les uns avec les autres, ne pensent pas d’abord à eux, mais cherchent à se rendre utiles à la communauté en partageant ce qu’ils possèdent. C’est la fraternité, l’ouverture les uns aux autres, la communion des cœurs, l’humanité telle qu’on la rêve. Le paradis, le ciel. Nous y voilà, au ciel, que l’Eglise fête aujourd’hui. Et tandis que je pensais à ce conte chinois, je voyais la croix de François d’Assise, ou plus exactement la croix devant laquelle le jeune François au moment où il changeait de vie – il avait alors vingt-deux ans – s’était agenouillé dans la petite chapelle délabrée de Saint-Damien. Certains d’entre vous connaissent bien ces lieux pour y avoir passé lors d’un voyage en Italie ou à l’occasion d’un pèlerinage à Rome. Le ciel, c’est les mains ouvertes, que l’on chante dans le chant bien connu de John Littleton sur une mélodie de Dvorak dans la Symphonie du Nouveau monde : Les mains ouvertes devant toi, Seigneur, pour t’offrir le monde. Et je me dis : le ciel, c’est là où des gens commencent à ouvrir leurs mains pour donner et aussi recevoir ce dont ils besoin. Alors, comme dit encore le chant, notre joie est profonde.

 

 

 

La Toussaint 1992/2008

 

Maurice Zundel, un prêtre suisse que j’évoque assez souvent, mort en 1975, l’ami de Paul VI, un génie selon le témoignage de beaucoup de ceux qui l’ont connu, s’intéressant à tous les domaines de la recherche, toujours aux aguets et à l’écoute du monde, nourissant sa méditation et sa prière des grands événements humains, ce prêtre longtemps mal vu par la hiérarchie, mal jugé dans son propre diocèse, qui a connu l’exil, mais est toujours resté fidèle à l’Eglise qu’il aimait comme une Mère, ce prêtre que je salue aujourd’hui comme l’un des saints que nos fêtons, rapporte dans un sermon qu’il fit un premier novembre ce mot d’un de ses amis moine : « J’ai autant de dévotion à manger ma soupe qu’à célébrer la messe ».Ce mot peut choquer. Il voulait dire, explique Zundel, qu’au réfectoire comme à l’autel il se trouvait et se sentait à la table du Seigneur. Et c’est beau de pouvoir penser cela, parce qu’il nous révèle le côté sacré de la vie. Pour un chrétien, en effet, il n’y a pas d’un côté le sacré et de l’autre le profane, d’un côté le pur et de l’autre l’impur. Tout est sacré. Seul ce qui sort de la bouche de l’homme peut être impur, dit le Christ. Pour le montrer le Christ a pris le pain et le vin pour nous faire découvrir que ce qu’il y a de plus humble, de plus quotidien, de plus commun peut devenir le signe de ce qu’il y a de plus élevé dans le ciel et sur la terre, la présence divine parmi nous. C’est nous qui sommes tentés et l’Eglise n’a pas toujours vu clair en ce domaine – de mettre une telle distance entre ce qui sacré et ce qui est profane que nous avons du mal à les relier ensuite, à les mettre ensemble, alors que pour le chrétien il n’y a pas en vérité de distance entre les deux, parce que l’univers entier est sorti de la Parole de Dieu et est appelé à devenir le Royaume des cieux ; qu’il appartient à Dieu, que nous sommes tous, quoi que nous fassions, avec le Seigneur : que nous mangions ou buvions – ce sont les mots mêmes de l’Apôtre Paul, que nous travaillions ou nous nous reposions. Tel est précisément le but des sacrements : leur matière est de ce monde (l’eau pour le baptême, l’huile pour l’onction des malades, le pain et le vin pour l’eucharistie), pour faire de ces réalités de la terre des réalités qui nous rappellent que nous venons de Dieu.

Voyez-vous, chers amis, la célébration eucharistique que nous sommes en train de vivre n’a pas de valeur en soi, elle ne prend sens que dans la mesure où elle renvoie à la vie, celle d’hier, de demain, celle de chaque instant, dans la mesure où elle vient de la vie et y retourne avec la certitude - mais d’une certitude de foi -, que c’est dans la vie de tous les jours que se joue notre éternité. Comme aussi la fête d’aujourd’hui, si belle, si émouvante, ne prend sens que si nous nous y sentons impliqués et interpellés, et si je comprends que la sainteté n’est pas réservée à quelques géants qui auraient vécu à des années-lumière de distance de nous – n’est-ce pas ainsi que nous voyons les saints, si hauts, si élevés au-dessus de nous, qu’ils font à peine encore partie de notre race ?

Heureusement il y a eu Mère Teresa, que nous avons vu à l’œuvre, notre sœur, à l’écoute de ceux qui mouraient dans l’anonymat des rues de Calcutta ou plus récemment l’Abbé pierre, qui nous rappelait s’il le fallait que les sans-logis, les sans-travail et les pauvres de la terre étaient nos frères. Et il y a quelques jours s’en alla dans la mort une autre figure sympathique en qui chacun pouvait se reconnaître, sœur Emmanuelle, si proche des chiffonniers du Caire, que par elle ils devinrent nos frères.

Maurice Zundel rapporte encore à ce propos un exemple qui peut nous être utile, celui d’un professeur de droit, Toniolo, un illustre inconnu pour moi, que le pape Pie XI avait en son temps déclaré bienheureux. Zundel raconte comment il a été stupéfait en lisant la biographie de cet : il y était question des exercices religieux qu’il accomplissait, de chapelet, de visite au Saint-sacrement, de communion fréquente. Et jamais il n’est question de ce qui faisait réellement la vie de cet homme, du droit qu’il avait étudié, de son enseignement à l’université, de son témoignage auprès de ses collègues-professeurs, comme si tout cela n’avait pas d’importance dans les relations avec Dieu. Comme si tout cela ne comptait pas pour Dieu, comme si tout cela n’était pas le lieu même où Dieu se manifeste. Regardez Jésus : il n’était pas prêtre ni spécialiste de la religion, il était charpentier et c’est peut-être parce qu’il travaillait de ses mains qu’il lui était si aisé, si naturel de nous communiquer quelque chose de la vie. Robert Schuman est un excellent exemple de ce que je cherche à dire. L’évêque de Metz, Paul-Joseph Schmitt, avait introduit sa cause de béatification auprès du Pape certes parce qu’il était un homme pieux qui même à Paris, comme député, puis comme ministre, ne manquait jamais la messe, communiait, s’arrêtait quand il le pouvait dans les églises, pour prier. Mais ce qui frappe le plus, c’est sa manière de concevoir la politique, comme un service qu’il rend au sein de la communauté humaine et non pas un moyen de s’enrichir, sa façon de porter témoignage de sa foi de chrétien parmi ses pairs en politique. C’est là la marque de sa sainteté

Vous avez certainement déjà regardé une sculpture romane, le Christ par exemple au portail gauche de la façade principale de la cathédrale de Chartres ou tel chapiteau de Vézelay ou d’Autun. Ce qui comptait pour ces sculpteurs du XIIe siècle, ce n’est pas la reproduction du réel, mais la fascination du divin ou, comme disait Malraux, l’apparition de l’Eternel. Je me souviens du choc que j’ai éprouvé à Florence, il y a longtemps déjà, devant la Marie-Madeleine de Donatello : ce n’est pas n’importe quelle femme que Donatello avait sculptée, mais un modèle bien précis, une femme âgée, presque squelettique, édentée, en guenilles. Or, de cette laideur humaine il a su faire rayonner une lumière qui la transfigure et la rend digne des plus grandes œuvres, qu’on continue de visiter et d’admirer, des siècles plus tard. Il m’a appris, le sculpteur florentin, à cet instant précis, ce que je savais déjà, mais qu’il faut sans cesse réapprendre, que la sainteté n’est pas le lot du petit nombre de privilégiés. Elle est l’affaire de tous. Le Seigneur nous appelle, qui que nous soyons, vous, moi, à partager sa gloire. Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas merveilleux?

 

 

 

32e dimanche ordinaire (A) 10 novembre 2008

 

Cinq étaient prévoyantes.., elles avaient pris assez d’huile et ont pu accueillir l’époux, malgré qu’il se soit fait attendre. Les cinq autres n’étaient pas prévoyantes. Le Christ aimait raconter des histoires, des paraboles. Je voudrais simplement prolonger celle du Christ par une histoire vraie, celle d’un ermite qui avait été prêtre-ouvrier dans le bâtiment avant de se retirer dans la solitude, dans la montagne, en Ardèche. Là il vit sans électricité. C’est un de ses amis qui raconte : il se chauffe au bois et allume ne lampe à huile à la tombée de la nuit. Dans ce genre de vie il faut être prévoyant. Il préparait le bois dans la forêt. Le grand tas que tu as amassé dans l'abri près de la maison ne suffit-il pas ? demanda l'ami. Oui, mais il faut qu’il ait le temps de sécher, répondit l'ermite, il faut, dit-il, que je m’y prenne à l’avance. Cela s’appelle être prévoyant. Les paysans le savent bien : le blé se sème en automne pour la moisson huit ou neuf mois plus tard. Cette prévoyance n’a rien à voir avec les multiples assurances dont nous nous entourons dans la société actuelle : contre l’incendie, les accidents, la maladie, contre les virus sur internet, assurances vie, assurances-décès..., ni avec les excès du principe de précaution qui paralysent et bloquent souvent l’esprit d’initiative. La prévoyance de l’ermite, au contraire, que beaucoup d’entre nous pratiquent pareillement, suscite la disponibilité. L’ami en visite l’a senti à  la façon dont cet homme savait accueillir les événements du monde et l’inattendu de Dieu. J’ai passé avec lui de longs moments dans sa petite chapelle, raconte-t-il, dans le silence de la nuit, sa lampe à huile éclairait faiblement, mais suffisamment le crucifix sur le mur de pierres sèches.

Cette lampe, symbole de la prévoyance – il fallait régulièrement vérifier le niveau d’huile -, était en même temps le symbole de la disponibilité : disponibilité à réfléchir sur le sens de ce qui se passait dans la vie, à porter devant Dieu les cris des hommes qui lui parvenaient à travers le journal et les informations de la radio, à vivre le cœur à cœur avec le Christ à partir de l’eucharistie quotidienne. Récemment l’ermite écrivit à cet ami : Je continue mon rythme de vie jour après jour, de temps en temps dans l’ombre, n’y voyant pas grand-chose à dire, à penser, mais avec la ferme assurance que le Seigneur est là. De plus en plus, mon ermitage se trouve envahi et habité par de nombreux visages : je ne suis jamais seul.

Cet ami raconte qu’il lui arrivait de s’endormir durant les heures de veille à la chapelle. Alors l’ermite lui fait remarquer que lui aussi s’assoupissait parfois, que dans l’évangile toutes les jeunes filles s’étaient endormies en attendant l’époux qui n’arrivera qu’au milieu de la nuit. Le problème n’était donc pas de s’endormir ou de ne pas s’endormir, mais de s’être donné les moyens pour être prêt le moment venu. Quand j’ouvre les yeux, disait encore l’ermite, après un moment d’assoupissement, je vois devant moi cette lampe à huile qui brûle toujours, elle me remet en un clin d’œil en présence de Dieu et de la vie du monde.

On lit souvent la parabole des dix jeunes filles en pensant au futur : il faut se tenir prêt, pour la venue du Christ à la fin des temps, au dernier jour ou au jour de sa mort. C’est vrai, et il faut s’y préparer, mais on oublie que le Seigneur vient maintenant. C’est maintenant, dit saint Paul l’heure ou le moment favorable. Et c’est cela que j’apprécie dans l’histoire de l’ermite : il sait, il a compris que chaque jour est une rencontre avec le Seigneur, que chaque jour il vient à nous : il ne s’agit pas de l’attendre dans le futur, mais de se rendre disponible pour maintenant. La réserve d’huile précisément devient alors le symbole de cet accueil de Dieu présent à travers ce qu’il nous est donné de vivre au milieu de nos contemporains, de la capacité de recul que la fréquentation des évangiles peut nous donner et qui nous aide à déchiffrer les signes que Dieu nous donne. Comme savait le faire une mystique présente dans les années de l’après-guerre au milieu d’Ivry-sur-Seine l’une des cités de ce que l’on appelait alors la banlieue rouge de Paris, vous ne la connaissez peut-être pas, Madeleine Delbrêl, une fille admirable qui fut éblouie par Dieu vers l’âge de vingt-neuf ans : Un jour de plus commence ce matin, écrivit-elle. Jésus en moi veut le vivre… Jésus en nous ne cesse d’être envoyé, au long de ce jour qi commence, à toute l’humanité de notre temps, de tous les temps, de ma ville et du monde entier (La joie de croire, livre de vie).

 

 

 

33e dimanche ordinaire 2002 2008

 

Comment donner sens à ce texte d’évangile ? Je vais essayer de le relire avec vous. Laissez-vous prendre, en pensant qu’il ne s’agit de rien moins que de paroles de Dieu. Et donc que Dieu nous parle ou plutôt peut nous parler, si nous sommes disposés à l’entendre, à travers les mots qui nous parviennent. Mais avant d’en venir à la parabole, je voudrais évoquer un mot de la seconde lecture et la situer dans la perspective que l’Eglise cherche à ouvrir devant nous en ces derniers dimanches de l’année. Je vais vous dire trois petites choses.

Et d’abord un mot sur la venue du Seigneur. Saint Paul l’évoque dans seconde lecture : il n’est pas nécessaire que je vous parle de délai ou de date, écrit-il aux chrétiens de Corinthe. Vous avez très bien que le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit. Et nous savons bien que l’heure de la mort signe pour chaque homme la fin des temps, je préfère dire la fin du temps : nous quittons en effet l’état du temps pour entrer dans ce qui n’est plus le temps, nous serons hors du temps et de l’espace, hors de l’histoire, hors de l’espace à trois dimensions qui est celui de notre expérience quotidienne. Hier soir la chorale de Nousseviller-Saint-Nabor a chanté comme vous à l’entrée de la messe : Le temps ancien s’en est allé, le temps nouveau est déjà là. Autrement dit nous n’avons pas à attendre la fin du temps, nous y sommes dès maintenant dans l’ailleurs ou l’au-delà du temps. Il y a un mois, très exactement le vingt octobre dernier à la messe nous lisions en première lecture un extrait de la Lettre aux Ephésiens : avec lui il nous a ressuscités, avec lui il nos fait régner aux cieux (2,6). Pour la première fois depuis une longue habitude de lecture de la Bible je pris conscience de l’énormité de ce qui nous est dit là : avec lui il nous a ressuscités. C’est-à-dire avec le Christ Dieu nous a ressuscités et nous fait régner aux cieux. Si je comprends, il nous dit que nous sommes ici et maintenant ressuscités, que nous sommes déjà aux cieux. Comment ? Que dites-vous ? Nous serions ressuscités ? Eh, oui, ce n’est pas moi qui le dis, mais Paul, le grand apôtre. Dès maintenant nous sommes hors du temps, une part de nous-mêmes est déjà ailleurs que dans le temps, aux cieux, transfigurée dans la gloire du Très-haut.

Alors n’aurions-nous plus rien à faire sur terre ? Si, il reste tout à faire. Et là j’entre dans ce que nous dit le Christ dans la parabole des talents. Une parabole est une histoire qu’on raconte, comme un conte, une fable de La Fontaine, pour dire quelque chose. J’admire le maître qui s’en va au loin, longtemps, il donne ses biens à ses serviteurs, puis vient. Entendez bien qu’il vient après beaucoup de temps. Pas : il revient, comme s’il avait été entendu qu’il allait revenir. Non, il vient ou survient. Ce n’est pas un aller-retour prévu au départ. Il part pour de bon, diraient les enfants, puis il vient. C’est une venue. Et que fait-il avec ses serviteurs à sa venue ? On lit dans la traduction : il règle ses comptes avec eux, comme s’il s’agissait toujours de son argent. Or, quand on regarde de près le texte, ce n’est pas cela qui est écrit, mais ceci : lors de sa venue le maître fait avec eux le compte-rendu ou le récit de ce qu’ils ont fait de leur argent, puisqu’il le leur avait donné, que cet argent leur appartenait.

Vous comprenez ? Le maître, c’est le Seigneur. Et que nous a-t-il donné ?... Il nous a tout donné : la vie, la terre que nous habitons, tout ce qu’il nous faut pour vivre, les champs et toutes les matières du sous-sol. Rien qui vienne de nous, tout vient d’ailleurs, come un don et nous vivons comme si nous en étions les maîtres !

Qu’est-ce que les serviteurs de l’Evangile ont fait durant la longue absence du maître ? Ils ont multiplié par deux ce qui leur avait été donné. Et que dit le maître à son retour ? Il est heureux de voir que les deux premiers ont fait valoir leurs biens : venez, leur dit-il, vous avez été des serviteurs bons et fiables, vous avez bien travaillé, entrez dans la joie de votre maître. La joie est pareille pour celui qui a reçu cinq talents et pour celui qui en a reçu deux. Où l’on voit que la quantité ne joue pas, mais ce qu’on fait avec le don reçu en partage. Or, l’un et l’autre ont fait pareil, ils ont doublé le bien reçu. Aussi reçoivent-ils la même approbation, la même reconnaissance de fiabilité, la même promesse d’être établi sur beaucoup et finalement le même accès à la joie du maître. Quant au dernier, au troisième serviteur qui n’a rien fait, qui a enterré le bien reçu en terre, pour le remettre au maître dans son intégrité, il lui sera même enlevé ce qui lui a été donné, car il n’a pas fait fructifier ses biens. Autrement dit, le monde des biens, du quantitatif existe, mais ce n’est pas lui qui donne la valeur ultime à notre vie. La force et même la vérité de l’économique ne sont pas dans l’économique, mais dans ce que nous en faisons, puisque c’est la même chose, que j’aie cinq ou deux talents.

Au fond, le maître donne cinq pour que nous en fassions cinq autres. Autrement dit, il donne la moitié, à nous de faire l’autre moitié. Quel est ce maître ? Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Nous sommes dans le troisième point que voudrais seulement indiquer : le Dieu de la Bible, celui qui au début du livre de la Genèse se lance dans l’immense aventure de la création : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance » (1,26), et au verset suivant : Dieu créa Adam à son image. Il avait annoncé qu’il le créerait à son image et à sa ressemblance, mais il ne réalise que la première partie de son programme. Il nous laisse à nous le soin de faire nous-mêmes à sa ressemblance. C’est Marie Balmary, une psychanalyste qui nous rend attentifs à cette lecture du début de la Genèse et je trouve cela très beau. Dieu ne fait pas tout, il fait la moitié, puis s’en va, nous laissant à nous la charge de faire le reste, selon nos capacités. Il viendra, nous le savons, mais personne ne sait quand ; l’essentiel n’est pas de vivre longtemps ou pas longtemps , mais de bien vivre les années qui nous sont données. Amen.

 

 

 

Le Christ-Roi 2008

 

Il y a deux choses dans cet évangile apparemment contradictoires. La première : j’ai eu faim, vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, vous m’avez donné à boire ; j’étais nu, vous m’avez habillé ; j’étais malade, j’étais en prison et vous avez eu pitié de moi. Et c’est le Christ qui parle. Ils sont étonnés ceux à qui il s’adresse : quand donc t’avons-nous donné à manger, à boire ? Quand t’avons-nous vêtu ? Quand t’avons-nous rendu visite ?

Réponse : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. Autrement dit : autrui, chaque homme, mes proches et aussi les lointains, la multitude des hommes de toute la terre sont les sacrements de Jésus-Christ, en qui il se manifeste. Pas symboliquement seulement, mais réellement. Je pense aux longues nuits que le Christ a passées

en prière… Prier, c’est bien, c’est bien et important pour les chrétiens de se retrouver pour l’eucharistie comme nous le faisons en ce moment même, mais l’amour fraternel sera toujours la pierre de touche, il mesurera la vérité de la prière, l’authenticité de notre foi. Ma relation à autrui est le baromètre de ma relation à Dieu. La prière ne sera jamais qu’un moyen au service de l’amour, l’amour vrai, la charité.

La seconde affirmation de l’évangile est plus difficile, je ne pourrais pas tout dire aujourd’hui, je veux seulement suggérer l’essentiel : il s’agit de ce qu’on nomme communément le jugement dernier, quand le Fils de l’homme séparera les hommes les uns des autres, comme fait le berger : il placera les brebis à sa droite et les chèvres à sa gauche. Les premiers seront bénis, les autres maudits, les uns recevront en héritage le royaume préparé pour eux depuis la fondation du monde, les autres s’en iront au châtiment éternel.

Il y aura donc les sauvés et les damnés ? C’est ainsi qu’on nous l’a présenté autrefois, mais ce n’est pas juste. La Bible nous dit qu’il y a deux voies, deux chemins, comme le proposait déjà Moïse dans les temps anciens : « Vois, dit Dieu, je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur, bénédiction ou malédiction (Deut. 30, 15-19). Puis vient une longue série de bénédictions et une autre, plus longue, de malédictions. Mais c’est en réalité pour que nous choisissions la bonne issue, celle qui mène à la vie, à la vraie vie et non à la perdition. Un peu comme les parents qui mettent l’enfant en garde et veillent à ce qu’il ne mette pas les doigts au feu. Jean-Baptiste et Jésus ne disent rien d’autre quand ils annoncent le jugement à venir. Le premier promet aux méchants le feu qui ne s’éteint pas et le second, Jésus, reprend dans les Ecritures les images du feu éternel, des ténèbres extérieures et du ver qui ne meurt pas.

Il faut savoir que ces textes existent et qu’il y va du sérieux de notre vie, que nous sommes libres et responsables de l’issue de notre vie et qu’il est en définitive possible que je refuse le chemin du bonheur que Dieu m’offre. A condition cependant que je prenne en considération deux choses. La première est que je ne lise pas la page d’évangile comme un reportage anticipé de ce qui sera un jour, mais comme le dévoilement de la situation où chacun de nous se trouve actuellement. Moi, ici et maintenant, pas demain ni ailleurs, ni à l’heure de ma mort; maintenant, je suis placé devant une décision aux conséquences irréversibles : je peux me perdre définitivement si je refuse la grâce qui m’est faite à chaque instant d’acquiescer au don de la vie, et m’entendre dire : va-t’en loin de moi, maudit, dans le feu éternel préparé pour le démon et ses anges. Car, j’avais faim et tu ne m’as pas donné à manger, etc. Les textes ne manquent pas dans le nouveau Testament qui parlent de géhenne de feu (Mat. 5, 22.29 ; 10,28 ; 23,33), de ténèbres extérieures (Mat. 8,12 ; 22,11; 25,30), de châtiment éternel (Mat. 25,46), de feu qui ne s’éteint pas. Il y a en outre les paroles menaçantes du Christ contre les villes qui ne se convertissent pas (Mat.11, 20), contre ceux qui blasphèment contre le Saint-Esprit Mat. 12,31), contre le serviteur injuste et les vignerons homicides. Et l’on pourrait allonger la liste.

La seconde chose à prendre en considération sont les autres textes, plus nombreux que ceux qui parlent de condamnation, où l’on voit que le salut est envisagé pour tous. Avec toute la clarté désirable on lit dans 1a première lettre à Timothée (2,1 à 6) que Dieu veut sauver tous les hommes, puisque le Christ s’est livré en rançon pour tous. En saint Jean il est dit que Jésus a pouvoir sur toute chair (17, 2) et que le fils de l’homme, quand il sera élevé, attirera tous les hommes à lui. Saint Paul n’est pas moins clair quand il affirme dans la Lettre aux Romains (5,12-21) que la grâce du Christ pèse infiniment plus que le péché d’Adam et que Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous (11,32).

Il ne s’agit pas de vouloir prétendre en s’appuyant sur ces textes que tous seront sauvés, mais de garder l’espérance ouverte à tous, de prier pour que tous puissent connaître la vraie vie avec Dieu. Pourquoi en ce domaine ne pas suivre les grands saints ? Sainte Catherine de Sienne au 14e siècle priait ainsi en s’adressant d’une voix douce au Christ son époux : « Comment supporterais-je, Seigneur, qu’un seul de ceux que tu as faits comme moi, à ton image et ressemblance, aille se perdre et s’échappe de tes mains ? Non, en aucun cas je ne veux qu’un seul de mes frères se perde. Deux siècles plus tard sainte Thérèse d’Avila dit au Seigneur : «  J’aimerais souffrir avec la joie la plus vive mille morts plutôt que de savoir que même une seule âme se perde en enfer » et elle savait de quoi elle parlait, elle qui avait reçu la grâce insigne et douloureuse aussi de comprendre ce que pouvait être l’enfer réellement. Et comment ne pas citer Edith Stein, sainte Edith Stein : « L’amour de Dieu, dit-elle, peut s’étendre à tous sans exception ». Elle ajoute : « Nous croyons qu’il en est ainsi ». Mais, se demande-t-elle, est-il pas possible que des hommes se ferment à Dieu définitivement, pour toujours ? Elle répond qu’on ne peut pas exclure une telle possibilité. Mais cela est tout à fait improbable, car la grâce frappe à la porte de tous les coeurs. Cela suffit pour certains : ils entendent le léger appel et ouvrent leur cœur. D’autres n’y prêtent pas attention, cela n’empêche pas la grâce de pénétrer en eux et d’y faire son travail à leur insu (Œuvres complètes, tome VI, p. 158).

N’est-il pas beau de terminer l’année liturgique par cette belle fête du Christ Roi de l’univers ? Savoir qu’il est roi et qu’avec lui nous aussi sommes rois, que s’il se présente deux chemins, c’est pour que nous choisissions le meilleur, celui qui mène à la vie, et vivions la fraternité comme notre roi l’a vécue en cherchant à nourrir, vêtir, visiter ceux qui en ont besoin, à exercer l’hospitalité, à ne laisser personne au bord du chemin, aucun de ces petits qui sont les préférés de Dieu. Et même si nous n’arrivons pas à remplir ce vaste programme, s’il nous a arrive de défaillir en cours de route, le cœur de Dieu est plus vaste que le nôtre, il veille sur nous, même si nous nous égarons. Regardez devant vous la reproduction de la peinture de Rembrandt, comment le vieux père accueille son fils qui s’était perdu dans une vie de folie, il lui ouvre ses bras et le fait revivre. Ainsi Dieu à notre égard. Ezéchiel dans la première lecture le présente comme le bon berger qui part à la recherche de ses brebis, c’est-à-dire nous-mêmes, dans les lieux les plus reculés où nous nous serions perdus un jour de brouillard et d’obscurité (Ez. 34,12). Dieu plus fort que la mort.

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