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Laborde, en ce mois de Novembre 1977

Chers parents et amis,

 

C'est toujours une grande joie pour moi de passer le temps d'une lettre avec vous. Et voyez comme j'y tiens ! Le salut d'abord à tous et spécialement à ceux dont les lettres continuent de traîner sur ma table sans réponse.

J'ai sous les yeux une image de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, telle que l'a rêvée le sculpteur Girardi : une jeune fille en marche, la tête penchée en avant, les bras en mouvement et la cape au vent, décidée, comme elle disait, à "parcourir la terre, à annoncer l’Evangile dans les cinq parties du monde". A mon tour je rêve. A Mabial, humble paroisse de l'Archidiocèse, près de Jacmel, vivait depuis seize ans un prêtre haïtien, le Père Louis-Charles, lorsque le 14 décembre 1948 il lançait trois filles : Camélia, Théodite et Emise dans la grande aventure des enfants de Dieu. Les trois premières pierres de la première communauté de religieuses, faites de chair et de sang haïtiens, les Petites Sœurs de Sainte Thérèse. Une date dans l'histoire de l’Eglise d'Haïti. Petite Thérèse, toi qui voulais parcourir le monde, n'as-tu pas déjà réalisé ton rêve ? Mère Lafortune me racontait l'histoire de cette fondation avec les sœurs Domont et Erase. Toutes trois sont venues passer quelques semaines avec nous à Laborde. Débordantes de joie et d'inquiétude. Un évêque colombien les appelle à travailler dans son diocèse, à Syracuse. Bientôt elles partiront. Pour l'instant elles suivent les activités de la paroisse. ‘’Notre but, dit Mère Lafortune, c’est d’abord la sainteté et l'apostolat dans les mornes, dans les coins les plus reculés, là où les autres sœurs ne vont pas." Elle ajoute que la sainteté paraît un mot tabou. Et pourtant dans une société qui ne s'intéresse plus aux affaires de Dieu, dans l'Eglise qui n'a pas comme par le passé le soutien et la protection de tout le peuple, comment tiendrions-nous au milieu des vagues de la fatigue, de l'espoir déçu, du découragement, s'il n'y avait la sainteté qui nous suspend directement au Christ et à tous les témoins de la foi ? A mon tour, je raconte comment le Prieur de Taizé, Roger Schutz, rapporte quelque part la réflexion d’un religieux qui rentrait du Niger où il avait vécu près d'une fraternité de Taizé. Le religieux disait à l'un des frères qui travaillait comme maçon sur un chantier : "Par votre travail, vous participez à la promotion humaine". La réponse du Frère l'a frappé : "Ceux qui nous entourent ne savent pas ce qu'est être chrétien. Nous avons en premier lieu à vivre la sainteté du Christ. Tout le reste, la participation à une promotion humaine, suit nécessairement. Et vous, que serez-vous là-bas, en Colombie ? demandai-je. - Nous ne savons pas exactement, c'est l'inconnu; mais nous aurons à témoigner de notre foi, sinon pourquoi irions-nous là bas. ‘’

Je pense à ces paroles que j'ai transcrites un jour : "Qu'allons-nous être ? Une parole vivante au cœur de l'injustice et de la ségrégation; une prière par une existence absurde pour la raison; un langage à Dieu par chaque comportement auprès des plus malmenés; une page sur laquelle s'inscrivent les souffrances ajoutées pour le corps du Christ qui est l'Eglise".

Ce dimanche soir nous faisions ensemble une petite promenade. Sœur Erase s'amusait avec les enfants de passage, tandis que Lafortune disait des morceaux du Petit Prince. Le soleil se couchait dans sa splendeur habituelle.

Voici un extrait du Petit Samedi Soir : "Le 26 Septembre à 9 heures du matin près de 80 conducteurs de camionnettes assurant le trafic Port-au-Prince - Pétionville se sont massés aux abords de Radio nationale. Ils étaient en grève contre les nouvelles mesures prises par le commandant Guillaume.

"Ces mesures limitent le trajet des camionnettes dans l'aire comprise entre Cabane Choucoune, les casernes et l'Eglise St-Pierre. Interdiction formelle à ces chauffeurs de prolonger leur course jusqu'à Tête de l'eau, Péguyville, Place Boyer, Mayotte... et ce sont précisément ces petites courses qui rapportent aux chauffeurs un argent supplémentaire. Une façon pour eux de se débrouiller.

"Le Directeur de Radio Nationale a eu recours au Finistère de l'Intérieur qui lui-même a appelé le Président de la République. Et naturellement comme il fallait s'y attendre la bombe a été désamorcée et les "gentils messieurs" ont repris le boulot.

"On comprend alors leur obstination à résister à cette force contraignante. La seconde rencontre avec les chauffeurs de 28 Septembre s'est soldée par un échec. Ce fut une véritable pagaille. Le maire de cette commune a proposé, dit-il, une formule démocratique. II a défini les nouvelles lignes du circuit. Mais les chauffeurs n'ont pas voulu entendre raison. Ils réclament la conservation du même système et disent non à la construction d'abribus. "La clé du métier, dit l'un, c'est rouler par ci, par là ‘’en maraude de passagers". Un autre qui assure le trafic depuis dix ans, déclare; '’Nous ne sommes pas des gamins. Ces autorités agissent comme des dictateurs. C'est comme un enfant qu'on bat pour manger une nourriture dont il ne veut pas".

"Mais par ce "sauve qui peut économique", ces chauffeurs ne sont pas disposés à faire des cadeaux. Jeudi matin ils étaient aux alentours du Ministère de l'Intérieur. Entière liberté leur a été donnée d'adopter l'ancien système de parcours. Les grévistes en sont sortis vainqueurs. Au moins pour l'instant."

Et l'auteur de l'article de conclure : "Ce fut la première épreuve d'un régime engagé fermement dans un procès de démocratisation".

Dans le petit avion qui assure la liaison Port-au- Prince – Les Cayes, j’observais l'autre jour les terres qui prolongent le massif de la Hotte, de Pliché à Miragoane, des mornes sans fin, arides et déchirés par les convulsions des ravines, où les pauvres huttes se confondent avec le sol couleur de glaise, je pensais à ces quelques hectares de Sainte-Hélène, Maniche ou Cavaillon que les hommes ont su faire refleurir. Là-bas aussi à Goudam, à Nioro-du-Sahel, à Gao et Mopti, aux confins du Sahara, des jeunes luttent contre le désert qui mord inexorablement sur la savane. "Dans moins de cinquante ans, disait Kurt Waldheim, la progression du désert risque de rayer trois ou quatre pays d'Afrique". Et le secrétaire général de la conférence de Nairobi qui réunit une foule impressionnante d'experts sur l'avancée des déserts remarquait que ce fléau "est considéré comme l'action de l'homme, ce qui signifie que le problème peut être résolu". II pourrait l'être à condition que soit aménagée une bande de cinquante à cent kilomètres de large dans laquelle seraient intégrées des cultures, des zones de production et de restauration de la végétation, des pâtures aménagées et des plantations d’arbres ? Au fond il faudrait quelques millions de dollars et surtout des gouvernements décidés à mobiliser le peuple. Beaucoup de conditionnels !

Qui de nous connaît Amilcar Cabral qui est pour le Cap-vert ce qu'est Ho-Chi-Minh pour l'Indochine, Lumumba pour le Congo, ou bien Toussaint Louverture pour Haïti : l'âme du peuple, le guide toujours écouté. Assassiné à Conakry en janvier 1973 il partage la tragique communauté de destin de ceux qui donnent sens à l'histoire. Il reste à relever le défi contre une nature inclémente, des terres harcelées par les vents et brûlées par le Soleil.

 

Baader et ses compagnons, se sont tués. Leurs ombres convulsives traversent la douce lumière de Dieu. Pour qui, pour quoi ce déferlement de violence, en Allemagne spécialement où le mark est roi, où l'armée a reconquis sa solidité d'acier, mais où le doute et la peur semblent s'installer au cœur du peuple. Horst Mahlter, l'un des théoriciens de ces groupes extrémistes, pense que quelques douzaines de combattants qui agissent vraiment et ne discutent pas sans fin, peuvent fondamentalement changer la scène politique. Le poids des mentalités est autrement tenace. Alain Peyrefitte vient de nous le montrer dans son grand livre Le mal français. J'aurais aimé en discuter avec vous.

Hier lundi, Colette m'a proposé d'aller jusqu'à la ravine qui court derrière sa maison à Camp Perrin. Le Soleil avant de se coucher nous éclaboussait de sa lumière crue. Nous étions assis sur une grosse roche les pieds dans l'eau. De l'autre côté de l’eau, sur le gravier, des enfants qui rentraient de l'école s'amusaient. Un paysan passe, la tête chargée de feuillage vert qu’il tien d’une main, de l’autre il tire sa chèvre. Un cheval le suit. Là-bas, au pied du morne, quatre cayes respirent dans l'ombre des grands arbres. Comment dire avec des mots la plénitude de la vie ? En rentrant, j'ai cherché dans Les frères Karamazov ce dialogue entre Aliocha et Ivan :

- On voudrait aimer par le cœur et le ventre, tu l'as fort bien dit. Je suis ravi de ton ardeur à vivre. Je pense qu'on doit aimer la vie par-dessus tout.

-Aimer la vie, plutôt que le sens de la vie ?

- Certainement. L'aimer avant de raisonner, sans logique, comme tu dis; alors seulement on en comprendra le sens".

Mercredi 2 Novembre 1977. Jour des morts. La nuit est tombée depuis longtemps. Les derniers visiteurs viennent de me quitter. Je reste seul dans la chapelle-école de Marchant. J'aime à penser à tous ceux qui nous ont quittés et à qui nous restons unis dans la grande communion des saints. La foi, tout de même, ce n'est pas rien. Merveilleux don de Dieu.

Les échos me parviennent de chez nous. Bien des espoirs sont déçus avec la rupture de la gauche, les mésententes de la droite et surtout l'économie qui n'arrive pas à reprendre son souffle. La coupure du pays en deux camps ne m'a jamais paru saine. Mais que faire devant l'évolution de l'histoire? Ce n'est pas directement mon problème. Mon problème, comme celui de tous ceux qui ont consacré leur vie au ministère de l’Eglise, est : comment servir l'Eglise au cœur de cette histoire ? Je relie ce passage de Henri de Lubac : "Il n'a pas été promis aux chrétiens qu'ils seraient toujours le plus grand nombre. Il leur a plutôt été annoncé le contraire. Ni qu'ils paraîtraient toujours les plus forts et que les hommes ne seraient jamais conquis par un autre idéal que le leur. Mais en tout cas, le christianisme n'aura jamais d'efficacité réelle, il n'aura jamais d'existence réelle et ne fera jamais de conquêtes réelles que par la force de son esprit à lui, par la force de la charité". Ce texte écrit en 1944 garde toute son actualité.

Le soir de la Toussaint la radio nous apprenait la mort subite du Père Roland Dion, Oblat américain, de Randel, sur la côte. Le matin il avait chanté la messe, puis était allé visiter un malade et au retour pendant qu'il discutait avec des paroissiens sa tête s'est affaissée sur la table. Il avait quarante-huit ans.

Désiré, curé français de Saint-Jean-du-sud, nous l'aimons beaucoup pour sa simplicité et son témoignage de pauvre au milieu des pauvres. D'urgence il a rejoint Port-au-Prince pour soigner des maux d'estomac qui ne lui laissaient plus de répit. On vient d'apprendre qu'il était rapatrié en Bretagne. Un cancer ronge son estomac, le foie et le pancréas. Il ne reverra plus dans la presqu'île du sud sa vaste paroisse, ni l'Acul souvent en crue, ni les chemins de boue, ni les frêles esquifs disparaissant dans la mer des Caraïbes. La dernière fois que je l'ai vu, il venait chercher une poulie et des conseils pour creuser des puits.

Père Jean, de Paris, fait savoir qu'il ne reviendra pas. Que deviendront les réunions des prêtres de la Plaine qu'il animait et qu’il avait créées ? Que deviendra Siloé, le centre de formation catéchétique où il devait travailler ?

Il y a de l'espérance; il y a aussi des points d'interrogations.

Noël approche. Ce sera le troisième Noël en Haïti. Hier soir, avant d’aller dormir, je regardais la nuit. Une étoile brillait plus forte que les autres et la clarté de la lune passait à travers le plus grand papayer de mon jardin. C'est ainsi que nous nous imaginons la nuit de Noël, avec le froid en plus. Il faisait vingt cinq degrés centigrades. La douceur des Antilles.

Et toi nuit tu es la mer profonde ;

0 douce, o grande, o sainte, o belle nuit,

peut-être la plus sainte de mes filles,

dit Dieu, nuit à la grande robe,

à la grande joie étoilée.

Tu me rappelles ce grand silence qu'il y avait dans le monde

Avant le commencement du règne de l'homme.

Et le Verbe s'est fait chair. Pendant la nuit.

Bonne fête de Noël à tous.

Bernard

pp lettre 9

 

Laborde, le 25 Mars 1977

 

Chers amis,

La lampe à pétrole éclaire mal ce soir...

° °

°

Il m'a fallu refaire une enfance — ai-je récupéré la première? - et m’habituer à toutes choses; au soleil, aux chemins de terre, aux arbres, aux oiseaux (il y en a de drôles comme l'oiseau-mouche ou le fou pipirite). Il m'a fallu réapprendre à parler une langue nouvelle, à manger, à me soigner, à réparer la moto quand il n'y a pas de garage, à m'habiller aussi. Et surtout à comprendre les cœurs. Depuis un ou deux mois des questions se précisent. Il me semble parfois entrevoir quelques lueurs dans la nuit.

Je ne pense pas avoir jamais fait de pèlerinage. De vrai, j’entends; ce n'est plus la mode. Et pourtant tous les lieux qu'il m’a été donné de visiter avant mon départ pour ici, m'entraînaient vers ces temps lointains où l'on n’avait pas peur de marcher des jours et des jours : Reims, Vézelay, Bourges, Chartres. Des noms glorieux sur la route de Saint-Jacques de Compostelle. Qu’allaient-ils chercher aux pieds des Saints, ces gens avec comme seul bien un petit sac sur le dos et un bâton à la main? Autre chose que la nourriture de tous les jours.

Depuis quelque temps je passe chaque semaine deux à trois jours dans les chapelles à tour de rôle. Là, me semble t-il, je renais parfois à la vie des gens. Rien ne me sépare d'eux, ni le presbytère, ni les habitudes d'une vie bien réglée. Je vis avec eux. C'était à Laval, jeudi dernier. La nuit était tombée. Nous discutions dans la caye de Madame Edner. Il y avait là les enfants : Raymonde, Sissi et Will et quelques voisins venus me saluer : Pierre, Guerda, Jean-Robert et Eval. Tout le monde parlait du pèlerinage de Saint-Joseph, le lendemain. Guerda dit : "Et si vous veniez avec nous ?" Cela m’intéressait de marcher avec eux, de rencontrer avec eux saint Joseph. Saint Joseph, explique Clarisse, vient avant tous les saints ; ; Haïti l'a adopté en premier. Ensuite vient saint Yves. Pourquoi ? Elle ne saurait le dire, c'est ainsi, mais elle est heureuse d’y aller. Elle a tant de choses à dire là-bas. "Demain, reprend Guerda, nous partirons à une heure de la nuit". Et nous sommes partis. Il était quatre heures. Peu importe, on sera au rendez-vous.

Deux bourriques portent nos bagages. Après la Ravine du Sud, nous traversons Labarelle, Généresse, Palon, des terres désolées. Par ici, par-là broutent quelques chèvres et moutons. Parfois un jardin de vétivè se perd parmi les pierres. De partout des femmes et des enfants surgissent en quête d'eau. Il nous faudra encore marcher une heure et passer Bois-Danton avant de nous rafraîchir à la source de Planaye. Nous quittons les sentiers de traverse pour prendre le chemin de Fonfrède vers l'est. Un camion de canne soulève des nuages de poussière. Le soleil va bientôt disparaître derrière les mornes de Ducis et Chantal. Il fait bon marcher à cette heure.

Madame Evanor nous devance d'un pas alerte et régulier. Ses jambes effleurent à peine le sol. "Chaque premier mercredi du mois je fais cette route explique-t-elle, j'ai l'habitude de marcher". Clarisse parlait beaucoup. Elle connaissait des gens dans chaque village. "Comment allez-vous? Et les mazombelles que voilà, elles sont bien belles; combien les vendez-vous ? Et ces véritables ? Donnez-moi donc des nouvelles de la famille. Bon, je m'en vais, nous nous reverrons une autre fois". Et elle reprit la marche. Agéna, petite femme frôle, ne disait rien. Sa bourrique un peu chétive refusait de la porter. Elle devait la pousser à coup de bâton. Pauvre bête !

Des jeunes de Janzac et Delfosse nous ont rejoints avant le dernier carrefour. Ils courent dans la savane, s'amusent et rient, Raymonde est enceinte. Va-t-elle auprès de saint Joseph pour lui demander un mari ? C'est une dès grâces qu'on implore dans ce pèlerinage. "Avec beaucoup d'autres", ajoute Guerda. – Lesquelles ? demandai-je. -n'importe, tout ce qu’on a besoin". Moi aussi, j'ai deux ou trois choses à demander, car si je marche avec ce peuple ce n'est pas seulement par curiosité, ni même pour vivre une expérience.

Guerda marchait d'un pas joyeux.

Voici Jaugue et l’usine de vétivè que j'ai reconnue de loin pour l'avoir visitée il y a quelques jours. Je ne pensais pas la revoir si vite. Nous longeons la rivière. Tout à l'heure nous la traverserons au gué de la Croix? La nuit est profonde, sans lune. C'est une file ininterrompue maintenant qui s'avance vers Torbeck. Le bruit des voitures sur la grand route nous parvient. Nous approchons. Une sorte d'enthousiasme s'empare de nous. Dernière halte au gué. Les bourriques boivent et nous lavons nos pieds. Puis nous nous coulons dans la foule immense qui nous accueille et qui chante :

Josèf, ou té kinbé plas bon Dié

P-ou responsab madanm ak pitit

Tout kôt fanmi nou yo vi-n jouin-n ou

P-ou édé nou mâché jouin Bon Dié.

Traduction :

Joseph, à l’appel de Dieu

Tu as pris en charge la dame et son enfant

Nous venons vers toi, en famille, et te

Prions : aide nous à trouver Dieu.

 

Nous avançons dans le cortège. Les ânes, aussi. Seules les flammes des cierges déchirent l'obscurité de la nuit. La procession descend vers là mer. Lentement. J'ai le temps de penser à vous tous, parents et amis. Un étrange sentiment de proximité m'a surpris. Ne sommes-nous pas tous sur terre de pèlerins ?

Nous allons devant nous, les mains le long des poches

Sans appareil, sans fatras, sans discours

D'un pas toujours égal, sans hâte, ni recours,

Des champs les plus présents vers les champs les plus proches. (Péguy).

Après la messe, nous cherchons un lieu de campement. Un amandier nous abritera de la rosée. Je regarde encore, couché sur un sac, les gens de l'autre côté de l'allée, tendant leurs bras vers la statue de saint Joseph et collant leur bout de cierge sur les murs de l'église. Cà et là brûlent des petits feux de bois. Tout à l’heure on préparera un thé. Des gens me reconnaissent et me saluent. Gens de Banatte, de Marchand, de Codère, de Taillevan. Eux aussi se reposent sous un arbre, ou une galerie. Une vieille dame égarée dans ses haillons me dira demain matin, à quatre heures : "Mon Père, vous ne me reconnaissez pas ? Je viens de Touya". Et la commerçante qui toute la nuit criait à chaque passant : "Café chaud", me demande : "Mon Père, d'où venez-vous?".

°°°°°°°°

Cette nuit je vous écris de la chapelle de Sainte-Hélène. Le premier jour de retraite est terminé. Daniel, Cédieu et Josilier viennent de me quitter. Pierre passera la nuit avec moi. A travers les claustras me parviennent les dernières lueurs de la vallée. Je prie dans le bréviaire:

Seigneur, tu as permis que ton fils quitte sa maison et son pays pour habiter une terre étrangère:

souviens-toi de ceux qui demeurent au loin.

La pluie est tombée enfin de deux à cinq heures sans arrêt, arrosant la terre qui avait soif d’eau et trempant jusqu'aux os ceux qui sont venus à la retraite. Heureuse pluie tant attendue. "Merci, Seigneur". C'était notre première prière. Les enfants tout nus courraient dans l'eau et se douchaient sous les tôles de la chapelle. Le matin j'avais rencontré les groupements de paysans de Régis. Ils creusent un puits, à l'endroit où par temps de pluie jaillit une source. Déjà le pic s'enfonce dans la boue. Bientôt ils crèveront la veine.

Pierre me conduit dans une caye. Une femme crie dans les douleurs de l’enfantement. "C'est ma sœur," dit Pierre. "Ne vous alarmez pas, ajoute la grand-mère, c'est ainsi chaque fois qu’elle accouche. Elle crie pendant trois jours. La délivrance sera pour après-demain". Nous prenons place un moment. Les cris redoublent. Nous l'asseyons sur une chaise tripote. Elle commence à pousser. Emildor, son homme, Pierre et moi la tenons. Les voisins arrivent. La grand-mère qui est aussi sage-femme met son tablier d'accoucheuse. Quelque chose se prépare. Encore une demi-heure d'effort, de peine et de cris et l’enfant vient sous nos yeux émerveillés. Un garçon. Chacun se signe en disant : ’’Merci, Seigneur". La maman sourit. "Il est laid", dit Pierre, pour se moquer de sa sœur. Moi, je le trouve mignon avec son nez écrasé et ses grosses lèvres. Un vrai nègre. "C'est la grâce de votre présence, dit la grand mère, qu'il soit déjà fait". Avec un peu de honte, j'accepte. Pourquoi pas ? La foi, ça ne m'étonne pas, dit Dieu. Ça n'est pas étonnant. J'éclate tellement dans ma création". Je lis dans un livre, La foi d'un incroyant, que j'aime beaucoup : "... cet Ailleurs absolu n’existe pour nous en aucune façon : nous n'en avons et nous n'en pouvons avoir aucune expérience, puisqu'il suffirait qu'il nous devienne accessible pour qu'il s'intègre par là même à cette Totalité relative à rien, à ce tout absolu, sans rapport concevable avec quelque au-delà que ce soit". Francis Jeanson, je respecte l'honnêteté de votre démarche intellectuelle et votre refus de croire, mais dites-moi, tous ces gens qui continuent de croire malgré le zèle intempestif et impatient parfois de tant de missionnaires ne vous interrogeraient-ils pas ? Je sais bien, leur foi n'est pas raisonnée; elle n'a pas subi le choc de Hegel, Marx ou Heidegger; elle emprunte à plus d’un endroit le chemin de la Guinée ou de la Haute-Volta et la maison des gangas ne ressemble pas toujours à la montagne où l’on adore en esprit et en vérité. Mais ne sont-ils pas les pauvres à qui appartient le Royaume des Cieux et sur les visages desquels se reflète comme en un miroir la gloire de Dieu ?

Vers midi je retrouve les paysans de l'Espérance, petite habitation en contrebas de la route de Maniche. Ils élargissent le chemin muletier. D'autres empierrent la source, plus haut. Humble travail qu'ils font avec le pic, la pelle et l'éternelle machette, à l'heure où débarquent les Américains. C'était le samedi 12 Mars. Ce matin-là, une immense barge a accosté sur la plage de Gelée, près des Cayes, chargée de caravanes géantes, de grues, de pelles mécaniques, de camions, d'une usine de concassage, d'une puissante génératrice électrique, enfin de tout ce qu'il faut pour faire la route du sud. Déjà les prix montent en ville. Et ça fait marcher les usines Caterpilar et Ford. Deux civilisations se croisent. Se rencontreront-elles un jour ? Là-bas, à Régis, les paysans continuent de creuser le puits au pic et à la pelle. II y a de l'ambiance. Je bavarde avec eux. Des liens se créent. Je les retrouverai plus tard à la chapelle. Je pense à la gigantesque plate-forme de forage qui stationne dans la baie de Port-au-Prince pour détecter d'éventuelles réserves de pétrole. Comme cette machine aurait vite fait de creuser des centaines de puits ? Mais l’eau n’a pas de valeur marchande.

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Louisa vient de passer. Elle a 37 ans. Après quelques hésitations, elle me raconte :"0n a mis dans mon jardin une lumière (la lumière est une sorte de bouteille magique préparée par un ganga) ; je ne le savais pas, j'ai passé sur elle; j'étais enceinte, je suis tombée malade. Tout le monde avait peur parce qu'ils savaient que j'allais mourir. Mon homme est allé voir un ganga. Le ganga dit : "Elle devait mourir". Il m'a traité avec des feuilles qu'il a pilées. Alors c'est ainsi, j'ai des problèmes avec chaque petit. J'en ai perdu deux, parce qu’ils ne veulent pas que j'en aie. Maintenant j'ai un petit. C'est le Bon Dieu qui me l'a donné. » Elle venait pour le baptiser.

Je revois le boss ébéniste à qui j'avais commandé une basse, l'un des instruments de l'orchestre de l'église avec le tam-tam, le graj, la caisse et le tchatcha. Je le regardais travailler, longtemps. Parfois nous échangions quelques mots. "Vous êtes marié ? - Non - Pourquoi pas? — Je ne peux pas. Qu'est-ce qui s'est passé? - Une nuit je me suis réveillé. J'ai vu une fille en songe. Elle m'envoyait en l'air. Je lui demande: qui es-tu ? Elle dit : c'est moi-même Erzulie. Je dis: oh !oh ! C'est moi qui suis un garçon qui devrais vous envoyer en l'air et je ne le fais pas. Et vous, une fille, vous m'y envoyez. Elle répond : Tu penses cela, mais j'ai plus de courage que toi. Ainsi elle me parle tout le temps dans le sommeil. " Je ne comprenais pas. Je lui demande quelques explications. Tout en poursuivant son travail, il me raconte : "En songe, deux personnes dorment à mes côtés. L'une s'appelle Zombie Bois, l'autre sainte Erzulie. Quoi qu'il arrive, elles m'avertissent. J'avais un ami, il m'a invité à manger un plat empoisonné à trois reprises. Eh bien, je n'en ai pas mangé, parce que dans le sommeil ces deux anges ont eu le temps de m'avertir. Mais pourquoi n'êtes-vous pas marié? - Ma femme, c'est Erzulie. Elle me défend de me marier. Ne croyez pas que je fais toujours ce qu'elle désire. Mais chaque fois que je refuse d'écouter ses ordres, elle me punit. Ainsi, elle peut me voler un travail.

Ce matin, à la messe, un milicien priait pour notre libérateur le Docteur François Duvalier.

Je lis dans Le petit samedi soir du 15-21 mai 1976 : « Mercredi 12 mai. Déclenchement d'une grève générale par les ouvriers du "Ciment d'Haïti S.A.", cimenterie du groupe français "Lambert", avec participation de capitaux vénézuéliens. » Tout était bloqué, on arrêtait les diverses activités. les ouvriers brandissant les conditions défavorables de travail réclamaient une augmentation de salaire. ... Le Dr Achille Salvant, ministre des affaires sociales, aux environs de 4 Heures, s'est rendu en personne à l'usine située à une trentaine de kilomètres au nord de la capitale. En fait, ce mouvement de revendication salariale a duré environ 24 Heures. Jeudi matin, les ouvriers reprenaient le travail. Et une délégation du comité syndical de cette usine est entrée en contact avec le ministre...

Que se passe-t-il en réalité? C'est une histoire qui remonte à l'année dernière. Le syndicat, en accord avec le patronat, a établi, au nom des ouvriers, un contrat collectif prévoyant l’amélioration des conditions de travail, et aussi des avantages plus que n'en établissait le Code du Travail. Les pourparlers ont traîné de décembre 1975 à mai 76. Rien n'a été fait. C'en est assez. On était à bout. Et tout le monde se mettait debout. Face à la politique habituelle de refus catégorique de la direction, c'était la seule solution. L'organisation syndicale un peu veule, était dépassée par la réalité.

Quels sont les résultats des négociations de jeudi matin ? A fond-Mombin, vers 4 heures ce jour-là, le président du syndicat a exposé la situation aux ouvriers. Il a tout fait pour désamorcer la bombe. Ce n'est nullement une conclusion, mais une entente qui s'est réalisée. Les ouvriers ont lutté pour une augmentation de salaire. L'ont-ils obtenu ? Non. De vagues promesses seulement....

Dans le même journal, une semaine plus tard il est question de la même usine. Elle emploie 300 ouvriers encadrés par quelques techniciens étrangers. Il est à noter que ces derniers touchent un salaire considérable, supérieur à celui de leurs "collègues" haïtiens. Une source de l'usine nous rapporte, par exemple, qu'un certain Schmitt gagne mensuellement 1 500 dollars, et son homologue haïtien 500 dollars. C'est navrant ! Et dire que le problème ne se limite pas seulement au salaire modique qu'on y gagne. Il y a aussi les préjugés dont sont victimes nos compatriotes. De plus, ces discriminations affectent surtout les cadres inférieurs qui sont majoritaires. Le cas de Félix Toussaint, employé depuis 20 ans à l'usine et ne touchant que 20 dollars, se passe de commentaire. Il y a aussi les journaliers qui parviennent à peine à obtenir 6,50 gourdes par jour. Ils sont exposés à une température de plus de 180° et aux dangers que comporte l'inhalation du ciment. Pour se protéger ils n'ont qu'un cache-nez. Bon nombre meurent de maladies pulmonaires, de troubles respiratoires, etc... On pourrait multiplier les exemples établissant l'exploitation à outrance des salariés. La Cimenterie d'Haïti est une entreprise rentable. Les plus-values qu'elle réalise sont scandaleuses. La production journalière s'élève à 50 000 sacs. Bien auparavant, il n'y avait pas une production aussi élevée. Effectivement, on importait de la Dominicanie les matières premières nécessaires à la préparation du ciment (particulièrement le gypse). Mais ces derniers temps, des lits de gypse ont été découverts aux environs de Fonds-Mombin. Pourtant l'accroissement de la productivité et la montée du prix du ciment n'ont guère entraîné l'augmentation des salaires. Augmentation qu'avait promise M. Lambert lui-même au cours de son passage en juin 1975 et qui constitue la base essentielle des revendications qui ont motivé et occasionné la grève du 12 mai. Ce processus consacre et agrandit le fossé existant entre une poignée de nantis et une grande masse de démunis...

Toujours dans Le petit samedi soir, le 29 et le 4 Juin 1976 : Dans le public cette grève a fait effet. C'est la première fois que des ouvriers, depuis des années, se révoltent ouvertement contre un traitement qu'ils jugent injuste. Légalement sur quoi s'appuient-ils pour revendiquer? Sur le Code du travail François Duvalier. Il faudrait enquêter et interroger les mécontents pour connaître les dessous de l'affaire du ciment d'Haïti qui couve depuis l'agrandissement de l'usine de Fond-Mombin. En effet Fond-Mombin compte maintenant un deuxième four deux fois plus grand que le premier, deux broyeurs deux fois plus grands que les deux premiers. Avant le montage du nouveau four, il y avait 4 hommes cuiseurs. Ce sont les mêmes qui ont maintenant la responsabilité des 6 fours avec les mêmes appointements. Au ciment d'Haïti, il y a des dizaines d'étrangers sans permis de séjour, sans permis de travail et sans qualification qui touchent un minimum de 800 dollars (avec autos, chauffeurs, maisons payées par la compagnie) quand leurs homologues haïtiens touchent moins de 400 dollars sans frais et sans égards. M. Hollando est électricien, Schmidt, magasinier, Bermond, ajusteurs-mécanicien, Rivier, contremaître à la salle de contrôle etc.. On peut nous accuser de chauvinisme, reconnaît le journal, mais ce que nous préconisons, c'est la résorption du chômage. Comment y arriver, quand les étrangers sont casés au détriment des nationaux ? Les Haïtiens vivant et travaillant à l'étranger subissent la loi du dernier venu. Ils ne reçoivent que les miettes et sont satisfaits. Ici, les étrangers ont les meilleurs plats et laissent les miettes aux haïtiens. Ils sont donc partout des étrangers, les haïtiens !!! L'auteur de l’article, Gassner Raymond, a été trouvé assassiné quelques jours plus tard sur la route de Léogane.

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Merci, parents et amis, pour les nouvelles que vous continuez à me donner. Je crois à cet humble échange, je le regarde avec foi et me dis c'est la rencontre de deux Eglises. Permettez-moi de vous avouer combien je sens votre sollicitude pour ce peuple au milieu duquel je vis, qui est devenu un peu le mien et donc le vôtre aussi. J'ai dû passer par bien des creux, comme vous, mais je rends grâce au Seigneur, en toute vérité, de ce qu'il m'a donné jusqu'à cette heure de toujours garder mon regard fixé sur Lui. Au fond, mes amis, nous n’avons jamais fini de nous convertir. Voici Pâques qui approche à grands pas. La joie de la résurrection. Je vous souhaite à tous d'être heureux.

Bernard

 

Port-au-Prince, le 27 Juin 1977

Chers amis,

A mesure que le temps passe il me semble que je n’ai plus rien à dire sur le pays et le peuple devenu mien pour un temps. En disant mon pays, mon peuple, je me trompe, car en fait je reste, et même si je devais passer toute mon existence ici, je resterai jusqu’au dernier souffle l’enfant de Kirviller. En ce temps de convalescence je parcours chaque jour les rues de Port-au-Prince. A chaque pas on vous arrête sur le trottoir ‘’Achetez ceci, achetez cela’’. Il s’agit d’un article d’artisanat, d’une montre, de chaussettes, de chemises, de colliers ou d’un bibelot quelconque. ‘’Est-ce que cela n’est pas beau ? – Mais oui, c’est très joli’’. Le vendeur est d’abord très étonné quand je réponds en créole aux offres qu’il fait en américain. Car évidemment il me prend pour l’un des cent ou mille touristes américains que deux ou trois bateaux en croisière dans les Caraïbes déversent chaque semaine dans les artères de la ville. ‘’Non, je ne suis pas américain. – De quel pays êtes-vous ? – De la France – Ah ! vous êtes Français’’ Il y a comme un sentiment d’admiration dans ce ‘’Ah ‘’. La France demeure, je crois, la bien aimée dans le cœur du peuple haïtien, même si les médecins ou les ingénieurs se plaisent à afficher dans leur cabinet les diplômes acquis dans une université des USA. Je me souviens de madame V., commerçante aux Cayes. Plusieurs fois j’avais acheté chez elle. Quand elle sut qui j’étais et d’où je venais, la discussion s’engagea. Au bout d’un moment elle me dit : ‘’Attendez-moi, je reviens’’. Elle disparut dans l’arrière boutique parmi un amoncellement de caisses puis revint avec un lot de petites boîtes : ‘’Voilà ce qui me reste des montres françaises. Elle souffla la poussière et ajouta : ‘’Où est le temps où l’on faisait venir les montres de Besançon, les parfums de Paris, les cycles de St-Etienne ?’’. Je regarde le réveil que j’ai acheté avant-hier, un Newtelox, made in Taiwan ; je pense à ma Honda XL 100. L’Amérique est trop proche et trop puissante, les produits de Formose, de Hong Kong ou du Japon trop bien lancés sur le marché pour ne pas supplanter la pauvre France. Depuis un mois que je suis ici je n’ai pas encore vu un seul bateau français dans le port. Les vieux pères regrettent le temps où les paquebots ‘’Antilles’’, ‘’Flandres’’ ou ‘’Colombie’’ faisaient gémir leur sirène à l’approche du warf. Parfois, paraît-il, un cargo mixte français jette l’ancre. Occasion pour les connaisseurs du port de récupérer quelques ‘’gitanes’’. Je crois qu’il faudrait parler de culture pour dire ce qui reste de la France, avec une nuance d’affection. Evidemment cette part assez insaisissable, comme le commerce de luxe, s’adressait d’abord à un petit nombre, à la classe aisée, aux intellectuels. Le Père Constant directeur du Collège des Cayes a fait ses études à la Sarbonne, pendant les événements de mai-juin 1968. Il parle de Paris avec émotion. Le vieux Monsieur Thibaut avait appris l’architecture chez nous, au début du siècle ; il est toujours hanté par les cathédrales. En ce moment même, Mr Gayot, évêque du Cap, est à Strasbourg ; il donne à digérer à l’ordinateur de la faculté de théologie les milliers de réponses d’une enquête préliminaire au Synode de l’Eglise d’Haïti….

La discussion avec mon marchand se poursuit : ‘’Je ne suis pas touriste, je suis Père dans le sud, près des Cayes. – Où ? – A Laborde – Moi je viens de Port-Salut, vous connaissez le Père Paradis ?’’ A ce moment il oublie qu’il voulait vendre et pense à sa famille, à la petite terre qu’il a quittée pour ‘’chercher la vie’’ comme des milliers d’autres dans la capitale. ‘’Ou habitez-vous ? – A Delmas’’. Ce quartier je l’ai traversé plusieurs fois ces jours derniers pour accompagner des Pères à l’aviation. ‘’Autrefois, disait le Père Ugen, pour aller dans ma paroisse je traversais toute cette zone à cheval. C’était la Forêt. Regarde aujourd’hui cette masse de cayes qui ont poussé je ne sais comment’’. C’est là qu’habite mon vendeur. ‘’Etes-vous heureux ?’’. Il répond avec un hochement des épaules et ajouta : ‘’Je me débrouille’’. Je l’ai revu plus tard à un autre coin de rue, avec un autre produit en main. Nous échangeons un sourire. Alors seulement je me sens chez moi, comme je me sens chez moi, quand j’entends : ‘’Psst, Père Bernard…’’Je regarde, le visage d’une jeune fille ou d’un garçon me sourit. Je demande : ‘’Vous me connaissez ? – Mais oui, vous ne vous souvenez pas, je m’appelle Ti Kay, un jour vous vous êtes arrêté à la maison, à Sainte-Hélène…’’ Parfois un souvenir accroche et déchire le voile de l’oubli.

Si je suis en convalescence, c’est que j’étais malade. Pour la première fois depuis mon arrivée j’ai été secoué, très secoué. J’en parle volontiers aujourd’hui, car il s’agit du passé. Mais pendant les deux semaines du 20 mai au 6 juin où d’abord la fièvre, puis la diarrhée, ne voulaient pas céder. J’avais l’air moins fier. Huit jours à l’hôpital des Cayes. Mais en l’absence du chef de Laboratoire, le médecin n’avait pas tellement confiance dans le résultat des analyses et je sentais bien que, malgré un visage d’apparence calme et assuré, il ne savait pas trop quoi faire et devenait de plus en plus hésitant. Jacqueline et Yolaine, deux infirmières et d’autres me conseillaient d’aller à Port-au-Prince. Mon amour-propre était atteint, je voulais montrer que les hôpitaux de province valaient ceux de la capitale. Peine perdue. On ne renverse pas du jour au lendemain les préjugés – peut-être la réalité – qu’il y a deux Haïti : Port-au-Prince et le reste du pays.

Autrefois chaque province avait une certaine autonomie avec les ports dont les noms chantent : ‘’J’ai vu Port-au-Prince sous le soleil de midi et la rade de St-Marc. On devine au style de certaines maisons alentour la splendeur du passé.

Colette voulait plus simplement me renvoyer en France. Le samedi soir on m’avait trouvé une place dans l’avion qui devait amener le football club des Cayes à Jérémie. Mais rien n’était plus aléatoire, car il pleuvait toute la semaine. Le match serait probablement remis à plus tard – ce qui s’avéra juste - . Entre temps grâce à l’amabilité de l’évêché, Jean a trouvé une jeep. Dimanche matin à 6 heures nous étions prêts. Mais la pluie qui n’avait cessé de tomber toute la nuit avait transformé la cour de l’hôpital en bassin de natation. Et la route ! ‘’Qu’est-ce qu’on fait, Jean, va-t-on, va-t-on pas ? – Pas de problème, on y va’’. Miracle, malgré les rivières en crue qu’il nous faudra traverser, malgré la boue et quelques parties de slalom, nous sommes arrivés sans encombre majeure à la ville. Le lendemain le docteur Welson m’envoie à l’hôpital Français. Constat des dégâts ; des vers pleins les intestins, la malaria et la paratyphoïde. Après quelques jours le mal est enrayé et depuis lors je suis en repos forcé à Port-au-Prince. Pour un mois au moins, pensait le docteur. Je retrouverai donc Laborde début Juillet. Mais le bactrim des Laboratoires Roche qui a chassé les ascaris, les eschérichiacoli et d’autres germes réputés difficiles, et l’hémicétine fabriquée à Milan, qui a eu raison de la fièvre typhoïde, sans compter les dernières nouveautés venues USA, à base de quinine, contre la malaria, ainsi que le Colistop, un antidiarrhétique, provenant du Danemark, n’ont pas passé dans le corps sans laisser de traces dont la plus visible est qu’en quittant l’hôpital je marchais comme un vieillard, lentement, et que ce n’était pas trop de la rampe pour m’aider à monter les escaliers. Aujourd’hui je recommence à courir. Le plus lent est de refaire la flore intestinale. Pendant que je méditais sur ces produits magiques de la médecine moderne, madame D., haïtienne, me disait : ‘’ Lisez le psaume 91’’. Elle me demande aussi si j’avais un chapelet : ‘’Mettez-le sous l’oreiller’’. Je pensais à une chanson populaire de Rodrigue Milien ‘’Maman’’ ; il raconte qu’en l’absence du père, quand l’enfant était petit, la maman savait lire les psaumes pour chasser les loups-garous. Quelques jours plus tard, quand tout allait bien, je demande à la dame le sens de ce qu’elle me demandait de faire. ‘’Ah ! mon cher, la malaria n’est pas seulement dans le corps ; c’est souvent ‘’le mal’’ qui fait ça. Le mal existe ici. Nous étions tous inquiets pour vous. Nous étions prêts à aller consulter’’, ce qui veut dire, aller voir un bokor. Et elle me raconta l’histoire qui venait de se passer dans le quartier qu’elle habite derrière la cathédrale, en bas de la colline populeuse du Bel-Air.

‘’Une fille de 14ans, la petite de madame A., était prise par une fièvre que les médecins n’arrivaient pas à guérir. Le papa alla consulter un bokor à Jacmel. Le bokor dit : tous les soins sont inutiles, votre petite ne vit plus. Le papa revint chez lui ; l’enfant était morte. Après l’enterrement le papa retourna à Jacmel : Oui, dit le bokor, une telle l’a empoisonnée. Il pila des feuilles et confia sa préparation au papa qui s’en retourna. Peu après la dame qui avait tué l’enfant mourut. Personne ne remarqua rien mais tout le monde saivait. Il ne faut pas jouer avec ces histoires, non’’. Un frisson me passa dans l’échine.

Un ami de la maison, René, jeune professeur que j’avais connu l’année dernière au collège des Cayes, entra. Nous discutions un peu de tout. Puis il me regarda avec un léger sourire et demanda : ‘’Mon Pères, croyez-vous à la prière ? – Certainement. – Croyez-vous que seule la prière peut vous guérir, la prière faite en groupe ? – La prière de demande est bonne, dis-je, Dieu ne rejette jamais la prière de ses enfants, mais l’attitude chrétienne n’est-elle pas de s’abandonner entre les mains du Seigneur et de dire : Père que ta volonté soit faite ; je n’ai pas à attendre de guérison immédiate’’. René n’était pas d’accord : ‘’Dieu vous guérira…’’. Quand il était parti je demandai de quel groupe d’apostolat René faisait partie : ‘’Il est maçon, répondit-elle ; c’est leur croyance’’. Maçon veut dire franc-maçon. ‘’Et Bob, demandais-je, le fiancé de Lourdes ? – Même chose, il est maçon. F., mon mari était maçon ; tout le monde ici est maçon’’. Tout le monde, c’est à dire ceux de son entourage, de son milieu, la classe moyenne. Pour être professeur ou employé de banque, il faut être maçon. Bien des choses s’éclairaient dans mon esprit. La loge venue non de l’Angleterre mais de l’Ecosse, puis digérée par le vaudou s’accroche avec ténacité au passé et trouve des complices là l’on s’y attend le moins.

Ce matin même le docteur haïtien qui continue de me suivre me parlait de Mr Lefèvre ; il a raison de défendre le latin. Le latin : je repensais à Bob qui défendait avec acharnement’’ la chorale en latin’’ de la cathédrale des Cayes et je revois le Père Savanne dans les mornes de Marchant qui récite en latin les quelques prières qu’il avait apprises comme enfant de chœur. Comme si la formule trouvait en elle même son efficacité. Quand le vent de Vatican II soufflera par là, l’Eglise ne rencontrera-t-elle pas la même résistance que chez nous ? Pas dans les mornes, non, mais dans cette frange petite-bourgeoise que j’ai rencontrée ces jours-ci en ville.

Ce même monde connaît d’autres remèdes que ceux de la pharmacie, trop chers pour ceux qui n’habitent pas dans les hauteurs fraîches de Turgeot, de Pétionville ou de la Boule. Déjà aux Cayes les amis haïtiens m’avaient apporté le ‘’rafraichi’’, tisane faite avec des feuilles de coton violet et des lianes d’amitié. Et à Port-au-Prince j’ai fait l’expérience que les feuilles de goyave bouillies ensemble avec le malomé peuvent être plus efficaces que le colistop. Il n’y a pas qu’une médecine ; il y a au moins deux façons d’approcher la malaria. Parfois elles se croisent. Mon docteur me parlait de la puissance médicinale de la nature.

La maison des Pères de St-Jacques qui m’accueille si gentiment pour ces quatre semaines de repos reçoit pas mal d’hôtes, des Pères bretons surtout, puisque c’est leur procure, qui viennent se soigner ou remplir leur landrover de vivres et de tout ce dont ils ont besoin pour le mois à venir ; d’autres passent quelques jours, le temps de régler les papiers, avant de prendre l’avion pour le congé en France. Je commence à les connaître, car les repas, précédés à midi du traditionnel cocktail des Pères français, se prolongent souvent en discussion. Je remarque un certain malaise. Le Père E., tout près de la retraite n’est pas content. Depuis près de 35 ans il parcourt ses paroisses à pied ou à cheval, avec un courage exemplaire. Jusqu’ici il pensait passer ses vieux jours dans le pays. Ah, non, mon cher c’est fini, je rentrerai en France. On ne se sent plus chez soi ici ; une hostilité sourde semble se manifester à notre égard. S’ils veulent ma paroisse, qu’ils la prennent. Ils, vous comprenez…’’ Le Père faisait allusion à ce qui venait de se passer dans une paroisse importante où le prêtre étranger a été muté du jour au lendemain sans qu’un l’ait consulté ni averti d’avance, et remplacé par un prêtre d’ici. Etait-ce la faute de l’évêque ? On pense plutôt qu’il y a eu quelque intrigue. ‘’Pour vous c’est facile, Père, vous êtes à la veille de la retraite, mais les plus jeunes, ceux dans la quarantaine, que feront-il ? Leur vie, c’est Haïti ; comment s’adapteront-ils ailleurs et quel évêque en France les accueillera ? Ne dit-on pas qu’il y a encore trop de prêtres l’autre bord ?’’ G. écoutait. Lui aussi ressentait comme une lourde inquiétude. Puis il intervint : ‘’Pour moi ça n’a pas d’importance ; la plus petite paroisse de chez nous me suffira. D’ailleurs, je profiterai de mon voyage pour tâter le terrain’’. Plusieurs voient la situation lucidement ; même si nous ne sommes pas chassés comme au Laos, il est temps de laisser la place aux autres ; nous, étrangers, par le nombre et surtout la puissance et la force que nous représentons, nous les empêchons d’être eux-mêmes, de prendre des décisions, de vivre à leur rythme et selon leur perception des choses. J’ajoutais ce qu’il me semble vous avoir déjà écrit, qu’il y a dans le pays des richesses spirituelles insoupçonnées, des hommes et des femmes de profonde foi, capables de poursuivre l’œuvre de l’Eglise. Ce matin j’ai médité sur le message de Saint Irénée de Lyon et suis tombé sur cette phrase de lui : ‘’Où est l’Eglise, là est l’Esprit de Dieu et l’Esprit est vérité’’. J’entends encore la voix d’une violence contenue de sœur P. : ‘’Plutôt danser nus que de dépendre de l’étranger.’’ ‘’L’argent pourrit tout’’, dit un autre. Dans l’antichambre du médecin, hier, je discutais avec le Père J. Il disait avoir compris depuis longtemps qu’il nous faut céder la place. ‘’Et ensuite qu’arrivera-t-il ? – Je me le demande.’’ Etienne, coopérant volontaire dans les mornes de St-Marc, posait la même question. Je répondis ‘’Probablement une longue crise. C’est ce que j’ai vu en Haute-Volta’’, ajouta t-il.

L’argent et la puissance de l’étranger. Combien de millions de dollars sont investis chaque année dans ce petit pays, depuis que l’ONU le considère comme zone prioritaire dans l’aide au tiers monde. Sans parler des puissantes organisations de l’Eglise d’Allemagne ou d’Amérique. Pour quels résultats ?

Je me souviens de cet autre repas du soir où le Père B. après bien des hésitations laissa échapper toute son amertume : ‘’ Le développement, oui ; des phénomènes extraordinaires se sont passés dans ma paroisse. Une petite habitation. Les gens ont construit une coquette chapelle-école avec les moyens du bord et ils sont eux-mêmes responsables du fonctionnement de l’école. Grâce au travail d’une dame, un conseil communautaire est né, puis un autre, puis d’autres. Comme si le vent soufflait. C’est bien d’enthousiasmer les gens, ils attendent quelque chose de nous, ils sont prêts, mais que vais-je faire avec quarante conseils communautaires, tout seul. Ceux qui m’ont laissé là dedans, où sont-ils ? Et puis est-ce à nous de faire du développement ? On dit que développement et évangélisation c’est un. A voir. En même temps le Père était heureux. Cette expérience l’a secoué. Il avait rejoint sa paroisse depuis quelques années pour ‘’vivre tranquille, s’occuper de son jardin’’. Le Seigneur l’a réveillé. La passion de l’évangile l’habite. On le sent, E. est d’accord avec lui : ‘’L’enthousiasme du départ, n’est-ce pas un feu de paille ?’’ Ils semblaient s’être risqués dans une aventure qu’ils ne dominaient plus. A moins que nous apprenions à servir. Facile à dire.

J’ai l’impression d’avoir été long pour raconter de petites choses et que l’essentiel n’est pas dit. Alors accueillez ces quelques impressions d’ici, légères comme le vent, en signe d’amitié.

Bernard

  

Le 13 octobre 1977

Chers parents et amis,

 

Depuis quelques temps je pense à cette lettre pour reprendre contact avec vous, mais les jours passent et puis il y a la paresse à écrire que chacun connaît bien.

Je voudrais d’abord rendre grâces au Seigneur pour le chemin qu’il m’a donné de parcourir. Un chemin beau et grand, au cœur même des difficultés et des souffrances. Je rends grâce aussi pour tous liens anciens avec vous de l’autre côté de l’eau et nouveaux ceux d’ici, emprunts de fraîcheur et pleins d’espérance. Et je redis la prière de Jésus en Saint-Luc. « Je te bénis, Père du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout petits. Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir ».

Ce matin c’était la rentrée des classes. L’église contenait à peine la foule d’enfants, de parents et de professeurs venus de tous les coins de la paroisse. Les enfants étaient assis jusque sur les marches de l’autel. Je les regardais. Qu’attendent-ils de l’école ? Un diplôme, le certificat. Quelles portes ouvrira-t-il au petit nombre qui atteindra le but ? Pour la plupart ce sera le chômage. Quelques uns, grâce à des relations, poursuivront les études. Je voyais des yeux qui regardaient vers l’avenir. Je voyais aussi Jésus à douze ans au temple de Jérusalem. «L’enfant progressait en sagesse, en, taille et en faveur auprès de Dieu et auprès des hommes ». Et il y a l’autre face des choses.

Pendant que j’écris, Mme Verdieu arrive. Elle habite un peu plus loin sur la route. Son mari est mort. Chaque jour depuis mon arrivée je la rencontre dans la cour où elle vient ramasser des bouts de palmiste et des restes de nourriture pour son cochon. Marie-Lourdes, son aînée, grâce à Dieu, a trouvé un petit travail. Reste les deux autres ; elle veut qu’ils sachent lire et écrire. A la récolte du maïs, début août, elle était venue : «Mon Père, je voudrais me dégager, reprendre un peu de commerce ». Autrefois, quand son mari vivait, elle avait un cheval et pouvait faire les marchés de Ducis, Chantal , et à la saison des pois aller jusqu’au Beaumont. Le cheval est mort. Impossible pour elle de porter sur la tête les charges d’ignames ou de véritables. Longue discussion…

Je l’aiderai à acheter une bourrique. Une semaine plus tard, elle revient : « Mon Père, j’ai réfléchit, les bourriques se vendent cher actuellement, c’est plus que 40 dollars. Si j’achetais du maïs à deux gourdes la marmites, je le revendrai à 3 ou 4 gourdes, avec le bénéfice je… ». Malgré les risques, j’acquiesce.

C’était début août. Ce soir, elle est rentrée à pas feutrés ; elle a quelque chose à dire. « Eh oui, mon Père, l’affaire du maïs n’a pas marché et j’ai dû vivre avec mes deux enfants et puis, il y a la rentrée, 129 gourdes d’écolage, sans compter les uniformes. Alors, j’ai pris dans l’argent que vous m’avez donné. Je tenais à vous le dire pour ne pas vous tromper ». Pauvre femme, quand et comment sortiras-tu du cercle de la pauvreté ?

Madame Saintoine toute à l’heure était assise sous la galerie de la maison. Je crois vous en avoir parlé déjà. Je l’avais rencontrée une des première fois que je montais le chemin qui mène à la chapelle de Marchand. Je me souviendrai toujours de cette rencontre, un dimanche matin, là ou la pente s’adoucit et où les derniers arbres donnent une fraîcheur que j’apprécie à chaque passage. Je m’arrête. Elle porte des habits déchirés. Impossible de lui donner un âge. A côté d’elle, comme un fagot de branche : «Ce sont des plants de manioc ». Elle me raconte quelques bribes de sa vie, que son mari venait de mourir et qu’il lui laissait la charge de cinq petits enfants. Puis elle se leva, chargea le fardeau sur sa tête et disparut. Il y a des rencontres qui marquent. Chaque fois qu’elle descend au village, elle vient me saluer et je fais de même quand je vais à Marchand.

Aujourd’hui, elle est bien habillée. Grâce au cheval que son mari lui a laissé, elle continue à faire les marchés avec courage. «Il faut bien se débrouiller. J’ai passé les moments les plus durs. Pour la rentrée, j’ai pu verser cent vingt gourdes, le reste je l’apporterai en novembre. » Elle venait chercher la bible que je lui avais promise.

L’orage gronde. Le camion Gloria s’arrête devant la cour. Lélio vient se reposer quelques instants, en attendant de rejoindre Camp Perrin. « Ah, quelle route. Au carrefour Virgile, j’étais arrêté plusieurs heures ; des voitures qui collaient barraient la route… Et à Port-au-Prince, quelle boue à la station ! Quand aurons-nous le parking programmé par le gouvernement depuis des années.

Il raconte les dernières nouvelles de la capitale et l’état des travaux sur la route de Sud. Les bulldozers creusent actuellement le morne de Vieux-Bourg et la Saingamo, une compagnie de travaux publics américaine, fonce sur Cavaillon. Chaque semaine, avec le soleil et la boue, Lélio fait la route Port-au-Prince, toujours plein de courage. Il connaît des milliers de gens, ceux qui voyagent avec lui et ceux qu’il rencontre sur la route. Nicolas, son compagnon de toujours, presque un vieil homme, décharge les caisses sous la pluie battante. Il ne veut pas s’asseoir, il a froid dans ses habits trempés. Il y a la fraternité de la route. Les voyageurs attendent, assis dans la ’’boîte’’ à l’abri de bâches qui flottent au vent.

La nuit est tombée, douce et fraîche après l’orage. Je n’ai pas résisté à sortir en bottes. Le soleil se couchait alors derrière les Platons. A cet instant, je rentre de chez les sœurs. Une petite visite d’après le souper. Sœur Irénée, nerveuse, avec quelques cheveux gris, aime rire. Son visage semblerait dire qu’elle porte quelques traces de sang indien, ces pauvres indiens, tous exterminés par les conquistadores très catholiques. Hier, elle me citait les paroles d’un évêque africain : « Les Occidentaux nous ont apporté le christianisme ; à nous d’africaniser le christianisme ». Oui, elle a raison, elle sent que son peuple peut apporter une note originale à l’église universelle. Je le sens aussi, sans pouvoir préciser. Peut-être quelque chose qui approcherait de la fête ou de la danse, plus proche de la détente ou du cœur que la crispation - je parle comme Giscard - et de la raison.

La semaine passée j’ai célé

bré à Sainte-Hélène une messe des morts. Elle était bien animée. Il y a avait du monde. Les ancêtres tiennent une grande place dans le cœur du peuple. Puis, j’ai pris la route du retour. « Je m’arrêterai chez Télémaque, le maître du service», pensais-je en moi-même. Arrivé au puits de Madèque, une foule de gens me surprend, rassemblée autour d’un portique symbolique de feuilles de palmiste. Je compris que la vraie cérémonie allait commencer pour eux. Un officiant récitait des prières et faisait des libations avec une cruche en terre cuite, puis distribua aux enfants des morceaux de cassave. ’’C’est le manger des anges’’, me dit-on. Il y eut d’autres prières, d’autres libations que je transcrirai un jour. Enfin, le tambour commença à rouler et ceux qui se trouvaient dans le cercle du portique se mirent à danser. Daniel m’avait rejoint avec Cédieu et Omer. D’autres vinrent me saluer. Je reconnus Delson, Dieudi, Tijean, Emène…

« Direk, dis-je, tous les membres de chapelle semblent là » - « C’est la fête », répondit-il en souriant. Les ’’convertis’’ se tenaient un peu à l’écart. « Est-ce que ma présence ne pose pas de problème ? » demandai-je – «Au contraire, ils apprécient votre geste, ils sont flattés ». Je sais qu’il y a une grande politesse en Haïti. On nous appelle à l’intérieur d’une caye. La foule se tenait toujours dehors et le tambour continuait à battre. Pour la première fois, j’assistais à un service. Je demande au papa d’Idomène ce que signifiaient ces rites. ’’Yap fè mistè’’, dit-il. Une femme sert le café sur le plateau traditionnel. «Elle attend que vous ayez vidé la tasse. Le service est toujours parfait. La dignité des petits. Nous discutons. L’ambiance est gaie. Après le kola, je m’excuse. Je désire voir la danse qui se poursuit. Un moment le tambour s’arrête. Tous approchent du cercle. Une femme habillée en toile blanche vient de tomber à terre, au milieu du cercle. L’esprit d’un mort la chevauche-t-elle ? On tend une nappe au-dessus du groupe qui s’avance comme sous un dais. Ils passent sous le portique et montent vers la tombe pour y déposer un cierge allumé. Alors commence la réception. « Africaniser le christianisme… » N’est-ce pas un rêve ? Un rêve auquel il faut croire.

J’ai parlé de Sœur Irénée. Il y a avec elle Sœur Gonzague, l’intendante toujours prête à rendre service et Sœur Julienne qui s’occupe de la ’’Promotion Féminine’’. En plus des réunions de femmes dans les habitations, elle forme une centaine de jeunes filles aux divers travaux qu’une femme doit connaître : cuisine, couture, jardinage… Et il y a l’alphabétisation.

Après des mois de maladie, le delco- c’est ainsi qu’on appelle, partout dans le pays, les génératrices électriques - nous est revenu en forme. De six à neuf heures du soir, il vrombit dans le silence de la nuit. J’appréciais tant la discrète lampe à pétrole. Tant pis ! Je pense à vous tous, parents, et amis, après deux ans d’absence, à toutes les souffrances, aux déceptions, aux pas franchis sur la route de la vie, aux meurtrissures du temps, à la mort, notre compagne de tous les jours. Mais, il y a la joie et l’espérance aussi. Notre petite sœur l’espérance, si fragile et tenace, qui chaque matin nous sourit et nous ouvre au mystère de l’existence. «Si elle t’a fait marcher plus loin que ta peur, alors tu pourras tenir jusqu’au soleil de Dieu », dit Michel Scouarnec.

Un scrupule me surprend chaque fois que je vous écris et que je vous parle du peuple d’ici. Ou plutôt une interrogation que je vais essayer de partager avec vous. Est-ce que ma façon de voir les personnes et les événements, d’y chercher humblement un sens ou la présence mystérieuse de l’Esprit de Dieu ne relèverait pas d’un certain romantisme ? Est-ce que je ne mystifie pas la masse ? Quelle réalité recouvre le mot « masse » ? Madame Saintoine ou le directeur avec ses relations port-au-princiennes, entrent-ils indistinctement dans le même moule nébuleux de la masse ou du peuple ? Les paysans de Laborde n’entendent pas de la même oreille un cours biblique que la classe moyenne souvent réticente des Cayes.

Le peuple aime la famille, la fête, l’émotion collective et les parapets rassurants, mais nécessaires et tonifiants aussi de la religion. J’apprécie sa sensibilité, ses richesses de cœur si souvent accordées au message de Jésus-Christ et je m’incline chaque jour devant la longue route de ses souffrances et de ses espoirs déçus. ’’Nos braves gens… !’’. Mais, il n’y a pas que ça. J’ai aimé cette réflexion d’un prêtre parisien ; ’’On ne voit pas pourquoi on prendrait moins en compte que l’éducatif, le festif, l’aide morale… ou la mystique, comme tremplin de l’évangélisation, les valeurs que sont les solidarités de classe, la volonté de promotion collective et de lutte pour la justice, le don de soi que cette lutte implique’’. Evidemment ces dernières réalités apparaissent plus clairement dans le monde ouvrier organisé depuis plus d’un siècle chez nous. Sergot, qui m’a fait connaître son habitation de Touyat et grâce à qui peu à peu des hommes et des femmes se sont levés, est depuis un an apprenti-maçon. Il connaît les dures lois de l’apprentissage et du métier. J’écoute Alain, apprenti-charpentier - il était heureux quand je lui ai offert sa ’’goïne’’ parce que le boss l’avait renvoyé. Motif : il n’avait pas de goïne et elle coûte vingt gourdes. Chaque jour, je vois Toto descendre aux Cayes à bicyclette ; à vingt-deux ans il est toujours apprenti, souvent en chômage.

Son frère Tizom travaille à l’atelier de mécanique de Jean. Que de fois, avant d’être employé, il venait m’implorer : mon Père, faites-moi entrer à l’atelier. Je lui disais : vas-y, fais quelque chose. Il y allait, mettait en peinture des socs de charrues. Le plus souvent il n’avait rien à faire. Jean m’engueulait : qu’est-ce que tu m’envoies Tizom, il n’apprendra jamais le métier, il faudrait l’envoyer ailleurs. Mais où ?

Le lendemain Tizom revenait avec un quart de lait : mon Père, je vous apporte un petit lait, ma situation n’est pas bonne, qu’est-ce que vous pouvez faire pour moi ? C’est lui, je vous en ai parlé peu après mon arrivée ici, qui m’a fait découvrir les terres de Codère, son festibale à la main, et qui m’a appris les arbres et les oiseaux. Merci, Tizom. Hier, je l’ai vu à l’atelier; il attisait le feu de la forge avec fierté.

Et les autres, la multitude des autres, en chômage - les terres sont trop petites pour les occuper- : Malos, Homère, Romuald, Fita qui travaillait un moment au bureau paroissial, Moïse, Rélie, Elvita, Marie-Louise qui m’accompagne à chaque visite à Marchant, Bernadette… Je m’effraie à cette heure même où leurs visages un à un remontent à sa mémoire : quand pourront-ils s’organiser et présenter devant l’Etat, comme chez nous, des propositions de loi pour une vraie formation générale et professionnelle ? Quand pourront-ils demander au ministère de l’Education nationale de ’’prendre tous les moyens pour que chaque jeune puisse acquérir au minimum un diplôme professionnel lui garantissant un emploi d’ouvrier qualifié ?’’.

Irène m’interrompt. Elle vient bavarder un moment. ’’M’pito mouri, pasé sibi tout misé sa yo’’. Pauvre fille, elle fait les marchés et gagne difficilement de quoi vivre. Plutôt mourir… Je lui donne à boire car elle a soif. Maintenant elle s’en va. Vers quel horizon ? Qu’a-t-elle trouvé ici ? Une petite détente, une lueur d’espoir ? En tous cas n’a ouè. On se reverra.

Oui, il y a la masse des travailleurs, des chômeurs, des apprentis, des petits paysans à la solde des propriétaires, de tous ceux qui subissent la loi des plus forts : Madame Saintoine, Homère, Irène… marqués par la privation, en quête de vie, de liberté et de justice. En pays industrialisé, on les appelle la classe ouvrière. Comment les appelle-t-on en Chine ou à Cuba ?

Il y a aussi Lélaine, l’infirmière pas très riche, plutôt pauvre, mais issue d’une vieille famille de possédants terriens. Elle a fait des études, se retrouve avec Gérard, restaurateur, le Pasteur Louis et les commerçants. Elle est à l’aise aussi avec les responsables de l’O.M.S. Je la connais assez pour mesurer tout ce qui la sépare des petits qu’elle sert admirablement. Elle se rebiffe : ’’C’est pas vrai, je ne fais qu’un avec eux’’. A un autre moment, elle dit : ’’Si j’accepte ce que tu suggères, je me coupe des autres’’, c’est-à-dire de ceux de son milieu. Reconnaître son identité ne va pas toujours de soi, n’est-ce pas vrai, amis de l’A.C.I ?

Marilène, la fille qui s’occupe de ma maison comprend tout à fait bien ces choses. ’’C’est la capacité (au sens créole de situation sociale) qui fait la grandeur d’une personne’’, dit-elle et elle ajoute : ’’Regardez Odile et Betty, il y a une grande différence, elles n’ont pourtant que deux ans. Si Odile est malade, Jacqueline, la maman trouvera toujours des médicaments. Moi je ne peux pas soigner Betty dans tous les cas. Et puis l’avenir d’Odile est assuré, pas celui de ma fille. Que fera Betty plus tard ? Elle se débrouillera comme tout le monde’’. Betty est l’enfant de Marilène, paysanne de Laborde ; Odile est l’enfant de Jacqueline, de la grande bourgeoisie de Jacmel. Elles jouaient pourtant ensemble à mes pieds, adorables toutes deux.

Quelle chance pour l’Eglise, l’Action Catholique. Tout cela est écrit dans le livre de l’Eternité. Peut-être nous faut-il sans cesse réapprendre à lire.

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Quelques jours plus tard.

A table ce soir, Louina, un séminariste. Il va passer quelques mois avec nous. Nous discutons de tout, des services vodous. Je repense au Curé d’Ars. Etrange figure dans la première moitié du dix-neuvième siècle dominée par Napoléon et la restauration. Tandis que les évêques identifiaient l’ordre social à l’ordre chrétien (je viens de lire le livre de Dioudonnat Pierre-Louis Les ivresses de l’Eglise de France) – il en fallait des astuces pour trouver des louanges à la mesure de chaque souverain, au moment ou s’évanouissaient un à un les rêves de la Révolution et que se préparait en souterrain le Manifeste de 1848 -, un pauvre curé de campagne s’abîmait en Dieu. Que comptait-il aux yeux du monde ? Il est vrai, Jésus avait passé par là et beaucoup d’autres. La discrétion semble de mise dans les affaires du Bon Dieu. Comme dit le Petit Prince :’’ L’essentiel est invisible aux yeux.’’

Une petite fille ce matin est venue jusqu’à la table sous la galerie. ’Bonjour, mon Père, dit-elle. Je demande : ’’D’où viens-tu ?’’ ’’Je cherche de l’eau’’. Et elle est repartie. La grâce qui passe prend des visages souvent inattendus.

Ton enregistrement, Claude, a été admirable. Merci à tous ceux qui se sont exprimés : Madeleine, Claudie et Jean-Marie, Hélène et François, Robert et Eliane, Joseph et toi, Nicole, l’absente, et tous les autres, sans oublier les copains du secteur. Je pense aussi aux grands absents, ceux qui sont entrés dans la maison du Seigneur : Tony, Charles, Irène… Un jour nous aussi nous verrons Dieu.

Je trouve cette phrase de Stocklouser : ’’L’usage du passif pour ne pas nommer Dieu était fréquent dans le monde juif, mais il traduit aussi quelque chose d’essentiel de la personne de Jésus : une forte perception s’exprime dans une grande discrétion’’.

Merci, Père Schwenck, pour vous beaux articles dans Eglise de Metz. Comme vous parlez bien de Jésus-Christ. Pour le fils de Dieu, ’’pas d’inquiétude devant la fragilité des choses, pas de recherche inquiète du sens devant le néant apparent de la mort. Il vit dans la sérénité de celui qui a compris la grandeur de la Providence divine et de la petitesse de l’homme. Il expérimente, en vrai mystique, l’intimité éprouvée par celui qui a pénétré la présence de l’Ineffable et qui se meut dans le mystère de Dieu avec la conscience de le porter en lui-même’’. Des mots justes et sobres qui vont à l’essentiel et qui témoignent de la profondeur de votre méditation dans le silence de la retraite. Je pense à ces mots de saint Paul que vous nous avez tant fait aimer : ’’J’ai combattu le bon combat jusqu’au bout…’’

Je profite aussi de cette lettre pour redire merci au Père Hari. J’ai adapté en créole plusieurs de ses articles de Témoignage ; j’ai profité aussi un peu de la liberté que me laissaient ces mois d’été pour en parler à R.M.K. , petite station-radio des Cayes. Sœur Féna, qui a passé quelques temps parmi nous, m’a beaucoup aidé dans ce travail avec sa finesse d’esprit haïtienne. Avec le responsable de la radio ça n’a pas toujours été aussi facile.

A ma grande surprise, je viens de recevoir de Paris une invitation à voter pour le Parti de démocratie chrétienne. Le signataire de la circulaire, un certain général de l’armée, s’explique : la France est le seul pays d’Europe à ne pas avoir de parti chrétien, il faut donc proposer entre autre une certaine forme d’autogestion dans les entreprises et renouveler le M.R.P. pour que les chrétiens retrouvent leur bercail du centre, c’est-à-dire la droite. Ce n’est pas trop mal trouvé pour un expert de la guerre ! Il est vrai qu’à gauche il y a les Chrétiens pour le socialisme. Pourquoi ne formeraient-ils pas le Parti pour les socialisme chrétien ? Les anathèmes ne manqueraient pas de pleuvoir très vite.

J’aurais voulu vous raconter les jours passés à la chapelle de Savanette : des gens qui vous bouleversent dans leur simplicité. Ce sera pour une autre fois. Aujourd’hui, je devrais être à Laval. La pluie qui tombe sans arrêt depuis midi nous oblige à garder la maison. La vie semble arrêtée. C’est le mois des pluies. Un repos forcé et bienfaisant.

Que le Seigneur vous garde tous dans sa paix.

Bernard

 

 

 

 

 

 

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