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Au retour en France, au Carmel de Plappeville

Cinq ans en Haïti comme prêtre Fidei Donum (article pulié dans Eglise de Metz en 1980)

 

 

Que dire d'Haïti à présent que je suis de retour, chez moi au pays des collines sans histoire? Le propre de l'écriture est de trahir, d'éliminer pour recréer, d'atteindre si possible une nouvelle vie, un nouveau souffle, le sien, ce que certains appellent métamorphose. Cinq ans en Haïti, ça compte et c'est si peu tout à la fois. A peine le temps de s'y faire, de se laisser apprivoiser, qu'il faut lever l'ancre pour d'autres rivages et repartir. Comme les nomades. Pour l'instant je me sens en dérive entre deux mondes. La flamme du fourneau crépite dans la chambre où j'écris. Je regarde par la fenêtre, la pluie tombe. Il fait froid en plein été. Là-bas le soleil... mais je rêve!

 

Septembre 1975. Je venais d'arriver à Laborde. En pleine misère. Depuis des mois pas une goutte de pluie: les citernes sont vides, de vastes crevasses déchirent la terre, les bêtes crèvent et le peuple a faim. Je ne connais personne, j'étudie la langue, je regarde, parfois je sors à cheval — le temps de m'y faire. La route, longue piste de poussière, coupe à angles droits la Plaine des Cayes. A peine un village: les maisons sont dispersées parmi les arbres, et la multitude de ceux que je croise semble surgir de quelque royaume d'ombre. Voici l'épais mur de l'église, vestige de l'ancienne habitation coloniale. Pendant trois ans je prierai là. Je revois les premiers jours et puis soudain la pluie qui nous isola trois jours et trois nuits du reste du monde. Trombes d'eau, tonnerres et éclairs, tout en un clin d'œil, comme il en sera au dernier jour. J'habitais alors avec le Père Jean, prêtre parisien, fidei donum comme moi, une petite caye (') au fond de la cour que nous partagions avec Jacqueline, infirmière haïtienne, et sa fille. J'étais seul ces jours-là et méditais le mystère de l'incarnation, me posant la question: et si Laborde devenait Bethléem pour moi? Je disais aussi au Seigneur: mon Dieu, dans la désolation de mes débuts, viens naître et grandir dans ton peuple.»

 

Cette Espérance des premiers jours qu'est-elle devenue? Pas facile à dire.

 

Alors, c'était l'heure des grands projets. Je me souviens de la parole du Père Solages, prêtre haïtien, avec qui je vivrai deux ans: «Développement et évangélisation marchent ensemble.» J'y acquiesçais. Depuis 1968 le Père Ryo, breton, avait fait de Laborde un centre de développement. Des équipes de volontaires français et belges d'abord, d'autochtones ensuite: techniciens agricoles, infirmières et enseignantes, cherchaient à améliorer le sort des paysans: produire plus et mieux , intéresser le peuple aux problèmes de la santé et de l'hygiène et ouvrir l'école au plus grand nombre. Conscientisation était le maître-mot. Il s'agissait de redonner confiance à des gens résignés à vivre dans la misère et créer des communautés vivantes. Que d'obstacles sur cette route! Le vaudou maintenant le peuple dans la crainte et la reconnaissance des dieux («Bon Dieu bon», répètent inlassablement les gens) et le gouvernement paraissant se satisfaire des privilèges assurés. Il fallait aussi compter avec la méfiance innée du paysan ou peut-être sa sagesse; «Nèg mandé ouè», dit-il (le paysan a besoin de voir les résultats avant de se lancer dans l'aventure).

 

L'expérience de Laborde était prophétique, en ce sens qu'elle a fait tache d'huile. On connaissait partout dans le pays le Père Ryo. Il avait su capter, à l'heure où l'Eglise sortait renouvelée du Concile, à l'heure où le Pape Paul VI déclarait dans Populorum progressio « La justice est le nouveau nom de la charité », le vent qui allait transformer la conception de la mission: non plus seulement administrer des sacrements, baptiser, enterrer les morts ou consoler par de doucereuses paroles, mais éveiller le peuple à ses responsabilités, que chacun se sente attelé à l'immense tâche de rendre la terre un peu plus habitable. Au fond, reprendre sur de nouvelles bases Genèse 1/28: «Dieu bénit l'homme et la femme et leur dit: Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » Des contacts étaient pris avec les Oblats de la Côte Sud, les Montfortains du Nord-Ouest, les prêtres du Cap, les Scheutistes du Plateau Central. Laborde essaimait comme Citeaux au temps de saint Bernard. C'était un grand fleuve qui soulevait de vastes alluvions. Une espérance, avec cependant quelques fêlures.

 

Tout cela existait quand je suis arrivé à Laborde. Je me suis coulé dans le moule. Mon expérience de prêtre en Moselle m'avait déjà convaincu que l'Evangile ne s'adressait pas à des abstractions, mais à des hommes en chair et en os, marqués par l'histoire et la vie, liés les uns aux autres dans une dépendance culturelle et économique qui fait que personne jamais n'a été une île. Il est vrai, mai 68 avait passé par là, libérant dans la contrainte universelle des forces spirituelles insoupçonnées. Et aussi avant même mon départ, de profondes secousses ébranlaient nos certitudes : le dollar craquait et la courbe de la croissance économique que l'on croyait établie pour toujours s'infléchissait de façon alarmante. L'incertitude et l'angoisse s'installaient en nos cœurs. Déjà on structurait et restructurait les empires du fer: l'aciérie de Knutange ne crachait plus les gerbes de feu, les laminoirs de Nilvange s'immobilisaient pour toujours... et Sollac, la dernière forteresse, ne semblait plus un abri à toute

épreuve. D'où viendraient des paroles qui libéreraient l'avenir? Nous marchions dans la nuit et veillions avec anxiété dès avant l'aurore, avec comme seule certitude la lampe vacillante de notre foi. Il nous fallait tenir coûte que coûte ce petit feu. Car notre combat était combat de foi.

 

Dans son dernier roman, avant de mourir — il a rejoint le royaume de la tendresse et de l'étonnement qu'il a su si admirablement partager avec nous — Jean Sulivan a ce dialogue: «Alors votre Bon-Dieu, le Saint-Esprit? demanda Gus. Marthe aux doigts de pieds en éventail répond: Le Saint-Esprit ne commence que quand t'es un pauv'mec de rien». Cela vaut d'ici et d'ailleurs. Je pensais depuis toujours que celui qui n'est pas heureux chez lui a beau parcourir le monde, il ne trouvera le bonheur nulle part sur la terre.

 

De même il n'est pas nécessaire d'être en Haïti, l'un des dix ou vingt pays les plus pauvres de la terre, pour être le «pauv'mec de rien» et vivre sous la mouvance de l'Esprit. Haïti cependant fut pour moi le lieu — comme l'est la Fensch ou Metz pour tel de mes amis — où la vie m'a forcé à une certaine abnégation et permis d'entendre quelques paroles neuves.

 

Au moment où je partais comme prêtre fidei donum, je voyais des missionnaires s'en revenir chercher refuge au pays de France! Je ne parle pas de ceux qui étaient chassés de l'Asie — j'en ai vu reprendre le collier en Haïti avec l'enthousiasme de la jeunesse: ils avaient la cinquantaine —, mais des autres, ceux qui apparemment ne cherchaient plus à repartir. Cela me posait question: n'y aurait-il plus besoin de missionnaires? N'en voulait-on plus là d'où ils venaient? Il me semblait parfois lire la lassitude sur leurs visages, un rien de crispé, une note de déception. J'ai compris sur place qu'il n'était plus facile d'être missionnaire. Fini le temps des colonies, fini le temps du maître et de l'esclave.

Maintenant il faut dès le premier jour se faire pardonner d'être un étranger. D'ailleurs que diraient les chrétiens de Saint-Martin, par exemple, si deux ou trois prêtres togolais venaient prendre en charge la paroisse? Les Arabes dans les tranchées, le pic à la main, passe encore, on en a l'habitude. Ceci dit, respect a Ernest, Maurice, Raymond et à tant d'autres, prêtres bretons, au service de l'Eglise d'Haïti. Ils m'ont appris à servir dans l'humilité, à comprendre qu'on n'a jamais fini de connaître, qu'il faut prendre patience, parfois se méfier, chercher plus loin et garder une certaine distance — voulaient-ils suggérer celle de la prière ? —. Ernest est resté dix-huit ans à Baradères, il serait resté toujours s'il n'y avait eu cette espèce d'eczéma qui ensanglantait ses pieds quand il devait descendre de mulet pour franchir les mauvais pas : je l'ai vu bander les pieds, il n'en pouvait plus, et reprendre la route. Sur dix-huit ans, quatorze de désert, sans résultat. Rien. Il marchait de chapelle en chapelle, dans la solitude. Personne à la messe, personne à confesse. Parfois un quignon de pain à rogner et dormir dans des abris où les punaises étaient au rendez-vous. Comme le Curé d'Ars, il a cherché à fuir. Il a fui, puis est revenu. Et voici le miracle. De cette détresse et solitude ont jailli — parole d'homme — les communautés les plus vivantes qu'il m'ait été donné de rencontrer. «Je n'y suis pour rien, disait Ernest, sans l'Esprit saint cela n'aurait pas vu le jour». — «Soit, tu n'y étais pour rien, m'arrivait-il de répondre, mais Nathan, Sauveur et les autres, de vrais hommes, des chrétiens admirables, ne sont pas nés par génération spontanée». Alors son visage se dilatait d'un léger sourire, la bonté même: «Tu sais, Bernard, il faut savoir faire confiance». J'ai appris d'eux que lorsqu'on n'est plus maître, on connaît la vraie joie, celle du serviteur de Dieu.

Dirai-je ton dernier calvaire, Ernest? Il me faudra dire en même temps toute mon inquiétude, car j'ai peur pour toi. Déjà deux mois sans nouvelles.

Le trente avril de cette année avant six heures du matin j'allais dire la messe chez les sœurs. A moto. La boue avait envahi la route de la Plaine. Près des manguiers, Théoclès me fait des signes. Je connais bien Théoclès, notable de la ville et fidèle pratiquant du dimanche, un brave vieillard, un peu méfiant pour l'Eglise. Chaque matin on le rencontre allant à son jardin. Je m'arrête. «Mon Père, que se passe-t-il ? Je n'aurais jamais cru cela. - Quoi? demandai-je. Le Père Gouello (Ernest) raconte plein d'histoires sur Baradère, il nous avilit, dit de méchantes choses

-Comment? — Le député en est malade; depuis qu'il est arrivé hier soir, il nous explique tout ce que le Père Gouello a écrit contre nous. — Mais enfin de quoi s'agit-il? — Un livre, je l'ai vu, c'est signé par lui».

 

Au retour de la Plaine, je trouve la ville en émoi: l'affaire Gouello a fait le tour des quartiers.

 

Premier mai, au Te Deum je salue les autorités. Le député est absent, ce doit être pour une raison grave. «Tout cela, vous comprenez, le livre du Père Gouello, l'a rendu malade; il a dû rentrer à Port-au-Prince». Sœur Marie Lops prêche, je ne m'en sentais pas capable. Après la messe, meeting à l'hôtel de ville. Devant les responsables des communautés le commandant et le magistrat reprennent la hache de guerre.

 

Je comprends peu à peu qu'il s'agissait d'un article que le Père Gouello avait publié dans la «Lettre de Saint-Jacques», bulletin des prêtres bretons. Il y raconte ce qu'il a vécu à Baradères, « hier et aujourd'hui », comment la paroisse après des années de sommeil et d'indifférence s'est réveillée, la naissance des communautés d'Eqlise.

 

Depuis bientôt deux ans la persécution sévit, les responsables sont arrêtés, certains emprisonnés, d'autres menacés. Elles deviennent dangereuses ces communautés vivantes qui se sentent renaître, qui ne permettent plus aux tontons macoutes de se livrer à leurs multiples exactions, de frapper comme ils l'entendent et d'exploiter sans merci le premier venu. Fini les beaux jours de Papa Doc. Les propriétaires de café s'inquiètent eux-aussi. Ces masses de paysans qui réfléchissent, qui règlent leurs affaires entre eux et refusent de payer les taxes injustes — demain ils vérifieront les balances des spéculateurs et refuseront de livrer le café à n'importe quel prix — où cela va-t-il mener? Leurs intérêts sont en jeu. Il est temps de frapper. Le Père Gouello bien qu'absent — il s'est établi à Pliché depuis deux ans — reste le dernier bastion à abattre. Ça y est, c'est fait le premier mai 1980.

 

Je sais ton angoisse, Ernest. Demeure fidèle et fort dans la foi, regarde le Christ, je tremble en le disant: ne fallait-il pas qu'il souffrit et mourut avant d'entrer dans la Gloire?

 

Et toi, Pierre, tu es venu en Haïti plein de foi et d'enthousiasme. Tu as pris le relai d'Ernest, tu n'as pas ménagé tes forces ni ta santé, les paysans t'ont donné leur amitié. L'Evêque, d'accord avec les autorités — ô lâcheté de ceux qui détiennent le pouvoir — t'ont exilé à l'hôpital des Cayes. De quoi briser une vie. On pense à toi.

 

Tant de visages à présent gonflent ma mémoire. Sauveur, fils de Child, de l'humble habitation de Cadieu, par quel miracle le Seigneur t'a-t-il appelé du milieu de tes frères? Que d'heures avons-nous marché ensemble ! Tu m'as introduit au cœur de ton peuple. Emprisonné une première fois puis arrêté et interdit de toute activité communautaire, jamais tu n'as baissé la tête. Peut-être aujourd'hui marches-tu dans la nuit?

 

Madame Nathan, tout a commencé avec toi et ton mari. Aux pires heures d'angoisse tu racontais les débuts du réveil de Baradères: «Moi, petite femme, rassembler trois cents paysans pour refaire les chemins du morne (2)

à Cinéas, cela ressemblait à un rêve». Je te revois près du corps de Louisgène, ton frère, assassiné la nuit de Noël près de l'autel, dans la chapelle de Tête d’eau. « Et vous serez haïs de tous à cause de mon nom», confie le Christ à ses amis.

 

Sœur Fenna, toi aussi tu souffres le martyre dans ta communauté: on voudrait te broyer, t'empêcher d'être toi-même. Tu as le courage de résister, mais tes nerfs ont déjà craqué.

 

Jean et Colette, votre voyage de noces en février soixante-sept vous conduisit en Haïti. Dieu seul sait la misère que les prêtres vous ont infligée. Vous avez toujours marché la tête haute et treize ans de labeur et d'embûches n'ont pas rogné vos réserves de don et d'accueil.

Minerve et Vêla, admirables filles, vous avez fait du presbytère un lieu où nous aimions vivre. Et grâce à toi, Dal, nous mangions les bananes et le maïs du jardin et les mulets étaient toujours bien tenus...

 

En cinq ans j'ai vu s'écrouler les projets de développement. Est-ce dire que l'espérance qu'ils avaient suscitée serait morte? Je ne crois pas. Grâce à eux des prêtres désenchantés ont relevé la tête — cela est admirable — et de vraies communautés sont nées. Mais avec le temps survinrent des difficultés insurmontables. On s'est rendu compte — on le savait déjà — que les paroisses étaient incapables de sortir le pays de la misère, que des projets, si vastes soient-ils, ne pouvaient pas remplacer l'action gouvernementale. Reboiser, par exemple, ou redistribuer les terres, dépasse les possibilités d'un groupe, il y faut au moins un plan national. Mais alors que faire? Nous pouvions préparer des hommes.

 

Mais il y a plus: le gouvernement, s'il se désintéresse, passe encore, mais il prenait ombrage de voir d'autres travailler à sa place et des hommes relever la tête. Cela pourrait devenir dangereux. Cuba n'est pas très loin. De là à dénoncer des nids d'agitation révolutionnaire il n'y a qu'un pas — ça n'a jamais été fait officiellement, la C.I.A. sait y faire —. Il vaut mieux étouffer l'oiseau dans l'œuf et, là où la persécution n'est pas possible, envoyer contre le dangereux clergé latin des pasteurs formés dans la plus 'mauvaise idéologie américaine. Ainsi le pays est envahi par une légion de sectes protestantes. Plus un morne de l'arrière-pays, plus un carrefour sans temple. On y ânonne à longueur de jour et de nuit les versets de la Bible pour démontrer que les catholiques servent le vaudou, que le culte des morts est une invention des papistes, la confession un abus de confiance et la dévotion à la Vierge de l'idolâtrie... Et les dollars pleuvent. Au fond, de l'opium à forte dose. Certains disent: une nouvelle forme d'occupation américaine.

 

Ainsi s'en va à vau-l'eau la plus belle des anciennes colonies françaises, la perle des Antilles, l'île que Christophe Colomb, l'amiral de la mer océane, le rassembleur de la terre de Dieu, salua pour la première fois le 6 décembre 1492.

 

Je me souviens du cri d'un ami haïtien : « II est foutu, notre pays, foutu!» Quand je sortais de Baradères, arrivé sur les hauteurs de la Hotte et qu'à perte de vue s'offrait au regard le paysage lunaire de roches à nu, sans arbre, ni maïs, alors toute la misère du pays: les ventres creux et les terres déchirées ensemble avec les ombres convulsives de Fort-Dimanche et tous les cris étouffés, se ramassa en une vaste plainte: il est foutu, notre pays, foutu.

 

Je n'ai jamais cru, sinon par instant, que le pays était perdu, car il y a le peuple, le peuple simple si profondément accordé à l'Evangile, qui toujours nous releva de la désespérance et nous laissa plus d'une fois au bord des larmes. Me reviennent en mémoire les visionnaires du monde, de Chestov à John Powys :

ils ont fait chanter les sources d'où coulent nos terreurs nocturnes, mais aussi nos joies les plus fortes. «Plutôt danser nu que de mourir avec l'argent des riches» disait sœur Irénée. Parfois elle dansait. Comme danse le peuple. Quelque chose de Saint-François où ruissellent le soleil et la miséricorde. A Saint-Joly, en haut du morne, une terre rude où souffle le vent en toute liberté, je revois le visage du paysan qui entra dans la caye où je me reposais. Il ne savait ni lire, ni écrire, ses enfants non plus. Avait-il jamais mis les pieds en ville? Je ne pense pas, l'aride montagne était son domaine. Il retira son chapeau: «Merci, mon Père, dit-il, pour ce que vous avez fait pour moi aujourd'hui — nous venions de baptiser quatre de ses enfants — avant la communauté nous vivions dans l'ignorance, dans les trous de roche, comme des sauvages; maintenant nous sommes dans la lumière. Excusez-moi de vous déranger.» Il remit son chapeau et s'en alla.

 

Des hommes se sont levés, des communautés aussi. «Jamais on ne détruira ce qui s'est passé là», disait Sauveur! Le voilier nous menait ce jour-là, 28 mai 1980, à Grand-Boucan. Notre dernier voyage. De gros nuages sombres se rassemblaient au-dessus de Mappou et menaçaient la baie de Baradères. La mer était encore bleue et calme. Plus tard le vent du Sud se lèvera. Nous regardions les mornes que nous avions traversés tant de fois: le morne Bœuf en direction de Cadieu et Brossard, là-bas la plaine qui monte lentement vers les terres rouges de Pestel, plus au Nord, le morne Printemps. Des heures de mulet et de compagnonnage. «Ils sont admirables, les directeurs, dis-je (nous appelons ainsi les responsables des chapelles), ils président les prières le dimanche, ils sont catéchistes et instituteurs, vingt-huit d'entre eux sont venus au stage de Madian, malgré les menaces des autorités.» — «Ils avaient soif de mieux connaître la Bible.» — «Tu te souviens, Sauveur, un jour, sur le chemin de Nicolot, je t'ai demandé ce qui nous distingue, toi et moi ? Tu m'avais répondu : tu es prêtre, tu fais la messe, à part ça nous marchons ensemble. Et j'avais ajouté: il faut le savoir, c'est vous qui faites le gros du travail, c'est vous qui êtes les éducateurs des communautés et la présence de l'Eglise.»

 

Il m'arrive de penser: la part ensevelie de l'Eglise conciliaire là où le souffle se brisa contre le mur de nos résistances — le plus stupéfiant coup de poker de l'histoire, dira Clavel dans un grave moment de colère, où les chrétiens eux-mêmes capitulèrent devant le Prince des Ténèbres et où la fuite hors de soi fut évangéliquement déguisée en présence au monde — cette part ne pourrait-elle pas lui être restituée petitement par ce qui se passe au-delà des mers? Quand les tombes de Louisgène, de Monseigneur Romero et de tant d'autres fleuriront.

 

Bernard MOLTER

 

 

P.S. : Le 12 août Ernest m'apprend les dégâts du cyclone Allen. « Comme d'habitude c'est le Sud qui a subi les plus vilains coups, surtout la zone côtière de Jacmel à l'Anse-d'Hainault, mais les dégâts sont importants dans tous les mornes. Il y a eu de nombreux morts jusque dans les hauteurs de Kenscoff... A Pliché on déplore des quantités d'arbres abattus, la perte d'animaux et des maisons endommagées ou détruites. Plus de récolte nulle part. On n'ose pas penser à la famine qui va suivre. Les organismes vont distribuer des secours, mais comment nourrir des milliers de gens, qui pour la plupart n'ont plus rien. A l'lle-à-Vache et Saint jean du sud il n'y a plus une seule maison debout. Je pense que sur la côte oblate (ainsi nommée parce que les Oblats y occupent toutes les paroisses) il en est de même. Il ne serait pas étonnant que les morts atteignent le millier. A Baradères je ne connais pas la situation exacte. J'ai vu Madame Nathan. Toutes les maisons de son quartier sont détruites. Les chapelles de Fond-Gondol, Montguillot, Nicolot, Savon, Saint-Joly, Tête d’eau, Fond-Tortue et des Palmes tombées ou sérieusement atteintes

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Published by bernardmolter.over-blog.com - dans Lettres d'Haïti